Deux lunes, Un ciel E2

Ousseynatou Kane — L’appel des jours qui se lèvent

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Ousseynatou Kane

Chez nous, ce n’est pas un réveil mécanique qui rythme les matins, mais la voix grave du muezzin, s’élevant dans le silence endormi du quartier comme une caresse de l’aube. L’appel à la prière se glisse dans chaque pièce de la maison, franchit les murs de béton, effleure les paupières encore lourdes. Mon père, Amadou Kane, est toujours le premier à se lever. D’un pas ferme mais discret, il ouvre les portes, éclaire les visages assoupis, et rassemble la famille. Dans le salon fraîchement balayé, il guide la prière du matin. Maman, Dieynaba et moi lui emboîtons le pas, enveloppées dans nos pagnes, pieds nus sur le tapis. La voix de mon père s’élève, calme et assurée. Il nous mène avec la précision d’un homme dont la foi ne faiblit jamais.

Nous vivons dans une maison modeste, mais pleine de dignité. À Pikine, notre quotidien est fait de rituels simples et de principes inébranlables. Nous sommes Halpulaars, et les traditions y sont sacrées. L’ordre, la retenue, la rigueur. Ici, l’éducation ne se discute pas, elle s’impose. Les filles n’y appartiennent pas tout à fait à elles-mêmes. Le mariage y est plus souvent une destination qu’un choix. Et pourtant, malgré cette structure parfois étouffante, nous avons su préserver quelque chose de lumineux. Une sorte de droiture dans la pauvreté. Une élégance dans la résignation.

Après la prière, ma sœur et moi nous partageons les tâches du matin. Elle balaie la cour, s’acharne à faire disparaître les feuilles mortes sous la brise encore douce. Je remplis les bassines, nettoie les verres du petit-déjeuner. Ma mère, quant à elle, s’affaire déjà devant la maison. Elle installe son modeste étalage de poissons et de légumes, disposés avec soin sur une bâche bleue. Les voisines, pressées ou fatiguées, viennent y chercher de quoi préparer le thieb ou le mafé. Elle connaît chacune de leurs habitudes, leurs dettes aussi. Elle vend peu, mais régulièrement. Ce revenu minuscule, ajouté à l’instabilité de mon père, suffit tout juste à maintenir l’équilibre fragile de notre foyer.

Dieynaba, en bonne fille qu’elle est, se charge du déjeuner. Mon père aime que le repas soit prêt avant la prière de quatorze heures. Il dit que l’ordre d’une maison se mesure à la régularité de sa cuisine. Je n’ai jamais su s’il plaisantait.

Moi, je me prépare pour une autre vie. Une vie parallèle. Une vie qui me sauve et m’épuise. J’enfile ma tenue du jour — sobre, correcte — et je me coiffe à la va-vite. Un sac, mon badge, mes écouteurs. Je ne suis plus que l’image d’une employée disciplinée. Depuis un an, je travaille comme cuisinière dans une villa aux Almadies. Ironique, quand on pense que je suis en Master 2 de Gestion des Ressources Humaines à l’université Cheikh Anta Diop. Cuisinière, oui. Pas par passion, mais par nécessité. Mon père est courtier, ce qui signifie qu’il gagne parfois bien… et souvent rien du tout. Le reste du mois, c’est à moi de maintenir la barque. Je paie mes frais d’inscription, j’achète les fournitures scolaires de Dieynaba, j’aide ma mère à renouveler son étal. J’espère que, lorsque je décrocherai enfin mon diplôme, les choses changeront. Qu’on pourra, peut-être, respirer un peu.

Avant de partir, je m’approche de ma mère. Elle est debout, en train de discuter avec une voisine. Nos regards se croisent.

— Maman, j’y vais. Il faut que j’arrive à l’heure.

— Que Dieu t’accompagne, ma fille. Sois forte. Et patiente.

Ses mots sont les mêmes chaque matin. Mais ils portent un poids tendre, un amour solide que rien ne corrompt.

Je rejoins l’arrêt de la ligne 217. Elle est bondée, comme toujours. Je me faufile entre les passagers, colle mon sac contre ma poitrine, ferme les yeux un instant. Les rues défilent. Le marché, la corniche, les quartiers riches. Chaque virage semble séparer davantage ma vie de celle des gens que je sers.

Il est presque neuf heures quand j’arrive aux Almadies. La villa se dresse devant moi comme un manoir blanc, silencieux, entouré de bougainvilliers parfaitement taillés. À l’entrée, je croise Ndeye Marie, la gouvernante. Une légende, ici depuis vingt-cinq ans. Elle me salue d’un sourire fatigué mais sincère.

Je me change rapidement dans la chambre réservée au personnel. L’uniforme est propre, repassé, presque rassurant. Une fois en cuisine, je me mets directement au travail. Couper, assaisonner, goûter, dresser. Je travaille bien, je le sais. Mon professionnalisme m’a déjà évité plusieurs remarques acides.

Un peu avant onze heures, Ndeye Marie entre dans la cuisine. Elle s’approche de moi, l’air grave.

— Madame veut te voir. Tout de suite. Monte.

Mon estomac se noue. Ai-je oublié quelque chose ? Commis une erreur ? On ne m’appelle jamais en haut sans raison. Je retire mes gants, essuie mes mains, et monte lentement l’escalier en marbre.

Le salon est vaste, baigné de lumière. Au centre, elle est là. Assise dans un fauteuil aux accoudoirs sculptés, coiffée d’un chignon strict, une robe beige perle sur mesure. Mme Diouf. Une beauté glaciale.

— Bonjour, Madame Diouf.

— Bonjour. Demain, vous serez là à huit heures. Vous resterez plus tard que d’habitude. Je reçois du monde. Mon fils rentre définitivement de France. Vous ferez partie du service.

Je ravale ma surprise.

— Demain… c’était censé être mon jour de repos. Et j’ai cours à dix-sept heures.

— Ce n’est pas mon problème. Je vous paie pour travailler, non ? Si cela ne vous convient pas, je peux vous remplacer.

Je baisse les yeux. Je n’ai pas le choix.

— Très bien, Madame. Je serai là.

Je redescends, les poings serrés. Ma gorge est nouée. Elle ne sait rien de ma vie, et pourtant elle y dépose ses exigences comme on piétine un sol inconnu. Rater ce cours me fend le cœur, mais perdre ce travail… ce serait un naufrage.

En cuisine, Awa, la femme de ménage, m’attend avec son éternelle révolte.

— Cette femme est une vraie sorcière. Je ne sais pas comment tu fais pour lui répondre avec autant de calme.

— Awa, concentre-toi sur ton travail. Je ne veux pas de problème.

— Vivement que Khalil revienne. Lui, au moins, il nous parlait comme à des êtres humains.

Khalil. Encore ce nom. Depuis des semaines, on ne parle que de lui dans la maison. Le fils prodigue. Je ne l’ai jamais vu. Il est à mes yeux un mirage, une silhouette noble dessinée par les murmures du personnel. Mais déjà, je sais que son retour changera quelque chose. Peut-être.

**

À seize heures, je quitte la villa et file vers l’université. Il me faut une heure pour y arriver, en courant presque. J’arrive à temps pour le cours du professeur Abdoulaye Sow. Sa voix me donne la migraine. Ses yeux me donnent la nausée. Je sens son regard peser sur moi à chaque phrase. Il me met mal à l’aise, mais je me tais. Je suis là pour apprendre, pas pour dénoncer.

À la fin du cours, alors que je range mes affaires, il m’interpelle.

— Mademoiselle Kane. Vous étiez absente. En esprit. Je me trompe ?

— Désolée, Monsieur. Je travaille à mi-temps. Peut-être un peu de fatigue…

— Faites attention que cela n’affecte pas vos notes. Tenez, prenez mon numéro. Si vous avez besoin de soutien, je suis là. Vous êtes brillante.

Je note mécaniquement le numéro. Puis il me demande le mien. Je le lui donne, par instinct de survie plus que par confiance.

— N’hésitez pas à m’écrire, ajoute-t-il. N’importe quand.

Je sors de la salle avec une nausée dans la gorge. Il y a quelque chose de trouble dans sa voix. Je ne suis pas naïve.

**

De retour dans mon quartier, je salue les voisines assises sur des nattes, enroulées dans leurs pagnes. Les enfants jouent dans la poussière, les hommes parlent football. La vie ici est rude, mais elle a de la chaleur.

En entrant, je découvre mon cousin Badara assis dans le salon avec mon père. Je retiens un soupir.

— Ah, Ousseynatou, ton cousin est venu te rendre visite, dit papa avec un sourire complice.

— Bonsoir, Badara.

— Bonsoir. Je te laisse avec lui, dit mon père en se levant.

Je m’assieds à contrecœur. Badara me regarde avec une insistance agaçante.

— Ousseynatou, tu ne veux toujours pas me donner une chance ? Je suis sérieux, tu sais.

Je le fixe calmement.

— Badara, je ne veux pas me marier maintenant. Laisse-moi terminer mes études, je t’en prie.

Il ne répond rien. Je me lève, le cœur las. Peu après, j’entends le vrombissement de sa moto. Il est parti.

Dans la cour, mon père m’interpelle à voix basse.

— Assieds-toi, ma fille.

Je m’installe. Je sais ce qui va suivre. Mon estomac se serre.

— Tu es grande maintenant. Tes cousines se sont toutes mariées. Il faut penser à ton avenir.

— Papa, elles n’ont pas étudié. Moi, je veux travailler.

— Je comprends, mais une fille doit se marier jeune. C’est comme ça chez nous.

Je prends une inspiration.

— Laisse-moi terminer mes études. Après, on en reparlera.

Il me regarde longuement.

— Réfléchis. Badara est un bon garçon. Il est de notre sang. Tu peux aller te reposer.

Je me lève, sans répondre. Dans ma chambre, je m’étends sur le matelas, le regard perdu au plafond. Il est hors de question que j’épouse Badara. Pas lui. Pas comme ça. Et encore moins avec une belle-mère comme la sienne. Que Dieu me donne la force.

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