deux lunes, un ciel E4

Le dîner aux regards croisés

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Ousseynatou Kane

Il fait encore nuit quand je sors de la maison. L’aube hésite à poindre. Le ciel est d’encre, et l’air du matin morde un peu la peau. Mon père insiste pour me raccompagner jusqu’à l’arrêt. Il reste debout, immobile, jusqu’à ce que le bus démarre. Dans ses yeux, je lis une inquiétude qu’il ne formule jamais. Il ne dit pas “fais attention”, il ne dit pas “ne rentre pas trop tard”, mais ses silences me protègent autant que ses prières.

Le bus file à travers la ville encore endormie. Je regarde défiler les rues grises, les lampadaires solitaires, les vendeurs matinaux qui commencent déjà à s’installer. Je pense à ma journée, à la montagne de travail qui m’attend, au stress de l’événement que Madame Diouf prépare depuis une semaine. Ce soir, la maison sera pleine. Il faut que tout soit parfait. Et moi, je dois être parfaite. Ou du moins, irréprochable. Car une erreur, dans ce milieu, n’est pas une simple faute : c’est un effacement.

À mon arrivée, je retrousse mes manches sans attendre. Ndeye Marie m’accueille avec son éternel mélange d’autorité et de douceur. Elle me donne les consignes d’un ton bref : tout doit être prêt avant dix-neuf heures. Je hoche la tête et me mets au travail. Couper, assaisonner, dresser. Je m’oublie dans les gestes.

La cuisine sent bon les plats chauds, les sauces mijotées, l’ambition de faire bonne impression. Madame Diouf entre à un moment, inspecte, observe, approuve sans mot. Je respire. Le moindre signe d’approbation venant d’elle vaut un applaudissement.

À dix-neuf heures, tout est prêt. Les nappes sont tendues, les verres étincellent, la lumière est douce et flatteuse. Les premières voitures de luxe glissent devant la maison. Des hommes et des femmes élégants en descendent, vêtus de marques que je ne saurai jamais prononcer. Moi, je suis en uniforme. Bien tenue, discrète. Je fais de mon mieux pour être invisible, mais les regards me trouvent quand même. Ceux qui jaugent, ceux qui effleurent, ceux qui s’imaginent supérieurs.

Et puis, il entre.

Il a une prestance qui capte la pièce. Élancé, le teint sombre et lumineux à la fois, les épaules larges et la mâchoire dessinée. Il embrasse ses parents, serre les mains, avance avec une aisance tranquille. Lorsqu’il arrive jusqu’à nous, au fond, là où le personnel tente de se fondre dans les murs, il enlace Ndeye Marie avec une tendresse rare, puis salue le reste de l’équipe. Quand vient mon tour, il me tend la main, et son regard accroche le mien. Il s’y attarde. Pas un long moment, mais assez pour que je ressente quelque chose. Une sorte de tiraillement, de vertige. Il me salue brièvement, sans insister, puis s’éloigne.

Son regard, pourtant, est resté.

Khalil Diouf

La salle est pleine à craquer. Mes parents ont vu les choses en grand, comme d’habitude. Il ne manque personne, du moins selon leurs standards : notables, partenaires, voisins de standing, vieilles connaissances qu’ils n’ont jamais vraiment perdues de vue. À mes côtés, Malick et Mamadou m’accompagnent en silence, un peu amusés par le faste. Ma sœur, Mberry, est là aussi, seule. Encore une fois, son mari s’est dérobé. Ce professeur me paraît de plus en plus suspect.

Je souris, je parle, je trinque. Et pourtant, au milieu de tous ces visages bien peignés, mon attention se fixe ailleurs.

Une jeune femme, en uniforme. Silencieuse. Elle se meut avec précaution, comme si elle craignait de déranger l’équilibre de la pièce. Mais moi, je ne vois qu’elle. Elle n’est pas vêtue de satin, elle n’a ni maquillage voyant, ni bijoux éclatants. Et pourtant… il y a dans son port de tête, dans ses gestes mesurés, une noblesse discrète. Son regard est vif, son visage paisible, presque grave. Je la cherche du regard, sans cesse, sans comprendre pourquoi. Jusqu’à ce qu’une voix familière me tire de cette étrange fixité.

— Khalil, je suis ravie de te revoir.

Fatima Fall. Elle surgit, drapée dans une robe qui coûte probablement le salaire annuel de trois employés. Elle est magnifique, comme toujours. Elle sent la maîtrise, l’élégance assumée. Tout le monde la remarque.

— Fatima. Le plaisir est partagé, dis-je poliment.

Elle continue son tour, distribue ses sourires, occupe l’espace. Elle brille. Mais mon regard, lui, retourne chercher l’autre. La fille en uniforme. Elle a disparu.

Fatima revient vers moi, plus directe.

— Qu’est-ce qui t’a enfin motivé à rentrer ?

— J’ai senti que c’était le moment.

— J’espère qu’on se verra souvent. Tu sais où me trouver.

— Je viendrai à Teranga Agro dans la semaine.

— Parfait. Je t’y attends.

Je lui souris. Je joue le jeu. Mais je suis ailleurs.

Fatima Fall

Le revoir m’a bouleversée. Je ne l’avais pas imaginé si… magnétique. Il a toujours été beau, mais là, il y a quelque chose de plus. Une maturité. Une intensité. Mon cœur bat plus vite chaque fois qu’il parle. Chaque fois qu’il sourit.

Et pourtant, je le sens ailleurs. Distrait. Je l’ai vu, moi. Il regarde cette fille. Cette employée. Elle n’a rien pour elle. Rien. Une jolie peau, peut-être. Des traits doux. Mais aucune grâce. Aucun style. Pas d’allure. Rien qui puisse rivaliser avec moi.

Mais il la regarde.

Et moi, je serre les dents.

Mon oncle Babacar se lève pour prononcer un discours. Les verres se taisent. Tous les regards se tournent vers lui.

— Je remercie chacun d’entre vous pour votre présence. Ce soir est un soir de joie. Mon fils est rentré. Et je remercie ma chère épouse, Khadija, pour toute l’organisation.

Les applaudissements fusent. Tata Khadija se lève à son tour.

— Nous sommes heureux. Et il ne manque qu’une chose pour que notre bonheur soit complet : qu’il se marie.

Elle me regarde en souriant. C’est clair. Le message est public. Et moi, je suis prête. Depuis longtemps.

Ousseynatou Kane

Il est presque vingt-trois heures. Les invités s’éclipsent, les éclats de voix s’éteignent. La maison retrouve peu à peu son calme. Je range les dernières assiettes, vérifie les couverts, plie les serviettes. Mes gestes sont lents, fatigués.

Je retire mon tablier, attrape mon sac et sors. Il fait noir. La rue est déserte. Mon cœur bat plus vite. Mon père va être furieux. Je n’ai pas le droit d’être dehors à cette heure.

Je scrute la rue. Aucun taxi. Et puis une voiture ralentit. Je recule. La vitre se baisse.

C’est lui.

— Mademoiselle, où allez-vous ?

— Je rentre chez moi.

— À cette heure-ci ? Il y a des chambres ici pour les employés, vous le savez.

— Mon père m’attend. Je dois rentrer.

— Je vous dépose.

Je tente de refuser, poliment. Mais il insiste. Son ton n’appelle pas de contradiction.

Je monte. La voiture sent le cuir, le luxe discret. Je reste droite, silencieuse.

— Vous habitez où ?

— Pikine.

Il hoche la tête. Nous roulons un moment sans parler.

— Vous êtes étudiante ?

— Oui. Master 2 en gestion des ressources humaines.

— Pourquoi ce travail, alors ?

— Pour aider ma famille. Mon père est courtier. Ma mère vend des légumes. Je dois aussi soutenir ma petite sœur.

Il ne dit rien. Il me regarde. Je le sens.

— Vous êtes courageuse. Et digne.

Je baisse les yeux. Je n’ai rien à répondre.

Nous arrivons. Je lui demande de me déposer à l’angle.

— La maison est là ?

— Juste au bout. Je préfère marcher. Pour éviter les rumeurs.

Il sourit, légèrement.

— Bonne soirée, Mademoiselle.

Je descends. La voiture s’éloigne. Je me dépêche de rentrer. Ici, la moindre rumeur devient certitude. Et les certitudes deviennent des chaînes.

Narrateur externe

Ce qu’Ousseynatou ignore, c’est que, tapi dans l’ombre, un regard l’a suivie. Badara, son cousin, son prétendant, n’a rien manqué de la scène. Il a vu Khalil. Il l’a vue monter. Il l’a vue descendre.

Et demain, il parlera.

À sa mère Tacko, d’abord.

Puis aux autres.

La rumeur est en marche.

Et elle a des crocs.

 

 
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