Deux lunes, un ciel E6

Episode 6 - Mascarades et Déceptions

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Fatima Fall

Ce matin, en me réveillant, j’ai su exactement ce que j’allais faire. Assez d’attendre. Assez d’observer de loin. J’ai décidé de reprendre ce qui m’appartient. Khalil. Et pour ça, je dois d’abord me replacer au cœur de son monde. Gagner du terrain. Marquer des points. Sa famille est mon premier champ de bataille.

Je me rends à la maison familiale avec quelques présents savamment choisis : un foulard de soie pour tata Khadija, un coffret d’huiles essentielles pour le salon, et un assortiment de douceurs françaises. Rien n’est laissé au hasard. Quand j’entre, tout est comme je l’avais laissé : le silence élégant, le parfum discret de bois poli, et cette façon que les choses ont de sembler parfaitement à leur place. Je trouve tata assise dans le salon, droite comme une reine sur son trône.

— Bonjour, ma fille, dit-elle en m’accueillant d’une bise maternelle.

— Bonjour, ma tante. Où est Khalil ? Je pensais passer le chercher, on avait rendez-vous à Teranga Agro.

— Il vient de partir. C’est curieux, il m’avait dit qu’il y allait plus tard.

Je m’assois en face d’elle. Elle ne perd pas de temps.

— Fatima, parlons franchement. Je sais qu’il y a eu quelque chose entre vous. Et je sais que ce n’est pas terminé. Tu es celle qu’il lui faut. Tu es brillante, élégante, bien née. C’est toi que je veux comme belle-fille.

— Je l’aime encore, tata. Mais je ne sais pas si lui… enfin, je ne suis pas sûre que ce soit réciproque.

— Alors fais en sorte que ça le devienne.

Elle me fixe avec cette intensité glacée qu’elle réserve aux moments décisifs. Elle ne doute jamais.

Soudain, une employée entre dans le salon avec un plateau. Dès que je la vois, je comprends. C’est elle. La fille du dîner. Celle que Khalil fixait, encore et encore, comme si elle portait un secret. Elle dépose les tasses, salue discrètement, puis ressort. Je reste figée un instant. L’envie me mord. Je me lève, m’excuse brièvement et la suis jusqu’à la cuisine.

Elle est là, concentrée sur une planche à découper. Elle ne m’entend pas arriver.

— Mademoiselle, vous allez bien ?

Elle se redresse à peine.

— Bien, merci. Et vous ?

— Je voulais saluer les employés. Je suis la future patronne, dis-je avec un sourire faussement doux.

Elle ne bronche pas.

— Ah. D’accord.

Son calme me dérange. Je décide d’achever le spectacle.

— Je suis la future épouse de Khalil. Je me présente : Fatima Fall. Bientôt Madame Diouf.

Je n’attends pas sa réponse. Je fais volte-face. En quittant la pièce, je croise le regard de Ndeye Marie. Elle m’observe comme si elle savait. Comme si elle jugeait. Mais je l’ignore. Il n’y a pas de place pour les faibles dans ce combat.

Ousseynatou Kane

Je reste seule un moment, figée au-dessus des légumes que je ne découpe plus. Son parfum flotte encore dans la pièce, entêtant, artificiel. Elle a parlé avec cette certitude qui ne laisse pas de place au doute. « Future épouse de Khalil. » Ses mots me martèlent le crâne.

Alors c’était ça, depuis le début. Une mascarade. Des regards en coin. Une gentillesse bien jouée. De la compassion, peut-être. Pas de l’intérêt. Je me suis fait des idées. J’ai confondu la chaleur d’un regard avec le feu d’un espoir. Et maintenant, je me brûle les doigts.

Je ravale mes larmes. Je ne veux pas pleurer ici. Pas devant les casseroles. Pas devant les murs qui n’ont rien demandé. Mais Ndeye Marie entre. Elle me voit. Elle comprend tout sans poser une seule question.

— Ne laisse pas l’amour te rendre faible, Ousseynatou.

— Je… je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Tu sais. Et moi aussi, je sais. Khalil est un garçon bien. Mais il vient d’un monde qui dévore les filles comme toi. J’ai cru, moi aussi, qu’un jour, il y aurait un pont entre eux et nous. Mais il n’y a que des falaises. Ne te perds pas. Reste droite. Reste forte.

Elle me laisse avec ces mots qui coupent plus profondément que le couteau entre mes mains. Je suis en colère. Contre moi-même, surtout. J’avais oublié ma mission. Mon rôle. Ma famille. Ma sœur. Mes études. J’ai voulu rêver. Et je me suis égarée.

Khalil Diouf

J’attends dans le bureau de Teranga Agro depuis plus de trente minutes. J’ai toujours détesté les retards. Encore plus quand ils ne sont ni justifiés ni annoncés. Je m’apprête à partir quand la secrétaire frappe doucement.

— Mademoiselle Fall vient d’arriver, Monsieur Diouf.

Je me lève sans enthousiasme.

— Fatima, j’étais sur le point de partir, dis-je en la rejoignant dans son bureau.

— Ne sois pas fâché. Je passais chez toi, je voulais t’y emmener. Je me suis dit que ça te faciliterait les choses.

— Si tu m’avais prévenu, je t’aurais attendu.

— Ce n’est pas grave. Parlons plutôt de ton projet.

Elle me tend un dossier bien structuré. Sa voix redevient professionnelle, assurée.

— Avec ton domaine de Richard-Toll, tu pourrais facilement devenir notre principal fournisseur. Ton profil est solide. Et tu as le soutien de ton père, ce qui rassure les actionnaires.

— Merci pour ta confiance.

Nous échangeons encore quelques mots. Elle propose d’aller déjeuner. J’accepte. Par politesse. Je sais qu’elle insiste. Et je n’ai pas le cœur à la vexer. Le restaurant est proche. Elle commande vite, habituée. Puis, entre deux gorgées d’eau, elle me fixe.

— Khalil… Tu es en couple ?

— Non. Pas encore.

— Tu penses qu’on pourrait… retrouver ce qu’on avait ? Se donner une nouvelle chance ?

Je baisse les yeux. Pas par honte. Par gêne. Je ne veux pas la blesser. Mais je ne veux pas mentir non plus.

— Je ne sais pas, Fatima. C’était il y a longtemps. Et j’ai changé. Je croyais que toi aussi.

— Je n’ai jamais cessé de t’aimer. Tu es le seul que j’ai vraiment voulu.

Je ne réponds pas. Je sens qu’elle est sincère. Je respecte ça. Mais mon cœur n’est pas là. Mon cœur… est ailleurs.

Nous terminons en silence. Elle essaie de cacher sa déception. Moi, je cache mon trouble.

De retour chez moi, je monte à l’étage, passe déposer mon dossier, puis redescends vers la cuisine. Elle est vide. J’avance jusqu’au couloir du personnel. Là, je la vois. Ousseynatou. Déjà changée, sac à l’épaule, prête à partir.

— Vous partez déjà ?

— Oui.

Sa voix est glaciale. Rien à voir avec celle d’hier soir.

— Je voulais vous parler. J’aimerais vous aider à arrêter ce travail. Vous méritez mieux. Ce poste vous empêche de suivre vos études correctement.

— Et pourquoi feriez-vous ça ?

Elle me regarde droit dans les yeux. Elle attend. Alors je dis la vérité.

— Parce que vous me plaisez. Et je suis sincère. J’aimerais vous aider, vraiment.

Elle rit, amère.

— Monsieur Diouf… Votre fiancée était là ce matin. Vous cherchez une maîtresse, c’est ça ?

— Ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Je n’ai aucune fiancée. Je vous assure, je suis sincère.

— Vous m’avez causé assez de problèmes. À cause de vous, mon père veut me marier de force. Et maintenant, vous voulez me faire perdre mon travail ?

Elle passe à côté de moi. Fière. Blessée. Elle attrape son sac, quitte la maison. Je ne bouge pas. Je reste là, planté comme un arbre sous la tempête.

Jamais une femme ne m’a regardé ainsi. Jamais je ne me suis senti aussi vulnérable. Ni aussi désarmé.

 
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