Épisode 7 – Épreuves silencieuses

Ousseynatou Kane
Aujourd’hui, je ne travaille pas. Pour une fois, je peux souffler. J’aide maman à ranger la maison. Après le déjeuner, nous nous installons toutes les trois dans la cour. Maman s’assied sur une natte, Dieynaba prépare du thé. L’air est doux, mais je sens une tension tapie dans le silence. Ma mère ne cesse de me scruter, comme si elle cherchait une vérité que je cache dans le fond de mes pupilles.
— Ma fille, ton père est encore en colère contre toi. Moi je n’ai rien dit jusque-là, mais… rassure-moi. Ce que Tacko a raconté, c’est faux, n’est-ce pas ?
— Non, maman. Je te le jure. Mon patron m’a juste déposée parce que je ne trouvais pas de taxi.
Elle pousse un long soupir, lasse, puis me regarde avec un mélange d’inquiétude et de tendresse.
— Tu as fait une erreur, ma fille. Tu aurais dû lui demander de te déposer devant la maison. Là, au moins, on n’aurait rien pu supposer.
— Je sais, maman… et j’en suis désolée.
Son regard s’adoucit davantage, et sa voix s’assombrit.
— Pourquoi ne pas dire oui à Badara ?
Je baisse les yeux, lasse, usée par cette question que je n’ai jamais cessé d’entendre.
— Parce que je ne l’aime pas, maman.
C’est Dieynaba qui éclate de rire, moqueuse.
— Elle aime son patron.
— Arrête, Dieynaba !, dis-je, le ton sec, la gorge nouée.
Maman soupire encore, mais cette fois, c’est un soupir venu de loin, du fond d’un souvenir. Elle murmure presque :
— Ne t’amourache pas d’un homme riche, ma fille. Tu me rappelles une jeune fille que j’ai connue autrefois. Ce genre d’histoire ne finit jamais bien.
— C’était qui, maman ? demande Dieynaba, curieuse.
Mais elle ne répond pas. Elle regarde le ciel, comme pour y cacher un secret. Un silence lourd descend sur la cour. Je comprends que certaines blessures, même anciennes, ne trouvent pas toujours de mots. Juste des silences
Dieynaba Kane
Mon père veut que ce soit Ousseynatou qui épouse Badara. Encore une fois, c’est elle qu’on choisit. Elle, toujours elle. Moi, on ne me voit pas. Je suis l’ombre de sa lumière. Pourtant, c’est moi qui aime Badara. Depuis que je suis enfant. Depuis qu’il m’a donné un collier à la fête de Tabaski. Depuis toujours.
Elle, elle ne veut pas de lui. Elle rêve d’un autre monde. De son patron, de ses études, de liberté. Moi, je veux juste qu’on me regarde. Qu’on m’aime. Qu’on me donne ce qu’elle refuse.
Je décide d’agir.
Quand papa rentre, je vais le voir. Il est dans le salon, absorbé par les nouvelles. Je me tiens droite devant lui.
— Papa, je peux te parler ?
Il me fait signe de m’asseoir.
— Pourquoi tu tiens tant à ce que Ousseynatou épouse Badara ?
— Parce que je refuse qu’elle me fasse honte. À force de fréquenter les maisons des riches, elle finira par croire qu’elle vaut mieux que nous. Au moins, avec Badara, je la sécurise.
— Mais… et ses sentiments, papa ? Ils ne comptent pas ?
Il me regarde longuement. Puis dit, comme un verdict :
— Une fille qui ne m’a jamais présenté personne n’a pas son mot à dire. Badara est prêt. Si elle veut éviter ce mariage, qu’elle m’amène l’homme qu’elle aime.
Je cache un sourire. Si elle aime vraiment Khalil, qu’il se montre. Qu’il la sorte de là. Et s’il ne le fait pas, alors peut-être que moi, enfin, j’aurai ma chance. Avec Badara.
Je cours vers la chambre. Elle est là, allongée, le regard absent.
— Si tu l’aimes, Ousseynatou, demande-lui de venir te chercher. C’est ta seule chance.
— Il est fiancé.
— Alors il faut qu’il choisisse. Maintenant
Aïcha Gueye
Le silence est devenu ma langue. Cela fait des mois que je ne parle presque plus à personne. Mon corps va, mais mon cœur reste figé quelque part entre l’amour et l’humiliation.
Je me souviens encore du jour de notre mariage. J’étais belle. Heureuse. Follement amoureuse. Malick me regardait comme si j’étais un miracle. Nous étions jeunes, pleins d’avenir, sûrs de notre lien. Et sa mère m’adorait. Du moins, au début.
Mais les années sont passées, et avec elles, la lumière de notre foyer. Un an. Deux. Trois. Toujours pas d’enfant. Les premières remarques sont venues, douces, sous forme de blagues.
— Vous prenez votre temps, hein ?
Puis les soupçons. Les prières. Les médicaments. Les consultations. Les tests. Rien.
C’est là que sa mère a changé. Elle s’est mise à m’observer comme un problème. À me rappeler que le ventre d’une femme est une promesse. Et moi, je devenais trahison. Une honte silencieuse.
Elle a ramené Absa. Sa nièce. Jolie. Docile. Féconde.
Je n’ai rien vu venir. J’ai ouvert ma porte, mon cœur, ma cuisine. Elle s’est installée, comme une invitée. Puis comme une rivale. Puis comme sa seconde femme.
Et moi, j’ai été reléguée. À l’arrière-plan. Au statut de décoration fanée.
La nuit de leurs noces, j’étais là, seule, dans ma chambre, les oreilles pleines de murmures, les yeux vides.
Je me suis battue. Jeûnes. Rokia. FIV. Rien.
Je me suis préparée à vivre avec cette douleur. Mais ce soir, il entre.
— Absa est enceinte.
Il le dit doucement. Mais dans ma tête, c’est un cri. Un hurlement.
— Félicitations, dis-je mécaniquement. Tu vas enfin avoir ton fils.
Il tente de me rassurer. Il dit qu’il m’aime encore. Que rien ne changera.
Mais tout a déjà changé. Et moi, je me tais. Car si je parle, je m’effondre.
Il sort. Je m’effondre.
Et comme si cela ne suffisait pas, sa mère arrive. Avec ses valises. Elle vient s’installer, dit-elle, pour s’occuper d’Absa. Et du bébé. Le futur héritier.
Je comprends alors. Ce n’est pas une guerre silencieuse. C’est un siège. Et je suis l’ennemie à abattre.