Episode 8 : Lignes de fracture

Ndeye Marie Samb
Trente ans. Trente longues années que mes pas froissent le carrelage froid de cette maison, que mes mains préparent les repas d’une famille qui ne sera jamais la mienne. Je suis entrée ici à dix-neuf ans, le ventre plein d’espoir et la tête vide de certitudes. Je voulais simplement gagner ma vie. C’est ici que j’ai appris le silence, ici que j’ai donné naissance à mon fils, Mamadou Samb. Il ne connaît pas son père. Et je me suis toujours arrangée pour que cela reste ainsi. À quoi bon troubler son regard avec les ombres d’un homme qui n’a su être qu’une fuite ?
Mamadou a grandi comme un frère de Khalil, au milieu de ces murs empreints d’orgueil et de privilèges. Durant les premières années, je l’avais confié à ma mère, au village. Mais pendant les vacances, je le ramenais ici, là où l’on apprenait très tôt à marcher droit, à ne pas déranger, à n’exister qu’en marge. Madame Khadija Diouf ne l’a jamais aimé. À ses yeux, il restait le fils de la domestique. Et cela suffisait à l’éloigner du monde qu’elle voulait immaculé.
Mais moi, je suis restée. J’ai tout enduré : ses soupirs exaspérés, ses remarques acides, ses regards qui tentaient de m’éteindre. Je suis restée pour mon fils, pour l’opportunité d’un avenir qu’il ne pourrait jamais trouver ailleurs. Je suis restée… pour une raison qu’elle ignore encore.
Ce matin, Mamadou entre dans la cuisine avec son sourire habituel, celui qui a toujours su dissiper mes colères.
— Maman, dit-il doucement en m’embrassant sur la joue.
— Tu viens voir Khalil ?
— Oui, et tonton Babacar veut me parler aussi.
Je hoche la tête, en silence. Un pressentiment glisse dans mes veines.
Quelques instants plus tard, Monsieur Diouf entre dans la cuisine.
— Ndeye Marie, viens dans le salon, s’il te plaît.
Je m’essuie les mains sur mon pagne, je redresse mes épaules, et je marche lentement vers le salon. Je les trouve tous là : Mamadou, Khalil, Khadija assise, droite comme une sentence. Ses yeux balaient la pièce avec ce mépris qu’elle réserve à tout ce qui échappe à son contrôle.
— Je vous ai réunis pour une annonce importante, dit Babacar, la voix grave, solennelle.
— Pourquoi la domestique et son fils sont présents à une réunion familiale ? coupe Khadija, tranchante.
— Maman, ça suffit ! intervient Khalil, agacé. Ils font partie de la famille, que tu le veuilles ou non.
Khadija ne répond pas. Elle se replie dans un mutisme glacial, celui qu’elle utilise quand les mots ne suffisent plus à masquer la haine.
— Khalil, tu es très pris par ton projet agricole. Et moi, je souhaite confier la direction de BD Auto à quelqu’un de confiance. Ce sera Mamadou.
Le silence se fait brutal, épais.
— Tu es devenu fou, Babacar ! hurle Khadija, incapable de se contenir.
— Mamadou est un homme sérieux. Il a fait de brillantes études. Je le considère comme mon fils.
— Il n’est pas ton fils ! Ton fils, c’est Khalil, lui seul !
— Maman, laisse tomber, dit Khalil. Je ne peux pas tout gérer. Mamadou est mon frère, je le soutiens à cent pour cent.
Je regarde mon fils, debout, humble, troublé. Il murmure :
— Merci, tonton… mais je ne suis pas certain de pouvoir accepter.
— Tu vas accepter. Je t’attends lundi matin dans les bureaux de BD Auto. C’est une décision, pas une proposition.
Quand Khadija quitte la pièce, ses talons claquent comme des verdicts. Moi, je reste debout, droite, brûlant d’une promesse silencieuse : si cette femme ose nuire à mon fils, elle découvrira ce que cache le silence d’une domestique.
Mamadou Samb
Je n’arrive pas à y croire. Tout va trop vite. Le regard de tonton Babacar, sa voix qui ne tremble jamais, ses mots qui m’installent brusquement au sommet… c’est irréel. Il m’a toujours traité avec égards. Il a payé mes études, m’a tendu la main quand personne ne croyait en moi. Mais cette fois, il veut me confier une entreprise. Une vraie. Sa fierté.
Je n’ai jamais connu mon père. Maman a toujours éludé. Un inconnu, un silence, un vide. À l’école, quand on me demandait son nom, je donnais celui de ma mère. J’ai appris à porter ce nom avec fierté. Samb. Un nom simple. Sans lignée, sans héritage. Un nom forgé à la main.
Je rejoins Khalil dans le jardin. Il m’accueille avec son éternel sourire.
— Alors, futur directeur, tu comptes accepter ?
— Je suis perdu, Khalil. J’ai peur que ce soit un piège, une guerre que je ne vois pas venir.
— Mon père croit en toi. Et moi aussi. Tu es mon frère, Mamadou. Tu as tout ce qu’il faut pour réussir.
Je hoche la tête. J’accepte. Comment pourrais-je refuser ce que la vie m’offre enfin ?
Rosa Diallo
La lumière du matin filtre à travers mes rideaux, caresse les fleurs artificielles du salon. Assane est là, étendu sur le canapé, son regard perdu dans le plafond. Depuis un an, il partage mes nuits, mes soupirs, mes silences. Mais toujours en cachette. Toujours dans l’ombre.
Je suis fatiguée. Fatiguée d’être celle qu’on cache, qu’on nie. Je veux un nom. Une alliance. Une reconnaissance.
— Assane, j’en ai assez. Épouse-moi. Ou quitte ma vie.
Il se redresse, surpris. Puis soupire, longuement, comme si chaque mot qu’il allait prononcer lui coûtait une part de lui-même.
— Ne me presse pas, Rosa.
— Alors c’est non ?
— C’est oui. Mais laisse-moi du temps. Il faut d’abord que je parle à Fatima.
Je me lève, je tourne en rond, puis je m’arrête devant lui.
— Je veux une petite fête. Rien de grand. Une dot, quelques invités. Mais je veux qu’on me voie. Que je ne sois plus l’ombre.
Il acquiesce.
— Tu l’auras. Et je verrai ta mère dans la semaine.
Je souris enfin. Après tant d’attente, il m’offre ce que je mérite. Une place. Une reconnaissance. Et peut-être, un avenir.
Khalil Diouf
Le baobab est toujours là, comme un vieux sage qui a tout vu. Je suis assis entre Mamadou et Malick, comme au temps de nos adolescences, quand nos rêves étaient encore flous, et que nos cœurs n’étaient pas encore cabossés par les attentes.
— Les gars, j’ai besoin de vos conseils, dis-je en triturant un brin d’herbe.
— Parle, mon frère. On est là, répond Malick.
— Ma mère veut que j’épouse Fatima. Elle insiste. Elle insiste tellement que je n’arrive plus à respirer. Mais… j’en aime une autre.
— Ousseynatou, la cuisinière, devine Mamadou avec un sourire complice.
Je le regarde, pris de court.
— Tu le savais ?
— Je t’ai vu. Et je te connais. Mais ta mère ne l’acceptera jamais.
— Je ne veux pas d’une vie dictée. Je veux choisir. Aimer sans autorisation.
Malick lève les yeux vers le ciel.
— Moi, je n’ai pas eu ce luxe. Ma mère m’a marié de force. Aujourd’hui, Absa est enceinte.
Je me tourne vers lui, surpris.
— Tu plaisantes ?
— Non. Et malgré tout… je suis heureux. Ce bébé, je l’attendais. Même si c’est elle qui me le donne, et non Aïcha.
Un silence s’installe. Chacun perdu dans ses fractures, ses failles.
Mamadou prend la parole, léger :
— Heureusement que je suis célibataire et libre. Pas d’attaches. Pas de drames.
Nous éclatons de rire. Mais derrière mon sourire, je le sais : mon cœur est en guerre. Et cette guerre-là, je la mènerai jusqu’au bout. Pour elle.