Episode 1: Le poids du choix

Saïda Diop
Chaque matin commence de la même façon. Je me lève avant l’aube, alors que la ville dort encore sous sa chape de silence. Une tasse de café noir, fumant, posé sur ma table de chevet, la radio éteinte, les volets à peine entrouverts. Je reste assise au bord du lit, dos droit, le regard perdu sur les rayures du tapis. C’est une habitude que je n’ai jamais rompue, un rituel sans parole, presque militaire. Mon moment d’équilibre. De respiration.
Mais ce matin, mon regard glisse malgré moi vers ce tiroir. Celui du bas. Celui que je n’ouvre jamais. Il contient un passé trop lourd pour être relu, trop dense pour être simplement refermé. Je résiste un instant, puis cède. Ma main tremble légèrement. J’ouvre.
Une boîte. Vieille. Banalement en carton, couverte d’un film de poussière comme une couverture de silence. À l’intérieur, une photo. Fanée, mais intacte. Mon frère, tout sourire, entre nos deux parents. Mon père, le visage tanné par le soleil, l’air fatigué mais fier. Ma mère, coiffée avec soin, le regard tendre, les bras autour de nous comme un cercle. Moi, plus jeune, les yeux pleins d’espoir. Une famille ordinaire. Une image qui aurait dû rester douce.
Deux larmes glissent, lentes. Je les balaie d’un geste sec, presque irrité. Je n’ai pas le temps de pleurer. Je n’ai plus ce luxe depuis longtemps. Ce passé, je l’ai verrouillé dans cette boîte pour ne pas sombrer. Car se souvenir, c’est risquer la faille. Et moi, je n’ai pas le droit d’être faible.
J’ai grandi loin des promesses dorées. Fille d’un jardinier et d’une femme au foyer, j’ai vite compris que la réussite ne m’était pas donnée d’avance. Il me faudrait l’arracher. Je l’ai fait. À force d’obstination, de nuits blanches, d’humiliations polies, de remarques condescendantes. J’ai gravi les marches une à une, les dents serrées, les poings dans les poches. Avec Zeynabou, ma complice de toujours, j’ai fondé Nexus Juridique. Nous étions jeunes, ambitieuses, sans réseaux. On nous regardait comme une curiosité. Aujourd’hui, nous sommes craintes, respectées. Et parfois enviées.
Mais ce succès a un prix. Le mien, c’est le vide. Celui du soir, quand je rentre dans une maison silencieuse. Celui des questions qu’on me pose encore :
— Vous êtes brillante, Maître Diop. Et si élégante. Mais… vous n’avez jamais pensé à vous marier ?
Comme si mon célibat était une anomalie à réparer. Comme si mon accomplissement professionnel ne comptait qu’en l’absence d’un mari. Je souris. Toujours. Mais en moi, je brûle. Non, je n’ai pas voulu de cette vie-là. Je n’ai jamais voulu dépendre de personne, et encore moins d’un homme.
Je termine ma tasse, me prépare avec soin. Tailleur sobre, cheveux attachés, maquillage maîtrisé. Tout est contrôle. En sortant de chez moi, le soleil commence à poindre. Dakar s’éveille, bruyante, indisciplinée. Je trace ma route, droite comme une ligne de loi.
Au cabinet, Mlle Ndiaye m’attend déjà, tablette à la main, le regard attentif.
— Bonjour Maître. Je vous apporte votre café ?
— Non merci. Dites à Maître Diallo de me rejoindre dans mon bureau dès son arrivée.
Je m’installe à mon bureau. Ouvre un dossier. Je le connais par cœur. C’est une affaire sensible. Et je ne vais pas m’en charger moi-même.
Notre nouvelle recrue a besoin d’un test. C’est le moment.
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Zeynabou Fall
Le tintement délicat des cuillères dans les tasses, le clapotis discret de l’eau sur la vaisselle, les éclats de rire en cascade de ma fille Khadija… La vie chez nous commence dans la douceur. Tous les matins, sans exception, notre cuisine devient une bulle hors du temps, un espace d’équilibre avant le tumulte. À cette table, nous sommes trois. Malang, ma boussole. Khadija, notre promesse. Et moi, femme que l’on n’a pas toujours attendue là où elle est.
Je me lève plus lentement ce matin. Je sens que la journée portera des angles. Je les perçois dans la nervosité de mes mains, dans cette tension à peine perceptible qui me serre la nuque. L’affaire dont Saïda m’a parlé hier soir n’est pas banale. Et notre nouvelle recrue va devoir se jeter à l’eau sans bouée.
Khadija mâchonne une tartine, puis lève les yeux vers moi avec une moue attendrissante.
— Maman, tu m’aides à réviser ce soir ? J’ai un devoir à rendre demain, et le prof a dit que ce serait éliminatoire si on ne rendait pas quelque chose de solide.
— Bien sûr, ma chérie. Ce soir, après le dîner.
Elle me sourit, confiante. Elle veut devenir avocate, elle aussi. Elle admire Saïda. Moi, elle me questionne. Je suis sa mère, mais pas son modèle unique. J’en suis fière.
Malang m’observe, attentif.
— Tu pars déjà ? demande-t-il en se levant pour me tendre mon sac.
— On a une réunion importante ce matin. Et quelques zones d’ombre à éclaircir.
Il fronce les sourcils.
— Prends au moins un jus. Tu n’as rien avalé.
— J’en prendrai au cabinet, ne t’inquiète pas.
Je l’embrasse sur la joue, lui glisse un sourire de connivence. Puis je file. Le taxi m’attend au coin de la rue.
Quand j’arrive à Nexus Juridique, Saïda est déjà dans son bureau, comme toujours. Elle a cette capacité à se fondre dans ses dossiers comme d’autres dans la prière. Elle ne me salue pas immédiatement. Son regard reste fixé sur une page.
— Madame la retardataire, dit-elle enfin, d’un ton mi-moqueur, mi-sévère.
— Que veux-tu ? Il faut bien s’occuper de son mari avant de sortir, non ?
— Tu tiens vraiment à me rappeler que je suis encore célibataire.
— Il faudra bien que quelqu’un se dévoue pour te trouver un homme à ta mesure.
Elle détourne les yeux, feignant l’indifférence. Elle déteste qu’on parle d’elle, surtout dans le registre de l’intime. Je respecte ses silences. Ils sont anciens, verrouillés, indéchiffrables même pour moi.
Je change de ton, plus sérieuse :
— Elle est prête, tu crois ? Aïssata.
— Personne n’est jamais prêt pour ce genre d’affaires. Mais elle a l’instinct.
— Alors laissons-lui l’espace de faire ses preuves.
— Tant qu’elle ne fait pas d’erreur. Une seule pourrait nous coûter très cher.
Je hoche la tête. Nous nous levons ensemble. Le cabinet est déjà en mouvement. Aujourd’hui, une tempête s’annonce. Et je sens au creux du ventre que l’épreuve qui attend notre jeune consœur n’est pas qu’un simple dossier.
Aïssata Diallo
Le jour s’est levé sur Keur Massar dans un mélange d’humidité et de promesses. Ici, les matins sont bruyants, les voix se croisent, les enfants crient, les moteurs toussotent, les femmes balaient la poussière sans fin. Et moi, dans cette cacophonie, je cours.
Mon sac sur l’épaule, les dossiers sous le bras, je file hors de la maison comme une flèche tirée dans un vent contraire. Le taxi m’attend déjà, le moteur allumé. Je m’engouffre à l’arrière, salue rapidement le chauffeur, puis ferme les yeux une seconde. Une seule. Pour reprendre mon souffle. Ma mère, restée sur le pas de la porte, me regarde s’éloigner avec cette inquiétude discrète qu’elle ne verbalise jamais. Elle sait ce que ce travail représente pour moi. Elle prie pour que je tienne bon.
Depuis la mort de mon père, elle gère seule la boutique de tissu qu’il lui a laissée. Rien de grandiose. Une table, des pagnes, quelques clientes fidèles. Nous vivons simplement, mais dignement. Mon frère, Abdou Salam, vit à Sacré-Cœur. Il a proposé plusieurs fois que nous venions vivre chez lui, ma mère et moi. Mais sa femme nous regarde comme des intruses. Alors je reste. Je reste ici, avec cette femme qui m’a appris la patience, la droiture, le travail.
Le taxi s’ébranle sur la route cabossée. Je vérifie mon téléphone. 8 h 12. Je suis en retard. Encore. Mon cœur bat plus vite. J’imagine déjà le regard de Maître Diop, dur, précis, impitoyable.
Quand j’arrive enfin au cabinet, le hall est calme, trop calme. J’ajuste mon tailleur, réajuste mon foulard, tente de masquer le souffle court de ma course.
— Vous êtes attendue en salle de réunion, me lance Mlle Ndiaye d’un ton neutre, presque indifférent.
Je hoche la tête, frappe, entre.
Elles sont là. Maîtres Diop et Fall. Deux présences, deux énergies. L’une tranchante, l’autre enveloppante. Elles me fixent, immobiles. Je salue, droite, respectueuse.
— Maître Diallo, dit Saïda d’un ton glacial, si vous tenez à faire carrière ici, commencez par arriver à l’heure.
Je baisse les yeux, tente de garder la voix stable.
— Pardon, Maître. Ce ne sera plus le cas.
— Assieds-toi, dit Zeynabou d’un ton plus doux.
Je m’installe. Ouvre mon carnet, mes mains légèrement moites. Je me tiens droite, attentive.
Saïda me tend un dossier, épais, solidement ficelé.
— Voilà votre premier véritable dossier. Une affaire de bigamie.
Je relève les yeux. Saïda poursuit, posément :
— Le client s’appelle Souleymane Rachid Ba. PDG de Ba Immo. Il est accusé par son épouse, Hadjara Touré-Ba, d’avoir contracté un second mariage, alors même qu’ils sont unis sous le régime monogamique. Elle demande réparation, et compte bien faire de cette affaire un exemple.
— Vous le rencontrerez demain, précise Zeynabou. À onze heures. Préparez-vous à faire bonne impression. Il n’est pas habitué à ce qu’on lui dise non.
Je hoche la tête. Je sens monter en moi une forme d’adrénaline. Ce mélange d’appréhension et de feu. Mon premier grand dossier. Ma première vraie chance de montrer que je ne suis pas là pour jouer.
Je quitte la salle avec le dossier sous le bras, comme un trophée qu’il faudra mériter. Je m’installe à mon bureau, pose mes affaires, respire.
Je relis les notes, les éléments du dossier. Je n’ai pas le droit à l’erreur.
Je suis prête.
Ou du moins, je vais le devenir.
Je referme le dossier lentement, mes doigts glissant sur la couverture cartonnée comme s’ils cherchaient à en saisir l’épaisseur invisible.
C’est mon premier dossier majeur. Et pourtant, quelque chose me dit qu’il ne s’agit pas simplement de droit, de procédure, ou de régimes matrimoniaux.
C’est une faille. Un nœud tordu dans une vie lisse. Une vérité qui grince derrière les apparences.
Et je vais devoir y entrer. Complètement.
Je respire. Profondément.
Demain, à onze heures, je rencontrerai l’homme au cœur de cette histoire. Et ce que je découvrirai, je le pressens déjà, remettra en question plus que des engagements écrits.