Episode 2- Le Fruit Défendu

Aïssata Diallo
Le bureau est encore plongé dans une pénombre bleutée. L’aube peine à percer les vitres teintées, et seuls quelques grincements dans le couloir trahissent la présence du personnel d’entretien. Je suis arrivée bien avant l’heure. Une habitude héritée de ma mère : commencer tôt, quand le silence ne résiste qu’à la pensée.
Je n’ai pas dormi. Toute la nuit, les deux actes de mariage se sont imposés à moi, comme deux spectres obstinés. Deux noms de femmes. Un seul mari : Souleymane Rachid Ba. Le premier document, je l’ai lu distraitement. Il correspondait à la plainte : Hadjara Touré-Ba, épouse légitime. Rien d’étonnant. Mais le second… le second portait un nom qui m’a figée. Fatou Kiné Mbaye.
J’ai d’abord envisagé une falsification. C’est une piste plausible : la fortune attire les coups bas, les rivalités, les illusions organisées. Mais tout semble authentique : les cachets, les signatures, les témoins, les dates. C’est justement cette rigueur apparente qui m’alarme. Soit Souleymane ment. Soit quelqu’un cherche à le piéger avec une précision clinique.
Et puis il y a cette possibilité à laquelle je résiste : celle d’un homme qui, dans un moment de faiblesse, aurait contracté un second mariage qu’il ne peut plus assumer aujourd’hui. Ce genre de déni, je l’ai déjà vu chez des clients plus modestes, mais la peur du scandale égalise tous les hommes.
J’ouvre mon ordinateur. Les touches résonnent comme des gouttes dans une cuvette vide.
Maître Fall, je demande confirmation de l’acte enregistré à Grand-Yoff. Je me rends sur place.
La réponse ne tarde pas.
Fais-le. Mais reste discrète.
Zeynabou ne donne jamais d’ordre direct. Elle tisse une forme d’autorité dans la confiance. Je respire profondément. Compose le numéro du bureau d’état civil de Grand-Yoff. Une voix méfiante décroche. Je décline mon identité, mon statut, l’objet de ma requête. On finit par me donner un créneau.
Un peu plus tard, alors que les premiers employés arrivent, je croise Maître Diop dans le couloir. Elle me toise d’un regard rapide, sans s’arrêter.
— Vous avez la mine de quelqu’un qui passe ses nuits à traquer des fantômes.
Je tente un sourire, mais mes traits me trahissent.
— Je poursuis des vérités qui se dérobent.
Elle s’arrête, m’observe plus longuement.
— Et parfois, ce sont elles qui vous poursuivent.
Elle s’éloigne. Je reste là, droite, droite malgré le vertige. Il n’y a plus d’espace pour l’hésitation. Ce dossier va me tester jusqu’au bout.
Zeynabou Fall
Le percolateur vrombit doucement dans la cuisine. À cette heure, la maison est encore dans la tiédeur du sommeil. Malang m’attend près de la table, tasse fumante à la main. Son regard, tendre et lucide, devine déjà ce que je ne dis pas.
— Tu es réveillée avant l’angoisse, aujourd’hui.
Je souris, lasse.
— L’affaire Ba me trotte dans la tête.
Il ne demande rien de plus. Il sait ce que cela signifie.
— Tu penses que le type a menti ?
— Je ne sais pas. Mais il y a un deuxième acte de mariage. Avec Fatou Kiné Mbaye.
Il arque un sourcil.
— Et c’est crédible ?
Je m’assois en face de lui, bois une gorgée de café brûlant.
— Trop crédible, justement. C’est ça qui m’inquiète.
Je repense à Aïssata, à la fièvre calme de son regard. Elle est jeune, oui. Mais elle est précise. Et parfois, l’audace de la jeunesse permet de voir ce que l’expérience a appris à ignorer.
Quand j’arrive au cabinet, Saïda est déjà là. Impassible. Immuable. La reine dans sa tour.
— Tu l’as envoyée à Grand-Yoff, dit-elle sans préambule.
— Elle avait besoin de vérifier l’authenticité de l’acte. Elle a été méthodique.
— Tu dis ça comme si tu l’encourageais.
— Je l’encadre. Nuance.
Elle me fixe un instant, puis referme le dossier devant elle.
— Ce genre d’affaires, Zeyna, laisse des traces. Et j’ai travaillé trop dur pour que le nom de Nexus soit mêlé à un scandale conjugal, quel qu’il soit.
— Ce n’est peut-être pas une querelle de lit.
Un silence tendu s’installe.
— Tu crois qu’il dit la vérité ? me demande-t-elle enfin.
— Je crois qu’il y a une part de vérité qu’on n’a pas encore touchée.
— Et tu crois qu’Aïssata saura la trouver ?
— Elle a cette chose en elle… Elle veut comprendre, pas juste défendre.
Saïda lève les yeux au ciel, agacée.
— Les idéalistes sont les premiers à se faire dévorer.
— Ou les seuls à oser aller au fond.
Elle ne répond pas. Mais je vois dans ses yeux qu’elle n’a pas encore tranché. Moi non plus.
Souleymane Rachid Ba
Le miroir me renvoie l’image d’un homme forgé à la patience, à l’endurance, à l’obsession du contrôle. Costume bleu nuit impeccablement taillé, chemise blanche fraîchement repassée, boutons de manchette sobres, barbe dessinée avec soin. Je suis cet homme-là, façonné pour inspirer confiance, respect, parfois crainte. Mais ce matin, malgré la tenue ajustée, une brèche court sous la surface.
Avant de sortir, je passe comme chaque jour par la chambre de ma mère. Rien n’y a changé depuis sa mort. Le foulard posé sur la coiffeuse, le parfum entamé, une photo d’elle droite, fière, presque sévère. Elle m’y regarde encore. M’interroge. M’attend.
Dans le salon, ma tante Rama m’attend, une tasse entre les mains, son chapelet dans l’autre. Elle vit ici depuis que ma mère est partie, gardienne muette d’un équilibre fragile.
— Tu ne manges pas ?
— Pas ce matin.
— Tu vas finir par tomber malade. Même les lions doivent se nourrir avant le combat.
Je ne réponds pas. Elle lève enfin les yeux vers moi.
— Ta mère aurait su voir ce qui se cache là-dedans.
— Je vais juste clarifier les choses avec l’avocate.
— Tu ne clarifieras rien si tu refuses de voir clair toi-même.
Je l’embrasse sur le front.
— Prie pour moi, Tata.
— Je le fais déjà. Mais je ne peux pas prier à ta place.
Je sors. Et déjà, l’air semble plus lourd. Comme si quelque chose, quelque part, s’apprêtait à tomber.
J’arrive au cabinet avec l’assurance qu’on attend d’un homme comme moi. PDG, héritier, bâtisseur. Mais quand la porte s’ouvre, ce n’est pas Maître Diop qui m’attend. C’est une jeune femme. Brune, posée, regard franc.
— Bonjour, Monsieur Ba. Je suis Maître Aïssata Diallo. Je m’occupe de votre dossier.
— Je m’attendais à rencontrer Maître Diop.
— C’est elle qui m’a confié l’affaire. Vous êtes entre de bonnes mains.
Je m’assois. Elle ouvre son dossier, sans tremblement ni flatterie. Je reconnais ce regard : celui de ceux qui cherchent la vérité, pas le confort.
— Votre épouse vous accuse d’avoir contracté un second mariage. Sous un régime monogamique, c’est une infraction pénale. Que pouvez-vous me dire ?
— Je n’ai jamais épousé d’autre femme. C’est un malentendu, ou une manipulation.
Elle ne répond pas. Elle sort deux documents. Les glisse vers moi.
— Voici les deux actes. L’un avec Hadjara Touré-Ba. L’autre avec Fatou Kiné Mbaye.
Je lis. Mon nom. Ma date de naissance. Ma signature. Tout y est.
Et pourtant, je n’ai jamais épousé cette femme.
Je relève les yeux. Aïssata ne bronche pas.
Et je comprends qu’elle n’est pas venue me croire.
Elle est venue comprendre
Je suis rentré sans réfléchir. J’ai conduit sans vraiment voir la route. De retour chez moi, j’ai étalé les deux actes sur la table basse. Deux vérités impossibles à concilier. Un piège.
J’ai appelé Abdoulaye, mon meilleur ami.
Trente minutes plus tard, il pousse la porte de chez moi. Jean, t-shirt, baskets. Le visage fermé. Il sent que ce n’est pas une plaisanterie.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu fais une tête d’homme piégé.
Je lui tends les papiers. Il lit en silence. Puis il relève les yeux.
— Tu veux que je te demande si tu l’as épousée ?
— Je veux que tu me croies quand je te dis que je ne l’ai pas fait.
Il ne dit rien. Ses yeux restent fixés sur moi. Je le connais : il passe en revue toutes les options, les explications possibles, les dérives plausibles.
— T’as jamais signé ce papier ?
— Jamais consciemment.
Il souffle, secoue la tête.
— Ça n’a pas de sens. C’est ta signature, Rachid.
— Je sais.
Je me lève, fais quelques pas dans le salon.
— Peut-être qu’on a falsifié. Peut-être qu’elle m’a fait signer quelque chose sous un autre prétexte. Ou peut-être… peut-être que c’est un coup monté.
— Pourquoi elle ferait ça ? Fatou Kiné t’a toujours été loyale.
Je le regarde. Lentement.
— Tu ne sais pas tout. Il y a eu un incident, à Milan. On était en voyage. Une nuit, elle a fait irruption dans ma chambre. Elle a essayé de… provoquer quelque chose.
Abdoulaye arque un sourcil.
— Et ?
— Je l’ai remise à sa place. Froidement. Très froidement. Le lendemain, elle m’a présenté sa démission. J’ai accepté sans poser de questions. Je croyais que c’était fini.
Il reste figé, pensif.
— Donc elle est partie blessée. Humiliée, peut-être.
— Peut-être. Mais ça n’explique pas comment un faux acte officiel est apparu. Pas si elle a agi seule.
Je retourne m’asseoir. Mes mains tremblent légèrement.
— Je vais retourner au cabinet. Revoir cette jeune avocate. Elle cherchait la vérité. Peut-être qu’elle a trouvé quelque chose.
— Tu veux que je vienne avec toi ? propose Abdoulaye.
— Non. Pas encore. Si ça explose, je veux te savoir loin de ça.
Il acquiesce. Puis, en partant, il me lance sans me regarder :
— Prépare-toi, Rachid. Parce que si ce document est authentique, tu n’as plus le contrôle de ta propre histoire.
Quand il ferme la porte derrière lui, je sens que quelque chose, en moi, s’est effondré. Une certitude, peut-être. Ou cette illusion que ma vie m’appartenait encore.
Je croyais maîtriser ma vie. Mais ce matin, quelque chose d’invisible a pris les commandes.