Episode 12 : L'amour et l'honneur

Mamadou Samb
Chaque matin, je me lève avec la même détermination : prouver que je mérite la confiance de mon oncle Babacar. Il m’a offert ce poste chez BD Auto sans poser de condition, sans me rappeler sans cesse ce que je lui dois. Il a été pour moi ce que mon propre père n’a jamais su être : un guide solide, une présence digne. Alors je m’applique, je travaille dur, je serre les dents quand il le faut. Parce que je veux réussir. Pour moi. Mais surtout pour lui.
Je vis encore chez ma grand-mère, dans cette maison modeste que le soleil réchauffe dès l’aube. Elle est mon roc silencieux. Une femme de peu de mots, mais de beaucoup de prières. Ce matin, pourtant, j’ai besoin d’un autre réconfort. J’ai besoin de voir ma mère. Cela fait longtemps que je ne suis pas allé lui parler, vraiment lui parler. Alors je prends la route vers les Almadies.
En arrivant dans la grande maison, je croise le regard dur de tante Khadija. Elle est là, droite comme une sentinelle, l’œil scrutateur, le jugement en embuscade. Son mépris n’est pas nouveau. Il glisse sur moi comme l’eau sur une tôle brûlante. Elle n’aime pas ceux qu’elle ne peut classer. Ceux sans pedigree. Sans alliances. Je passe mon chemin.
Ma mère est devant la cuisine, dans ce coin qu’elle habite depuis tant d’années avec une patience digne. Elle donne des ordres à deux jeunes filles, son ton est doux mais ferme. Elle règne là sans couronne, avec la fierté tranquille de celles qui savent ce qu’elles valent. Je m’approche. Elle me voit. Son visage s’éclaire aussitôt.
— Mon fils, comment va le travail ?
— Ça va, maman. Je tiens le cap.
— N’oublie jamais d’où tu viens. Travaille bien, mais garde toujours ton intégrité. Ton oncle t’a fait confiance. Il t’observe.
— Je sais. Je ferai tout pour être à la hauteur.
— Et ta grand-mère ? Tu lui rends visite ?
— Elle m’a demandé de te voir. Elle t’attend.
Elle hoche la tête, un peu gênée. Elle sait qu’elle se fait rare. Le silence s’installe. Il n’est pas lourd, juste rempli de ce qu’on ne dit pas. Puis je dépose un baiser sur sa joue.
— Je dois y aller. Khalil m’attend chez Malick.
Je quitte la cour, monte dans la voiture. J’ai à peine démarré que mon téléphone vibre. Un numéro familier s’affiche. Adja Marie. Mon passé qui rappelle, maquillé en présent.
Je décroche, par curiosité.
— Mon chéri… tu m’as manqué. Il paraît que tu es DG maintenant. Félicitations.
Sa voix est douce, presque mielleuse. Mais moi, je n’ai plus le goût du sucre frelaté.
— Si c’est pour ça que tu m’appelles, tu perds ton temps.
Et je raccroche. Net.
Certaines femmes ne changent pas. Elles vous pèsent, vous évaluent, vous échangent. Mais ce temps est révolu. J’ai changé, moi.
Fatima Fall
Depuis que j’ai appris que Khalil veut en épouser une autre, je vis dans une faille. Une fracture invisible a fendu mon monde en deux. Je marche, je mange, je ris même parfois… mais tout est faux. Un décor. Un théâtre où chaque sourire est un masque.
Je n’arrive pas à croire qu’il m’ait trahie. Moi qui ai grandi avec lui. Moi qui ai toujours su qu’il m’était destiné. Il ne pouvait en être autrement. Nos familles s’entrelacent, nos souvenirs s’emboîtent, et moi, je l’aime. Vraiment. D’un amour ancien et entêté. D’un amour qui ne conçoit pas la défaite.
J’ai tenté d’ignorer les murmures. J’ai nié l’évidence. Je me suis dit qu’il s’agissait d’une passade, d’une distraction sans importance. Mais chaque jour me prouve le contraire : il est sérieux. Il veut vraiment cette fille. Cette… domestique. Je ne peux même pas prononcer son nom sans ressentir une brûlure sur la langue.
Alors je me suis tournée vers Rosa. Ma confidente. Mon miroir. Mais ces derniers temps, elle aussi change. Quelque chose se ferme en elle. Elle devient distante, évasive. Comme si elle me cachait un pan entier de sa vie. Peut-être que nous ne nous connaissons pas autant que je le croyais.
Ce matin, j’ai frappé à sa porte, les lèvres serrées, le cœur chargé. Elle m’a ouvert, les cheveux encore humides, le regard pressé.
— Je t’avais dit de m’appeler avant.
— Tu ne répondais pas. Et j’ai besoin de toi. C’est important.
Elle hésite, entrouvre un peu plus.
— Entre. Vite. Mon homme est là.
— Ton homme ? Et tu ne me le présentes pas ?
— Ce n’est pas le moment. Je gère ma vie, Fatima. Toi, va gérer la tienne.
Je l’ai regardée longuement. Quelque chose s’est brisé. Une confiance. Une illusion peut-être.
Je suis sortie sans un mot. Direction l’université. J’avais une piste. Une rumeur que j’avais entendue au détour d’un couloir. Cette fille, Ousseynatou, serait harcelée par un professeur. Un certain Monsieur Sow. Il n’en faut pas plus pour construire une stratégie. Une faiblesse. Une faille. Une manière de la faire tomber.
Arrivée à l’université, je n’ai pas cherché à comprendre. On m’a indiqué son bureau. J’ai toqué, il a ouvert. Un homme d’un certain âge, lunettes épaisses, costume froissé. Son regard était celui d’un homme acculé.
— Monsieur Sow ? Bonjour. Je suis là pour vous parler d’Ousseynatou Kane.
Il a blêmi. Son visage a vacillé. Il s’est redressé, comme pour retrouver une autorité qu’il n’avait plus.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Allons, Monsieur Sow. Je sais tout. Les avances, les notes, les menaces. Si vous refusez de m’aider, je pourrais en faire un scandale public. Et vous savez comme la presse adore ce genre d’affaires.
Il a hésité, puis s’est laissé tomber sur son siège, vaincu.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Rien d’illégal. Juste… une mise en scène. Des photos. Une situation compromettante. Je veux que Khalil la voie. Je veux qu’il doute. C’est tout.
— Vous êtes dangereuse, mademoiselle.
— Non, monsieur. Je suis amoureuse. Et je refuse de perdre sans me battre.
Je me suis levée, droite, la tête haute. Je suis sortie sans me retourner. Dans ce monde, les femmes comme moi n’ont pas le droit de faiblir. On nous juge, on nous attend au tournant. Mais moi, je suis Fatima Fall. Je ne suis pas née pour être volée.
Ousseynatou Kane
Je ne sais plus depuis combien de temps je suis recroquevillée sur ce matelas. Les jours passent sans forme, sans couleur, sans musique. Le monde continue dehors, mais moi, je suis restée là, figée. Une douleur sourde m’habite, constante, comme une plainte muette dans mes entrailles. J’ai voulu croire. J’ai cru. Mais on ne construit pas un rêve sur les cendres du mépris.
Depuis que je suis rentrée de chez les Diouf, je n’ai pas prononcé un mot. Maman a essayé, avec sa voix douce et ses gestes tendres. Mais je n’ai plus la force. Même mon corps semble me lâcher. Je n’ai plus faim. Plus sommeil. Je n’ai plus envie.
Khalil a appelé. Plusieurs fois. Je l’ai vu s’afficher, insister. Mais que dire ? Que répondre à un homme qui veut me sauver alors que je suis déjà condamnée dans le cœur de sa mère ? Il mérite mieux. Une femme libre. Une femme que sa famille pourrait regarder en face. Pas une fille de cuisine.
Et puis, ce matin-là, mon père m’a appelée au salon. J’ai senti le piège dès que j’ai vu l’imam. Badara était là aussi, droit, pompeux, comme s’il célébrait déjà sa victoire. Ma mère, elle, gardait le silence, le regard perdu dans un coin de la pièce, comme si elle se forçait à ne pas pleurer.
Je me suis assise, les mains moites, la gorge nouée.
— Ousseynatou, tu me fais honte, a dit mon père d’un ton tranchant.
J’ai voulu lui dire que je ne comprenais pas, mais il m’a devancée.
— Tu crois que je ne vois rien ? Tu sors le soir, tu te fais déposer à l’aube par des hommes. Tu te crois dans quel monde ? Tu es ma fille, pas une dévergondée. Et j’ai décidé. Tu seras mariée à Badara. Aujourd’hui. Maintenant.
L’imam a baissé la tête. Il savait, lui aussi, que ce n’était pas une union mais une exécution. Ma mère n’a rien dit. Mais ses larmes coulaient, lentes et muettes, comme une pluie qui n’ose pas faire de bruit.
J’ai senti mon cœur s’arrêter. Ce n’était plus de la peur. C’était de la terreur. Mon sort venait d’être scellé, comme un jugement sans appel.
Mon père a ordonné à Dieynaba d’aller acheter le cola. Elle s’est levée, docile, comme toujours. Mais son regard m’a transpercée. Il disait autre chose. Il disait : je ne te laisserai pas tomber.
Et alors que le monde autour de moi s’effondrait, une minuscule braise s’est rallumée.
Dieynaba Kane
Je suis censée aller acheter du cola pour célébrer l’union de ma sœur… avec l’homme que j’aime. J’ai la tête qui tourne. Dans cette maison, tout est toujours décidé sans nous. On nous étouffe de traditions, on nous enterre sous des silences qu’on n’a jamais choisis.
Je remonte dans notre chambre, les jambes fléchissantes. Ousseynatou est assise, les yeux grands ouverts, mais absente. Une poupée figée dans un cauchemar qu’on lui impose. Son téléphone repose sur la natte, déverrouillé. Je le prends. Mes mains tremblent. Je cherche dans les contacts. Son nom apparaît : Khalil.
Je n’hésite pas. Je compose. Il décroche au bout de deux sonneries.
— Allô ?
— C’est Dieynaba… la petite sœur d’Ousseynatou, dis-je en retenant mes larmes.
Un silence. Puis une voix tendue :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est-elle ?
— Notre père… il veut la marier de force. Badara est ici. Il y a un imam. La cérémonie va commencer dans quelques minutes. Elle ne dit rien. Elle est en état de choc.
— Elle a accepté ?
— Non ! Elle n’a même pas pu parler. Je vous appelle en cachette. Elle ne sait pas que j’ai pris son téléphone. Venez, je vous en supplie…
Sa voix change. Il ne réfléchit plus, il agit.
— Je viens. Qu’elle tienne bon. Et toi aussi. Je suis en route.
Je ferme les yeux. Pourvu qu’il arrive à temps.
Khalil Diouf
Je suis avec Mamadou et Malick, le trio inséparable, attablés dans notre café habituel. On rigole doucement, on évoque les souvenirs de Saint-Louis, les histoires de cœur, les ambitions qui s’écrivent.
Mais au milieu de nos rires, mon téléphone vibre. C’est le numéro d’Ousseynatou. Mon cœur se serre, comme à chaque fois que son prénom s’affiche.
Je décroche.
— Allô ? Ousseynatou ?
— Non… je suis sa petite sœur, Dieynaba. Écoutez, je n’ai pas le temps de tout vous expliquer. Mon père veut la marier de force à notre cousin Badara. L’imam est là, ils vont faire la fatiha dans quelques minutes.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Où est-elle ?
— Elle est là, mais elle est brisée. Elle ne peut plus parler. Elle vous aime. S’il vous plaît, faites quelque chose !
Je me lève brusquement. Ma chaise tombe. Mamadou me regarde, alarmé.
— C’est Ousseynatou. Ils veulent la marier de force.
Pas besoin d’en dire plus. Malick et Mamadou se lèvent à leur tour.
— On y va, dit Mamadou. On ne la laissera pas tomber.
Je fonce. Je roule comme jamais je n’ai roulé. Mon cœur bat à tout rompre. Et dans ma tête, une seule certitude : je ne la laisserai pas à un autre. Pas tant qu’il me reste un souffle.