Episode 14 - Le poids du seuil

Aïcha Gueye
Je ne reconnais plus ma vie.
Il fut un temps où chaque recoin de cette maison respirait la tendresse, la complicité, l’élan joyeux des débuts. Un temps où Malick me regardait comme s’il n’existait rien d’autre, où sa mère m’appelait “ma fille” avec cette chaleur qui vous enveloppe et vous protège. Aujourd’hui, tout a changé. Tout me semble hostile, figé, désenchanté. Même les murs me jugent, impitoyablement silencieux. Le moindre sourire d’Absa est une gifle, chaque attention qu’on lui porte une écharde qui me déchire un peu plus.
Ce matin-là, comme tant d’autres, je me suis réveillée sans y croire. J’ai regardé le plafond longtemps, compté les secondes comme si cela pouvait ralentir l’écoulement de ce jour de plus à supporter. Dans la cuisine, les rires résonnaient déjà. Absa et ma belle-mère, unies dans une maternité complice. « Ne bouge pas trop, Absa, pense au bébé », disait-elle d’une voix caressante. Et moi, moi j’étais l’ombre qui passait sans bruit, la figure pâle qu’on oubliait dans un coin.
Quand Malick est rentré, il ne m’a même pas regardée. Il a lancé un “ça va” machinal, sans attendre la réponse. J’ai ouvert la bouche, puis je l’ai refermée. Ce n’était pas la peine. Il n’écoute plus. Il n’entend plus. Je ne suis plus qu’une pièce du décor, un rappel gênant d’une promesse ancienne qu’il n’assume plus.
Alors, j’ai pris mon sac. J’ai noué mon foulard avec des gestes lents, précis. Je suis sortie sans faire de bruit. Pas de taxi. Pas de direction précise. Juste marcher. Échapper.
C’est devant la maison de ma mère que mes pas m’ont menée, comme un instinct profond. Elle m’a vue arriver depuis la cour. Elle s’est levée sans rien dire, m’a ouvert les bras. Et j’ai fondu. Les larmes ont jailli sans retenue, trempant son boubou, ma dignité, tout ce que j’essayais de tenir droit depuis des semaines.
— Entre, ma fille. Bois un peu d’eau. Pose-toi.
Je me suis laissée tomber au sol, la tête sur ses genoux. Ses doigts ont glissé dans mes cheveux, et c’était tout ce dont j’avais besoin pour lâcher. Les mots ont suivi, par vagues. Le mépris. Le rejet. Le vide.
— Maman… je me perds. Je n’existe plus dans cette maison. Je n’ai pas su être la bonne épouse, pas su devenir mère… Et maintenant, je suis celle qu’on tolère.
Elle m’a regardée longuement, sans me couper.
— Tu vis ce que j’ai vécu, Aïcha. Quand ton père a pris une seconde épouse, j’ai cru que je mourrais. Je n’ai rien dit. J’ai serré les dents. Pas pour lui. Pour moi. Et pour vous.
— Mais toi, tu es forte…
— Et toi, tu es debout, Aïcha. Tu es là. Tu n’as pas plié. Tu es vivante. C’est ça, la force. Ce n’est pas de ne pas pleurer. C’est de continuer malgré les larmes.
Je l’ai regardée avec tout l’amour du monde. Ma mère. Ma seule alliée. Ma seule boussole.
Je suis restée là longtemps. Le silence entre nous disait mille choses. Je devrai rentrer. Je le sais. Mais pour l’instant, je respire.
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Fatima Fall
Je crois que je l’ai toujours su, au fond de moi. Que Khalil ne m’aimait plus.
Mais je m’étais accrochée. J’avais brodé autour de nous une histoire faite d’enfance partagée, de souvenirs enjolivés, de rêves communs qui n’existaient que dans ma tête. Je pensais que cela suffirait. Que l’amour viendrait, avec le temps, la tendresse, la convenance sociale.
Ce matin-là, alors que je coiffais mes cheveux devant la coiffeuse, j’ai reçu un message de Rosa. « On se voit ce soir ? » Je l’ai ignoré. Depuis quelques jours, quelque chose s’est brisé entre nous. Elle me cache des choses. Elle n’a pas été franche. Et dans ce moment où tout s’effondre, je ne peux plus supporter la trahison.
J’étais perdue dans mes pensées quand la porte de ma chambre a claqué. Ma mère est entrée, le souffle court.
— Fatima… il s’est marié ce matin.
Je me suis figée. Le monde s’est arrêté.
— Qui ?
— Khalil. Il a épousé cette fille. Ousseynatou.
Je me suis levée brutalement, les yeux écarquillés.
— Ce n’est pas possible. Il ne me l’aurait pas fait. Pas comme ça.
Elle a tenté de me calmer, mais mes pensées galopaient. Comment a-t-il pu ? Après tout ce que nous avons partagé ? Après tout ce que j’ai sacrifié ? Je hurlais intérieurement. Et puis mon père est arrivé.
Il ne m’a pas sermonnée. Il n’a pas haussé le ton. Il s’est assis, fatigué.
— Ma fille… je sais que tu souffres. Mais tu dois accepter. Khalil a fait son choix.
— Son choix ? Il m’a trahie ! Il m’a humiliée !
— Il a aimé une autre femme. Ce n’est pas un crime. C’est une douleur, oui. Mais pas une injustice. Tu dois te relever.
Je n’ai rien dit. Mais au fond de moi, quelque chose s’est brisé. Définitivement. Alors j’ai pris mon téléphone. J’ai appelé le professeur Sow.
— Vous m’aviez promis des preuves.
— Elle n’est plus revenue à l’université, mademoiselle.
— Faites en sorte qu’elle y revienne. Invention, convocation, peu importe. Je veux des images. Je veux qu’elle tombe.
J’ai raccroché. Ma vengeance ne sera pas bruyante. Elle sera lente, précise, fatale.
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Ousseynatou Kane
Le miroir ne renvoie plus la même image. Il me montre une silhouette apprêtée, une jeune femme que l’on s’affaire à transformer en épouse, mais je peine à me reconnaître dans ce visage poudré, ce pagne brodé, ce foulard rigide ajusté avec tant de soin. Tout est allé si vite. J’ai l’impression d’être prise dans le courant d’un fleuve dont je ne contrôle ni la force ni la direction.
Autour de moi, les femmes s’agitent, m’enveloppent, me parfument, me murmurent des bénédictions à l’oreille. Ma mère va et vient entre les chambres, le regard grave mais le pas assuré. Elle surveille chaque détail, comme si en maîtrisant le cérémonial, elle pouvait contenir le tumulte des émotions. Mais elle ne peut pas éteindre ce qui se passe en moi. L’effroi. L’euphorie. La crainte. L’amour.
Khalil.
Depuis qu’il a franchi la porte du salon avec son père, j’ai su que le cours de ma vie avait basculé pour de bon. Il s’est présenté à mon père, droit, digne, affirmé. Il n’a pas cillé lorsque Tacko Kane, ma tante paternelle, a élevé la voix, hurlé à l’affront, dénoncé l’humiliation d’avoir convoqué toute la famille du Fouta pour rien. Il est resté debout, face au tumulte, comme s’il m’y protégeait déjà.
Quand mon père m’a appelée pour parler en privé, j’ai su que l’instant était décisif. Il m’a regardée longuement, comme s’il cherchait la vérité au fond de mes yeux.
— Dis-moi, Ousseynatou… Est-ce que tu l’aimes ?
— Oui, papa.
Ma voix n’a pas tremblé. Je l’aime. Je l’aime d’un amour simple, mais profond, un amour qui m’étonne encore, qui me bouscule. J’ai ajouté, d’un ton ferme :
— C’est un homme bien. Respectueux. Il veut fonder un foyer avec moi. Ses parents sont au courant… Ils ont donné leur accord.
Ce dernier mensonge m’a brûlée les lèvres, mais je savais qu’il était nécessaire. Je ne pouvais pas risquer que le refus de la mère de Khalil devienne un obstacle insurmontable. Mon père a hoché la tête, pensif. Son regard s’est fait plus doux, mais aussi plus las. Il s’est senti piégé, je l’ai compris dans ses silences. Tacko avait déjà tout préparé. Le cola, les griots, la famille venue de loin, les traditions soigneusement convoquées.
Et c’est alors que Dieynaba s’est avancée, la tête haute, les yeux emplis d’une résolution nouvelle. Ma petite sœur, celle que j’ai toujours protégée, a dit calmement :
— Papa, si cela peut t’éviter la honte… Je suis prête à épouser Badara.
Un frisson m’a traversée. Elle a tourné vers moi un regard plein de tendresse et de courage. C’était son choix, sa façon de me tendre la main, de me libérer du poids du sacrifice. Mon père l’a regardée longtemps, silencieux, avant d’acquiescer.
Et ainsi, dans le même souffle, deux mariages ont été scellés. Le mien, avec Khalil. Le sien, avec Badara. Deux filles remises à deux hommes dans une même journée, pour deux raisons si différentes.
Je n’ai pas eu le temps de penser. Tout s’est enchaîné, les prières récitées par l’imam, les bises des tantes et des voisines. J’étais prise dans un tourbillon de mains, de tissus, de larmes discrètes. On m’a annoncé que Khalil avait envoyé une voiture. Que je devais rejoindre mon nouveau foyer ce soir même. Comme le veut la tradition.
Je suis montée dans la voiture sans me retourner. À mes côtés, une cousine me parlait doucement, mais je n’écoutais plus. J’avais le cœur lourd d’émotions contradictoires. Je pensais à maman. À papa. À Dieynaba. À cette maison d’où je venais d’être arrachée. Et à celle vers laquelle je me rendais.
Celle des Diouf.
Cette maison où l’on m’avait un jour crié que je ne valais rien. Que je n’étais qu’une fille de cuisine. Une domestique. Une illusion. Aujourd’hui, j’y retournais. En tant qu’épouse. En tant que femme aimée.
Je sentais en moi une force nouvelle. Une promesse silencieuse.
Je ne courberai plus jamais l’échine.
Je suis Ousseynatou Kane. Et je mérite d’être aimée.