Episode 16 - Le piège

Ousseynatou Kane
Il ne s’est écoulé que quelques jours depuis mon arrivée dans cette maison, et déjà, je me sens étrangère au bonheur que j’espérais. La chambre conjugale que j’occupe avec Khalil est un havre silencieux, un cocon protégé. Mais dès que j’en franchis le seuil, le reste de la maison m’écrase de regards en coin, de silences tranchants, de paroles chargées de mépris.
Khadija, ma belle-mère, ne s’adresse à moi que par nécessité, et chaque mot qu’elle prononce semble imbibé de fiel. Elle me regarde comme si j’étais une tache indélébile sur sa lignée. Quand elle parle de moi, c’est souvent pour évoquer “la fille qui faisait la cuisine ici”, ou pire, “la domestique montée en grade”. Parfois, elle me toise longuement sans un mot, avec un mépris si tranchant qu’il me brûle la peau.
Mberry, la sœur de Khalil, vient souvent à la maison ces derniers temps. Elle aussi ne manque jamais une occasion de me rappeler ma place — du moins celle qu’elle estime être la mienne. Elle me parle avec condescendance, comme à une enfant ignorante, ou comme à une rivale silencieuse qu’il faut écarter avec politesse empoisonnée.
Je fais pourtant tous les efforts pour ne pas leur donner matière à m’humilier. Après mes cours à l’université, je rentre directement ici. Je cuisine, je nettoie parfois la cuisine comme avant. Khalil s’en est offusqué.
— Tu n’as plus à faire ça, Ousseynatou. Tu n’es pas une employée, tu es ma femme, m’a-t-il dit avec cette douceur qui me fait toujours chavirer.
Mais j’ai insisté. Parce que c’est ainsi que j’apaise mes pensées, que je me sens utile, enracinée. Et peut-être aussi pour qu’on cesse de me reprocher d’être une intruse.
Souvent, quand je suis dans la cuisine, j’entends les rires au salon. Je sais qu’ils parlent de moi. Il y a des silences qui précèdent les regards, puis des chuchotements étouffés. Je les entends, même s’ils croient que non.
Je pleure parfois dans notre chambre. Discrètement. J’attends que Khalil s’endorme, ou qu’il prenne sa douche. Je ne veux pas qu’il s’inquiète. Il me défend, chaque fois qu’il le peut. Il affronte sa mère, se dresse face à sa sœur, et cela me touche. Mais je sais aussi que ce combat l’épuise. Je vois ses traits tirés, la colère contenue dans sa voix quand il répond à une pique lancée à mon encontre.
Et puis, il y a son père. Babacar Diouf. Lui seul, dans cette maison, me traite avec une forme de respect calme. Il m’appelle “ma fille”, parfois. Il me demande si mes cours se passent bien, si je me sens installée. Son regard n’a rien de hautain. Il ne m’offre pas de grands discours, mais il est là. Une présence discrète, bienveillante, rare.
Malgré tout cela, je me sens encore comme une étrangère ici. Une invitée tolérée dans une maison qui n’a pas été construite pour moi. J’avance sur un fil tendu entre deux mondes : celui de l’amour que Khalil me donne, et celui du rejet qu’on me fait ressentir.
Et dans ce déséquilibre permanent, je tente de tenir debout.
Fatima Fall
Le bureau de Khalil sentait le bois ciré et l’ordre. Rien ne dépassait. Ni les dossiers empilés, ni les objets décoratifs alignés avec soin. Il m’a accueillie avec son sourire poli, celui qu’il réservait désormais à toutes les femmes sauf une.
— Fatima, entre. Je t’en prie.
Je me suis avancée, le pas assuré, le cœur froid.
— Je ne suis pas venue pour te faire la guerre, Khalil. C’est strictement professionnel. Teranga Agro a besoin d’un nouveau lot de gombos et de tomates fraîches. Tu restes notre meilleur fournisseur.
Il a hoché la tête, sérieux, concentré. Il parlait, mais je ne l’écoutais qu’à moitié. Ses lèvres bougeaient, mais mes pensées étaient ailleurs. Sur elle. Sur Ousseynatou. Sur cette fille qui, par sa seule présence, m’avait volé tout ce que je croyais acquis.
Alors j’ai improvisé.
— Au fait… j’ai laissé mon téléphone au bureau. Tu pourrais me prêter le tien ? J’ai besoin d’appeler ta secrétaire pour fixer une livraison.
Il m’a tendu son portable sans hésiter. Confiance aveugle. Idiot.
Je suis sortie du bureau avec assurance. Je me suis éloignée dans le couloir, là où personne ne pouvait me surprendre. Et j’ai ouvert WhatsApp. J’ai surveillé que le statut d’Ousseynatou soit bien « en ligne ». Puis, j’ai tapé :
« Rejoins-moi à Terrou-Bi, chambre 18. Je veux qu’on soit seuls. »
Le message est parti. Je l’ai effacé dans la foulée. J’ai bloqué son numéro. Et j’ai rendu le téléphone à Khalil avec un sourire candide.
— Merci. C’est réglé.
Il m’a raccompagnée jusqu’à la porte. Je suis partie sans me retourner.
C’est ce soir que tout commence.
Ousseynatou Kane
Je sortais tout juste de la bibliothèque de la faculté quand mon téléphone a vibré. Un message. Un seul. De Khalil.
« Rejoins-moi à Terrou-Bi, chambre 18. Je veux qu’on soit seuls. »
Mon cœur s’est emballé. Ce n’était pas dans ses habitudes. D’ordinaire, il m’appelait, il me prévenait à l’avance, toujours soucieux de ne pas me faire courir. Mais ce message, court, presque brusque, avait un ton d’urgence tendre. Et puis… j’avais besoin de lui. J’avais besoin d’un moment à nous, loin de cette maison qui devenait trop étroite, trop blessante.
J’ai pris un taxi. Tout au long du trajet, j’ai serré mon sac contre moi. Un nœud d’inquiétude me nouait l’estomac, sans que je sache vraiment pourquoi. Peut-être à cause de l’heure, ou parce que la voix de ma mère me revenait en mémoire : « Ousseynatou, sois toujours prudente. »
Quand je suis arrivée à l’hôtel, je me suis dirigée vers la réception.
— Bonsoir. Je viens pour la chambre 18. Monsieur Khalil Diouf.
La réceptionniste a hoché la tête sans poser de questions et m’a tendu une clé magnétique. Tout semblait si simple, si bien préparé.
L’ascenseur me semblait trop lent. J’avais hâte de le voir, de me blottir contre lui, de retrouver dans ses bras un peu de chaleur, un peu de vérité.
La porte s’est ouverte avec un léger bip.
— Khalil ? ai-je murmuré.
Mais ce n’est pas lui que j’ai vu.
C’était le professeur Sow.
Debout, chemise entrouverte, l’air satisfait comme un serpent qui vient de capturer sa proie.
Mon cœur a raté un battement. J’ai reculé.
— Qu’est-ce que vous faites là ? Ce n’est pas possible. Je… Khalil m’a…
— Bienvenue, Ousseynatou. Je savais que tu viendrais, dit-il en refermant la porte derrière moi.
Je me suis ruée vers la sortie, mais sa main a saisi mon bras. J’ai hurlé. Il a essayé de m’apaiser, de m’enrober de ses mots sales.
— Lâchez-moi !
Je me suis débattue, j’ai réussi à m’extirper de son emprise. Je suis sortie précipitamment de la chambre, en pleurs, le souffle coupé. Je n’ai pas vu les flashs, mais je les ai sentis. Quelqu’un photographia