Deux lunes, Un ciel E17

Episode 17 - Chute d'innocence

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Khalil Diouf

Depuis quelques jours, quelque chose a changé. Ce n’est pas flagrant, ce n’est pas brutal, mais je le sens. Dans le regard d’Ousseynatou, dans ses silences trop prolongés, dans ses gestes retenus. Elle sourit encore, bien sûr, mais ce sourire n’atteint plus ses yeux. Elle parle, elle s’applique à être douce, mais je perçois les fêlures. L’ombre sous la lumière.

Ce matin encore, elle s’est levée avant moi. Je l’ai trouvée dans la cuisine, les mains tremblantes autour du manche d’une casserole. Je lui ai dit de se reposer, de laisser les tâches aux domestiques. Mais elle m’a regardé avec une insistance étrange et m’a répondu qu’elle en avait besoin. Que ça l’aidait à se sentir utile. J’ai respecté son choix, même si au fond, ça me ronge.

Je la regarde, là, penchée sur ses cahiers, les yeux rouges de fatigue. Elle révise, dit-elle. Les examens approchent. C’est pour ça qu’elle est distraite. Mais je sens bien que ce n’est pas que ça. Il y a une distance entre nous, nouvelle, sournoise. Quelque chose qu’elle ne me dit pas.

Je m’approche, je m’assois doucement à côté d’elle.

— Ousseynatou, tu es sûre que tout va bien ?

Elle lève les yeux, me sourit avec douceur, mais je vois l’ombre dans son regard.

— Oui, Khalil. Je suis juste fatiguée. Les cours sont denses… et je veux bien faire.

Je la crois. Ou plutôt, j’essaie. Mais mon cœur me souffle autre chose. Une inquiétude sourde. Comme si quelque chose lui pesait. Quelque chose qu’elle n’ose pas encore poser entre nous.

Je n’insiste pas. Je l’embrasse sur le front, me lève en silence. Et je prie pour que ce soit vraiment les examens. Pour que ce ne soit pas plus grave. Pour qu’elle me parle, quand elle sera prête.

Parce que je suis là. Et je l’aime. Mais l’amour, parfois, ne suffit pas à tout deviner.

 

Fatima avait soigné son apparence comme pour un rendez-vous décisif. Tailleur cintré couleur ivoire, escarpins vernis, maquillage irréprochable. Rien n’était laissé au hasard. Ce jour-là, elle n’était pas venue supplier ni pleurer : elle était venue frapper. Frappée au cœur.

Quand elle franchit la grille de la maison familiale des Diouf, Khadija et Mberry étaient installées au salon. Leur conversation s’interrompit aussitôt.

— Fatima, ma chérie ! s’exclama Khadija en se levant avec chaleur. Quel plaisir de te voir.

— Tu es resplendissante, ajouta Mberry avec un sourire admiratif.

Fatima répondit par une accolade légère, maîtrisée, avant de s’asseoir. Son regard glissa brièvement vers le couloir qui menait à la cuisine. Elle savait qu’Ousseynatou y était. À sa place. Celle des servantes.

Elle croisa les jambes avec assurance.

— Je suis venue vous parler d’Ousseynatou, déclara-t-elle d’un ton neutre, presque froid.

Les deux femmes se redressèrent immédiatement.

— Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? s’agaça Khadija.

Fatima prit une inspiration, puis sortit de son sac une enveloppe.

— Je crois que vous devez voir ça.

Elle étala sur la table des photos imprimées : des clichés pris devant un hôtel, d’autres dans un couloir sombre. On y voyait Ousseynatou, visage tendu, suivie d’un homme que Khadija identifia à peine, mais que Mberry reconnut aussitôt. Son sang se glaça.

— Ce n’est pas possible… murmura-t-elle.

— Qui est-ce ? demanda Khadija.

Mberry blêmit. La gorge nouée.

— C’est… c’est mon mari, balbutia-t-elle.

Le silence se fit brutal, oppressant.

— C’est donc lui, le professeur Sow ? reprit Khadija, les yeux écarquillés. C’est avec lui qu’elle couche ?

Fatima confirma d’un simple hochement de tête.

— J’ai aussi les messages, continua-t-elle en sortant d’autres feuilles. Des captures d’écran. Des mots doux, des rendez-vous. Elle joue la femme soumise ici, mais dehors, elle se donne à un autre homme.

— Appelle Khalil, ordonna Khadija à Mberry, déjà vacillante.

Quelques instants plus tard, Khalil entra, l’air intrigué.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Khadija lui tendit les photos sans un mot. Il les parcourut. D’abord confus, puis figé. Enfin, abattu.

— D’où ça vient ? souffla-t-il.

— Peu importe. Ce sont les faits, répondit Fatima.

Le cri de Mberry jaillit alors, comme une gifle.

— Espèce de traînée ! hurla-t-elle en attrapant les photos et en courant jusqu’à la cuisine.

Ousseynatou, surprise, se redressa, le torchon encore dans les mains. Mberry lui jeta les clichés au visage.

— C’est avec mon mari que tu sors maintenant ? Après avoir séduit mon frère, tu veux aussi ton beau-frère ?

— Madame, non… je… je ne sais pas de quoi vous parlez…

— Tu ne sais pas ?! On t’a vue ! Filmée ! Tu crois qu’on est aveugles ? Tu sors d’un hôtel avec lui, habillée comme une catin !

Khalil la suivit de près, les photos toujours à la main.

— Ousseynatou, c’est vrai ? Tu étais à l’université, tu m’as dit. Pourquoi… pourquoi cet hôtel ?

Mais elle ne parvint pas à parler. Sa bouche tremblait, ses yeux se remplissaient de larmes. Elle s’effondra sur la chaise, secouée de sanglots.

C’est à cet instant que Khadija entra à son tour.

— Il est temps qu’elle quitte cette maison.

— Maman, attends… On doit l’écouter.

— Assez ! coupa Khadija. Elle a trompé tout le monde. Ce n’est pas une épouse, c’est une honte ! Elle a sali notre nom, joué avec notre confiance. Je ne veux plus jamais la voir ici !

Un long silence s’abattit. Khalil ne répondit pas. Il était pétrifié. Mberry quitta la pièce, brisée, trahie doublement. Et Fatima, dans un coin du salon, savourait la scène. Elle avait gagné. Du moins, c’est ce qu’elle croyait.

La chambre baignait dans une lumière grise, tamisée par les rideaux tirés. Le silence n’était brisé que par les pas lourds de Khalil dans le couloir. Lorsqu’il poussa la porte, Ousseynatou se redressa d’un bond. Elle avait pleuré, ça se voyait : ses yeux rougis, ses joues striées de larmes, ses mains crispées sur le tissu de son boubou.

Khalil referma la porte derrière lui d’un geste sec. Son regard était dur, coupant. Il s’approcha lentement, les bras croisés, l’air plus froid qu’elle ne l’avait jamais vu.

— Tu vas me dire ce que tu faisais à l’hôtel Terrou-Bi avec le professeur Sow ?

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il haussa le ton.

— Tu pensais que je n’allais jamais le savoir ? Qu’on ne verrait pas ces photos ? Tu croyais quoi, Ousseynatou ?

— Khalil, laisse-moi t’expliquer…

— Non ! siffla-t-il. Pas d’échappatoire, pas de détour. Dis-moi exactement ce qui s’est passé. Je veux tout savoir.

Elle trembla. Elle baissa les yeux, puis les releva, paniquée, mais sincère.

— J’ai reçu un message. De ton téléphone. Je croyais que c’était toi. Il disait de venir… de te retrouver à l’hôtel. Chambre 18. J’ai cru que tu voulais qu’on parle, seuls. Loin d’ici. Loin de… tout ça.

Il serra les mâchoires.

— Et tu n’as pas eu un seul doute ? Pas une seconde tu ne t’es dit que c’était étrange ? Que je ne t’aurais jamais demandé une chose pareille de cette façon ?

— Je ne sais pas… j’étais à bout, Khalil. Je me sentais rejetée, humiliée. Je voulais juste te voir… loin de cette maison où je ne suis rien d’autre qu’une servante.

— Alors tu t’es précipitée dans une chambre d’hôtel sans même t’assurer que c’était moi ? Tu n’as pas réfléchi une seule seconde aux conséquences ?!

Elle baissa de nouveau la tête. Une larme coula, silencieuse.

— Ce n’est pas ce que tu crois, Khalil. Je t’en supplie…

Il recula d’un pas, comme pour prendre de la distance. Ses yeux brillaient d’une colère maîtrisée.

— Tu ne réalises pas dans quoi tu nous as plongés. Ma mère jubile. Fatima jubile. Même Mberry est persuadée que tu… que tu couches avec son mari. Tu m’as mis dans une situation impossible, Ousseynatou !

Elle se leva d’un bond, la voix tremblante.

— Tu crois vraiment que j’ai fait ça ? Que j’ai voulu te trahir ? Moi ?

Il détourna le regard, les poings fermés.

— Je ne sais plus quoi croire.

Un silence tendu s’abattit.

Puis il reprit, plus froidement :

— Il faut que tu partes.

Elle tressaillit.

— Quoi ?

— Retourne chez tes parents. Quelques jours. Le temps que j’éclaircisse tout ça. Ici, tu n’es plus en sécurité. Et moi, je ne peux pas te protéger dans cet état. Je suis en train de perdre pied.

Elle vacilla, mais ne protesta pas. Il ajouta d’un ton plus bas :

— Je viendrai te chercher. Quand j’aurai remis de l’ordre dans ce chaos.

Ousseynatou rassembla ses affaires en silence, le visage fermé. Mamadou l’attendait à la grille. En la voyant sortir, le regard vide, il comprit que quelque chose s’était brisé.

Khalil resta seul, debout dans le couloir.

Il venait de la renvoyer. Mais dans son cœur, c’était lui qui se sentait abandonné.

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