Deux lunes un ciel E13

Episode 13 - Le mariage

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Ousseynatou Kane

Le silence s’était abattu sur la maison comme un couperet. Tous les regards s’étaient tournés vers la porte, d’où venait de surgir Khalil, haletant, le front perlé de sueur. Sa voix avait fendu l’atmosphère tendue, claire et ferme :

— Ce mariage n’aura pas lieu. C’est moi qui vais épouser Ousseynatou.

Mon cœur s’était arrêté de battre. J’étais restée figée, incapable d’y croire. C’était lui. Il était venu.

Mon père, d’abord pétrifié, s’était levé lentement, le regard noir de méfiance. Il s’était avancé de quelques pas vers lui, le toisant du haut de sa stature rigide.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, la voix tranchante.

— Khalil Diouf, répondit-il sans trembler. Je suis celui qui aime votre fille et qui souhaite l’épouser.

Je vis le visage de mon père se tendre, surpris, presque désarçonné. Mais avant qu’il ne puisse répondre, un cri éclata derrière lui.

— Amadou ! Tu ne vas pas laisser passer ça comme ça ! s’écria tante Tacko, hors d’elle. Toute la famille est venue du Fouta ! Tu veux qu’on rentre avec la honte sur le front et les colas dans le sac ?

Elle se leva à son tour, indignée, ses bras battant l’air.

— Ce garçon ose interrompre la cérémonie, et tu lui parles ? Il humilie Badara devant tout le monde, et tu hésites ?

Mon père la fit taire d’un geste sec. Il se tourna alors vers moi, les traits durcis par le choc, mais son regard cherchait autre chose. De la vérité peut-être.

— Viens avec nous, dit-il brusquement.

Il entra dans la chambre avec ma mère et me fit signe de le suivre. Je ne sentais plus mes jambes, mais j’obéis.

Nous nous retrouvâmes tous les trois, enfermés dans cette pièce étroite où j’avais grandi. Mon père me regardait droit dans les yeux.

— Dis-moi la vérité, Ousseynatou. Est-ce que tu aimes ce garçon ?

— Oui, papa, répondis-je d’une voix tremblante. De tout mon cœur. Khalil est un homme bien. Il m’aime, il me respecte. Il veut m’épouser.

— Et ses parents ? Ils savent ? Ils sont d’accord ?

Je baissai les yeux, puis mentis doucement.

— Oui, papa. Ils sont au courant. Ils sont d’accord.

Il poussa un long soupir, se frotta le visage de ses deux mains. Ma mère, silencieuse jusqu’ici, fondit en larmes.

— Amadou, laisse-la suivre son cœur, murmura-t-elle.

Il se redressa, lentement. Son regard se durcit à nouveau, non pas contre moi, mais contre le dilemme qu’il portait. Sa sœur Tacko. Sa parole donnée. Le déshonneur qui planait comme une ombre sur les murs.

— C’est trop tard, dit-il, la voix brisée. Ils sont venus du Fouta. Toute la famille est là. Je ne peux pas annuler le mariage comme ça…

Je me figeai, glacée. Alors il allait quand même…

C’est là que Dieynaba entra sans frapper, le souffle court, les yeux pleins de larmes.

— Papa, dit-elle. Si tu veux sauver la face, je suis prête. Je vais épouser Badara à la place de ma sœur.

Je crus m’évanouir. Mon père leva vers elle des yeux surpris, troublés.

— Tu… tu es sérieuse ?

Elle acquiesça.

— Oui. Je l’aime depuis longtemps. Je n’ai jamais osé te le dire. Mais aujourd’hui, si ça peut éviter une honte à la famille, je suis prête.

Un silence pesant s’abattit sur la pièce.

Puis mon père hocha lentement la tête.

Et c’est ainsi que, quelques minutes plus tard, dans une confusion solennelle, les deux mariages furent célébrés. Moi, Ousseynatou Kane, mariée à Khalil Diouf. Et ma sœur, Dieynaba, unie à celui qu’elle avait aimé en silence : Badara.

Le reste du monde pouvait bien s’effondrer.

Moi, je tenais sa main. Et c’était tout ce qui comptait.

Khalil Diouf

La salle était encore empreinte de l’écho du mariage qui venait de s’achever. Les femmes rangeaient en silence les plateaux de colas et de dattes, les regards se croisaient, lourds d’interrogations, d’étonnement et parfois d’inquiétude. Amadou Kane, toujours debout, droit comme un chêne dans sa dignité blessée, m’avait invité à le suivre sous le grand manguier, un peu à l’écart.

— Khalil Diouf, me dit-il, le regard planté dans le mien, tu es maintenant le mari de ma fille.

Je baissai légèrement la tête, respectueux. Il reprit, d’une voix calme, mais ferme :

— Ce mariage s’est fait dans l’urgence, dans le fracas d’un refus. Mais maintenant qu’il est consommé, je veux connaître ta famille. Il n’est pas question que ma fille parte vivre chez des inconnus. Va chercher tes parents. Qu’ils viennent ici. Que je les voie. Et ce soir même, comme l’exige notre tradition, Ousseynatou rejoindra ton foyer.

Je sentis une chaleur étrange m’envahir. Non pas celle de la peur, mais celle d’un poids qui m’était désormais confié. Je hochai la tête, doucement, puis pris congé, promettant de revenir avant le crépuscule.

J’étais à peine monté dans ma voiture que Mamadou s’engouffra à mes côtés. Malick prit place à l’arrière. Le silence s’installa quelques secondes, pesant, presque moite. Puis Mamadou rompit l’équilibre :

— Tu réalises ce que tu viens de faire, Khalil ? Tu t’es marié sans prévenir personne. Même pas ton père.

— C’est un manque de lucidité, renchérit Malick. Tu crois qu’aimer suffit à effacer les traditions ? Et Fatima, tu y as pensé ? À ta mère ?

Je serrai le volant. Mon regard restait fixé droit devant, sur l’asphalte qui défilait, mais ma mâchoire trahissait la tension.

— Vous croyez que j’avais le choix ? Vous auriez voulu que je la laisse tomber entre les mains de cet homme qu’on lui imposait ? C’est moi qu’elle aime. Et je l’aime. J’ai fait ce que j’estimais juste.

— Tu es un bon gars, Khalil, reprit Mamadou plus calmement. Mais ce mariage ne se vit pas qu’à deux. Il faut composer avec les familles. Surtout la tienne.

Je ne répondis rien. J’accélérai, comme pour fuir leurs paroles, ou peut-être leur donner raison par le silence.

Lorsque j’arrivai à la maison, la lumière du bureau de mon père filtrait sous la porte. J’inspirai profondément et toquai trois fois. Sa voix grave me répondit aussitôt. J’entrai.

Il était assis derrière son grand bureau en acajou, lunettes au bout du nez, un carnet à la main. Il leva les yeux, m’observa un instant, puis reposa son stylo.

— Te voilà.

Je m’assis en face de lui, les épaules tendues. Le silence entre nous était celui d’un père déçu, d’un fils coupable. Je pris la parole, sans détour :

— Papa, je me suis marié.

Il haussa les sourcils, surpris.

— Avec Ousseynatou. Ce matin même. Chez elle.

Il ôta ses lunettes. Ses traits se figèrent.

— Tu t’es marié, Khalil ? Sans ta mère ? Sans moi ? Sans même en parler ? Tu t’imagines seul dans ce monde ?

— J’ai voulu protéger Ousseynatou, lui éviter un mariage forcé. Je n’avais pas le luxe du temps, papa.

Il ferma les yeux un instant, puis soupira profondément.

— Tu aurais dû venir me voir. Je t’aurais écouté. Je t’aurais conseillé. Tu as agi avec précipitation, et ta mère ne te le pardonnera pas.

Je relevai la tête.

— Elle ne veut déjà pas entendre parler de ce mariage. Mais Amadou Kane veut vous rencontrer. Il veut que vous veniez, ce soir. Il exige que sa fille rejoigne mon foyer.

Il resta silencieux. Puis, d’un geste lent, il se leva.

— Alors allons-y. Nous allons parler à ta mère ensemble. Si elle crie, je lui répondrai. Ce mariage est fait. Et tu es mon fils. C’est tout ce qui compte.

Nous traversâmes le couloir ensemble. Mon père, imposant dans sa stature, avançait à pas lents mais assurés. Ma mère était au salon, seule, assise avec son thé, l’air paisible. Quand elle nous vit approcher, elle fronça les sourcils.

— Vous deux ? Qu’y a-t-il ?

Je pris la parole. Il fallait que ce soit moi.

— Maman, je me suis marié.

Elle reposa sa tasse avec lenteur. Son visage se ferma.

— Avec qui ?

— Avec Ousseynatou.

Elle se leva d’un bond, ses yeux brillants de rage.

— Qu’as-tu dit ?! Tu oses… tu oses m’humilier de la sorte ?

— C’est déjà fait, ajouta mon père d’un ton calme. Ce n’est plus une hypothèse. C’est un fait.

— Cette fille n’entrera pas dans ma maison ! Pas tant que je suis vivante ! hurla-t-elle, sa voix déchirant le silence.

— Ce n’est pas ta maison, Khadija , répliqua mon père. C’est la nôtre. Et ce garçon est notre fils. Si sa femme est digne de lui à ses yeux, elle le sera aux miens.

Elle le fixa, tremblante.

— Tu choisis cette fille contre ta propre femme ?

— Je choisis mon fils. Et je choisis de l’accompagner. Ce soir, je vais voir Amadou Kane. Il m’attend.

Il me jeta un regard, puis se détourna sans attendre sa réponse. Je le suivis, le cœur lourd mais empli d’un respect nouveau. Mon père n’était pas un homme tendre, mais c’était un homme juste.

C’est un silence dense qui régnait dans la voiture, seulement troublé par le ronronnement du moteur. Mon père était assis à mes côtés, droit, l’air impassible, les bras croisés sur son boubou beige soigneusement repassé. Moi, je serrais le volant, partagé entre la fierté d’avoir su le convaincre et la crainte de ce qui allait suivre. Un poids nouveau, presque solennel, m’écrasait la poitrine : j’allais présenter mon père à celui d’Ousseynatou, déposer la dot, officialiser l’irréversible.

Dans le coffre, une enveloppe scellée, contenant les cinq millions exigés par la tradition. Mon père n’avait rien dit en l’apprenant. Il s’était contenté de hocher la tête et de faire le nécessaire. Il n’était pas de ceux qui protestaient contre la coutume, même lorsqu’elle les heurtait. Il était de ceux qui agissent avec honneur.

En arrivant, la cour des Kane baignait dans une lumière de fin d’après-midi. Les chaises disposées le long du mur témoignaient des visites récentes. L’odeur du thiéboudienne flottait dans l’air, mêlée à celle du charbon encore chaud. Je reconnus la silhouette vive de Dieynaba qui s’affairait autour de grandes marmites. Plus loin, des femmes discutaient à voix basse. Ma mère n’était pas là, mais sa résistance planait encore dans mon esprit, comme un tambour sourd.

Mon père me fit signe de le suivre. Il portait l’enveloppe dans une main, l’autre posée contre son flanc. Nous fûmes introduits dans le salon, où Amadou Kane nous attendait. Il nous salua avec cette sobriété qui lui était propre. Puis, sans effusion, il nous invita à nous asseoir.

— Monsieur Diouf, dit-il avec un signe de tête, bienvenue.

Mon père hocha la tête à son tour.

— Merci de nous recevoir. Je viens en homme de paix. Mon fils m’a mis devant les faits. Je suis ici pour respecter ce choix, même si je ne le comprends pas entièrement.

Il sortit l’enveloppe et la déposa sur la table.

— Voici la dot. Ce que vous avez demandé, et davantage encore.

Amadou resta silencieux quelques secondes, puis saisit l’enveloppe. Il la posa soigneusement à côté de lui, sans l’ouvrir.

— Nous avons déjà célébré le mariage, dit-il. Mais il est bon que les pères se voient. La vie est longue, et les rancunes familiales trop faciles à entretenir. Ma fille, je l’ai confiée à ton fils. Elle est à lui, maintenant.

Mon père acquiesça, pensif.

— Je voulais aussi m’entretenir avec son épouse, avec sa mère. Mais on m’a dit qu’elles étaient à la cuisine.

— Aminata prépare ses filles. Elle reviendra plus tard. Vous pourrez la voir à ce moment-là, si vous le souhaitez.

Mon père se redressa, jeta un œil discret autour de lui.

— Ce n’est pas urgent. Elle me verra une autre fois. Ce soir, l’essentiel est fait.

Je pris la parole à mon tour, plus ému que je ne voulais l’admettre.

— Merci, monsieur Kane. Merci d’avoir accepté. Je promets de rendre votre fille heureuse.

Il me regarda longuement, son regard plus doux qu’à notre première rencontre.

— J’espère que tu tiendras cette promesse, Khalil. Car ce n’est pas seulement mon enfant que tu épouses. Tu prends avec elle son silence, ses cicatrices, ses espoirs.

Je baissai les yeux, puis hochai lentement la tête.

Nous prîmes congé peu après. Sur le chemin du retour, mon père resta silencieux. Mais au moment de descendre, il se tourna vers moi et dit simplement :

— Tu as scellé ton destin, Khalil. À toi d’en faire une vie.

 
 
 
 
 
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