Episode 18 - cœurs brisés

Aïcha Gueye
Le déjeuner s’était déroulé sans incident. Un moment presque serein, comme suspendu, fragile, presque trop lisse pour être vrai. J’avais mis tout mon cœur à préparer le yassa poulet. Chaque geste en cuisine, chaque épice ajoutée, chaque morceau de citron confit avait été soigneusement dosé, comme une prière muette pour la paix. Je voulais que tout soit parfait. Que Khar ne trouve rien à redire. Que Malick sente, ne serait-ce qu’un instant, que sa femme restait présente, digne, à sa place.
Après avoir débarrassé la table, je m’étais éclipsée en silence dans la cuisine pour préparer du bissap. Nature. Pas trop sucré. Juste ce qu’il faut de douceur, pour adoucir l’amertume. Une boisson simple, sans prétention, comme moi.
Je l’avais versé dans trois verres. L’un pour Malick, l’autre pour sa mère, et enfin le dernier… pour elle. Absa. Celle qui portait désormais l’espoir de toute une famille dans son ventre. Celle qui avait éclipsé ma place, mon nom, mon amour. Celle qui, sans un mot, avait volé la lumière.
— Va lui en donner dans sa chambre, m’avait soufflé Khar.
Sa voix était douce, presque polie. Mais son ton ne laissait place à aucun refus. J’avais obéi, bien sûr. Comme toujours.
J’étais montée, le verre en main, le cœur noué. Absa était allongée sur son lit, le téléphone à la main, les écouteurs dans les oreilles. Elle ne m’a pas regardée tout de suite. À peine un battement de cils.
— Tiens, avais-je simplement dit.
Elle avait pris le verre sans un merci, sans un sourire. Et moi, j’étais redescendue, comme si de rien n’était. Comme si ce simple geste n’avait pas ravivé, en moi, toutes les plaies ouvertes.
Je m’étais rassis dans le salon, sans bruit. J’aurais aimé qu’on m’adresse la parole. Juste une phrase. Un regard. N’importe quoi. Mais ils parlaient entre eux, comme si j’étais invisible.
Et puis… ce fut le cri.
Un hurlement aigu, perçant, glaçant.
— Malick ! Maman ! Aaahhh !
Nous nous sommes tous levés d’un bond. La voix venait de l’étage. La chambre d’Absa. J’ai couru comme les autres. Je l’ai vue, recroquevillée sur le lit, les mains pressées contre son ventre, le visage ravagé par la douleur.
— J’ai mal ! Mon ventre ! J’ai… j’ai mal !
Malick l’a portée sans réfléchir, comme si son corps savait déjà quoi faire. Il a dévalé les escaliers. Khar courait derrière, hurlant à la mort. Moi… moi, j’ai voulu monter dans la voiture aussi. Mais d’un seul geste, sec, brutal, sa mère m’a stoppée.
— Toi, reste ici.
J’ai vu la portière claquer. Et la voiture partir.
J’ai refermé la porte, seule.
Les heures ont passé dans un silence dévorant. Je n’osais ni m’asseoir, ni prier, ni pleurer. Le bissap… je le revoyais dans le verre. L’avais-je laissé ouvert trop longtemps ? Quelqu’un aurait-il pu… Non. C’était impossible.
Puis ils sont rentrés.
Absa était allongée à l’arrière, le teint cireux, la voix éteinte. Khar l’a aidée à sortir, tandis que Malick ouvrait la voie, le visage figé. Personne ne me regardait. Personne ne disait un mot.
Puis Khar s’est tournée vers moi, la voix coupante :
— La sage-femme a dit qu’elle avait avalé quelque chose. Un comprimé. Quelque chose qui a provoqué… ça.
Je suis restée figée.
— Un comprimé ?
Mon cœur s’est arrêté. Mon souffle s’est coupé.
— Elle allait bien, Aïcha. Jusqu’à ce qu’elle boive ton jus de bissap.
Un silence de mort est tombé sur la maison.
Je les ai vus. Tous. Tourner leurs regards vers moi.
Malick… il ne m’a pas crié dessus. Il n’a pas demandé d’explication. Il n’a même pas haussé la voix. Il a juste… passé devant moi.
Comme si je n’avais jamais été là.
Comme si j’étais déjà morte pour lui.
Et c’est là, dans ce vide-là… que j’ai compris.
Quelque chose s’était définitivement brisé.
Le silence régnait dans la maison ce matin-là. Un silence dense, chargé, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.
Aïcha était sortie de bonne heure, prétextant quelques courses. Depuis l’incident d’Absa, elle ne supportait plus l’atmosphère étouffante qui s’était installée. Elle fuyait les regards, les chuchotements, l’indifférence glaciale de Malick.
Lui, justement, était resté là, seul, assis au bord du lit conjugal. Ses coudes enfoncés dans ses genoux, les mains serrées contre son front, il fixait le vide. Les paroles de sa mère lui revenaient, comme un poison lent qui se répandait dans sa mémoire.
— Ce n’est qu’après avoir bu son jus qu’elle a commencé à saigner…
Il avait voulu croire à un simple hasard. Refusé d’écouter la rumeur. Mais depuis… il doutait. Il doutait comme on commence à douter d’une lumière qui vacille, d’un amour qui s’effiloche, d’un regard trop fuyant.
Comme pour s’arracher à ses pensées, il se leva d’un bond. Il ouvrit un tiroir au hasard, à la recherche d’un reçu, d’un vieux carnet, d’un prétexte pour occuper ses mains. Mais ce fut autre chose qui attira son attention.
Une boîte. Petite. Blanche.
Un flacon.
Il le saisit. Retourna l’étiquette. Et son cœur s’arrêta.
Cytotec.
Le nom claqua dans sa tête comme une détonation.
Un médicament interdit, utilisé pour provoquer des avortements clandestins. La sage-femme l’avait mentionné à voix basse, presque honteusement. Il avait fait semblant de ne pas entendre.
Mais maintenant… il ne pouvait plus fuir.
Ses doigts tremblaient. Sa gorge se serrait. Il se rappelait le goût du jus de bissap, la scène brutale dans la chambre d’Absa, les cris, la peur, le sang.
Et ce flacon était là. Dans leur chambre.
Un frisson glacé le traversa.
Il se leva d’un bond, le regard en feu. La douleur se mua en rage.
— AÏCHA !
Le cri fendit la maison comme un coup de tonnerre. Des pas précipités se firent entendre. Absa sursauta dans sa chambre. Khar se leva brusquement. Les domestiques s’arrêtèrent net, pétrifiés.
Aïcha entra, haletante, le visage inquiet.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Malick, tu m’as fait peur…
Il ne répondit pas. Il brandit le flacon vers elle, le bras tendu comme un glaive accusateur.
— C’est quoi, ça ?!
Le monde s’arrêta. Aïcha blêmit aussitôt. Ses yeux s’agrandirent de stupeur. Elle voulut parler, mais les mots se perdirent dans sa gorge.
— Ce… ce n’est pas ce que tu crois…
— Tais-toi ! hurla-t-il. Tu veux que je croie quoi, hein ?! Tu as voulu tuer mon enfant ?! Mon fils ?!
— Malick, non… je te jure que ce n’est pas moi…
— Mensonge ! rugit-il. Tout concorde ! Le jus, le moment, les douleurs… ce comprimé ! Tu l’avais ici, dans notre chambre !
Il jeta le flacon sur le sol, furieux, le souffle court.
— Tu étais jalouse… C’est ça ? Tu n’as pas supporté qu’Absa soit enceinte ? Tu l’as empoisonnée !
Aïcha chancela.
— Je t’aime, Malick… je t’en supplie, regarde-moi. Je ne ferais jamais ça. Ce n’est pas moi…
Elle tomba à genoux, les mains tendues vers lui. Mais il recula, comme si elle était devenue une étrangère.
— C’est fini, Aïcha. Fini.
Sa voix était froide. Tranchante.
— Je te répudie. Tu entends ? Je ne veux plus te voir dans cette maison. Tu es morte pour moi.
Il tourna les talons. La porte claqua derrière lui.
Et dans le silence qu’il laissa, Aïcha s’effondra, seule. Comme un souffle éteint.
Ce matin-là, elle ne perdit pas seulement un mari.
Elle perdit tout ce qu’elle croyait être.
Ousseynatou Kane
Je serre mes sacs contre moi comme si ma vie en dépendait. Deux sacs. C’est tout ce qu’il me reste d’un mariage, d’un foyer, d’un amour en lequel j’avais placé tant d’espoir. Je marche lentement, le cœur meurtri, les pieds lourds. Je n’ai même pas tenté de me justifier. À quoi bon ? Que pouvais-je dire qui n’aurait pas été balayé d’un revers de main ? Que les photos étaient truquées ? Que je m’étais rendue à cet hôtel croyant retrouver mon mari ? Que tout cela était un piège ? Non. Personne ne m’aurait crue. Pas même lui.
Khalil.
Rien que de penser à son regard, je sens une douleur sourde me fendre la poitrine. Ce regard… il était plein de doute, d’incompréhension, de colère rentrée. Un regard d’étranger. Il ne m’a pas hurlé dessus. Non. C’était pire. Il m’a regardée comme on regarde un mensonge, comme on contemple la chute de ce qu’on croyait solide. Et puis il a dit que je devais rentrer chez moi. Le temps que les choses se tassent.
Chez moi.
J’ai remis mon voile, ajusté mon pagne, et j’ai marché. Une femme chassée. Une épouse rejetée. Une étrangère dans les deux maisons. Je suis arrivée devant la porte de mes parents sans bruit. Le portail était entrouvert. Je l’ai poussé du bout des doigts, comme si ma présence pouvait déranger.
L’odeur du couscous flottait encore dans l’air. Cette odeur d’après-midi paisibles, de tendresse partagée. Mais aujourd’hui, elle m’étouffe. Rien n’a le même goût. Je suis rentrée, les yeux encore humides. Je n’ai croisé personne. Le silence me frappait comme un reproche.
Je suis allée poser mes sacs près de la porte, puis j’ai avancé dans le couloir. J’ai vu que la porte de la chambre de Dieynaba était entrebâillée. J’ai frappé doucement.
— Dieynaba… c’est moi.
Pas de réponse. Juste un souffle étouffé.
Je suis entrée. Elle était là, recroquevillée sur le lit, les cheveux en désordre, le visage gonflé, fatigué, comme lavé à grandes eaux de sel. Elle a tourné vers moi des yeux vides, et j’ai immédiatement su que quelque chose n’allait pas.
— Dieynaba ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle a tenté de se redresser, mais son corps semblait trop lourd. Ses bras portaient des bleus, ses poignets étaient marqués. Elle a murmuré, la voix brisée :
— Il m’a frappée. Encore. Cette fois… cette fois, c’était trop.
Je me suis approchée, le cœur serré, et je lui ai pris la main. Elle était glacée.
— Oh non… ma sœur…
— Il m’a accusée d’être impure. D’avoir eu un autre homme. Il disait que j’étais comme toi. Et sa mère… elle répétait que je suis pareille que maman. Une femme facile.
Je n’ai pas su quoi dire. Mes larmes ont coulé sans que je puisse les retenir. Je l’ai serrée contre moi. Je sentais son chagrin contre ma poitrine, aussi profond que le mien. Deux femmes abîmées par les regards, les mots, les préjugés. Deux sœurs qui n’avaient voulu que l’amour, et qui avaient récolté l’humiliation.
— Et moi… je viens d’être chassée. Accusée d’avoir une liaison avec un homme marié. Mberry m’a hurlé dessus. Khadija m’a ordonné de quitter la maison. Et Khalil… Khalil m’a laissée partir.
Nous avons pleuré ensemble. Sans pudeur. Sans retenue. Nos chagrins ont fusionné. Nos peines se sont reconnues.
Le silence est revenu. Un silence différent. Pas celui de la honte. Mais celui du réconfort, de la fatigue, de la résilience.
— On va s’en sortir, j’ai murmuré. Je te le promets.
— Ensemble, a-t-elle répondu, la voix tremblante.
Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti que ce mot, ensemble, avait encore un sens.