Episode 21- Les vérités enfermées

Khalil marcha longtemps. Sans destination précise. Juste le besoin de mettre de la distance entre lui et ce qu’il venait d’entendre. Entre lui et ce qu’il venait de comprendre. Le monde lui paraissait flou, comme s’il voyait à travers une vitre tremblante.
Quand il arriva devant la maison des Fall, il resta un moment figé. Les murs blancs, la grille élégante, les fleurs alignées dans les pots de terre cuite… Tout semblait paisible. Mais lui, il bouillonnait.
Il sonna.
C’est Rokhaya qui ouvrit. Surprise, méfiante.
— Khalil ? Tu cherches ton père ?
Il secoua la tête, la voix dure :
— Je veux voir Fatima.
— Elle est dans sa chambre, mais…
Il ne la laissa pas finir. Il entra, les pas fermes, le regard fixe. Il gravit les escaliers sans attendre qu’on l’y invite, poussa la porte sans frapper.
Fatima était assise sur son lit, le dos appuyé contre un oreiller, les yeux rivés à l’écran de son téléphone. Quand elle le vit, elle sursauta.
— Khalil ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
Il s’approcha, sans un mot, puis s’arrêta à quelques pas d’elle. Son regard était glacial, comme sculpté dans une colère ancienne.
— Pourquoi ?
Elle blêmit. Un silence. Puis une tentative d’esquive.
— De quoi tu parles ?
— Ne joue pas. Pas avec moi. Pas aujourd’hui.
Il sortit de sa poche un papier froissé, une copie du dépôt de plainte. Et un autre : le procès-verbal de Sow. Il les jeta sur le lit.
— Tu lui as soufflé l’idée. Tu lui as donné le lieu. Tu m’as piégé.
Elle voulut se lever, mais ses jambes fléchirent. Elle resta là, pétrifiée.
— Khalil, je… Je ne voulais pas que ça aille aussi loin. Je ne savais pas qu’il…
— Quoi ? Qu’il allait la salir ? La suivre dans un hôtel ? Lui tendre un piège aussi sordide ? Tu l’as voulu. Tu l’as construit. Et tu m’as regardé douter d’elle, la rejeter, la briser… sans rien dire.
Il s’approcha, lentement. Sa voix était basse, mais chaque mot frappait comme un coup.
— Tu n’as pas seulement trahi Ousseynatou. Tu m’as trahi, moi. Tu as piétiné ce que j’avais de plus précieux. Mon amour. Ma confiance. Et tout ça, pour quoi ? Pour me garder près de toi ? Pour me punir d’avoir aimé une autre ?
Les larmes montèrent aux yeux de Fatima.
— Je t’aimais, Khalil. Tu comprends ça ? Je t’aimais. Et elle… elle m’a tout pris. Elle ne méritait pas ton regard. Pas ton cœur. Pas ta tendresse. J’ai perdu la tête…
Il ferma les yeux un instant, puis murmura :
— Non. Tu n’as pas perdu la tête. Tu as choisi. Tu as choisi le mensonge, la manipulation, la cruauté.
Il recula. La regarda comme on regarde un inconnu.
— Je ne sais pas si je pourrai jamais te pardonner. Pas pour ce que tu as fait à elle. Mais pour ce que tu as détruit en moi.
Il fit demi-tour.
Mais avant de sortir, il s’arrêta.
— Je vais la retrouver. Je vais réparer. Et toi, Fatima… prie pour que la vérité ne te tombe pas dessus avec la même violence que tu as offerte aux autres.
Il referma la porte.
Et laissa derrière lui une chambre figée dans la stupeur. Et une jeune femme assise sur les ruines de son propre cœur.
Il attendait depuis un moment devant la maison des Kane. Il avait hésité, tourné en rond dans le quartier, cherché les mots, puis renoncé à en trouver d’autres que ceux qu’il portait en lui. Le portail lui était familier, désormais. Mais tout, autour, lui semblait étranger. Comme si depuis qu’elle était partie, quelque chose s’était décalé dans l’espace.
Quand enfin la porte s’ouvrit, son souffle se coupa net.
Ousseynatou descendait les marches. Elle portait un sac, son regard était droit, impénétrable. Elle s’arrêta dès qu’elle le vit.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il s’avança d’un pas, les mains tremblantes.
— Te parler. Juste quelques minutes.
— Tu ne devrais pas être ici.
— Je sais. Mais je n’ai pas pu faire autrement.
Elle soupira. Il y avait dans ses yeux une lassitude nouvelle, un mur bâti sur des silences. Elle hésita, puis recula de quelques pas pour s’asseoir sur le banc sous l’arbre. Il la suivit, sans s’asseoir trop près.
Le vent remuait à peine les feuilles. Le monde semblait suspendu à leurs mots.
— Je suis allé au commissariat, dit-il. J’ai vu Sow. Il a tout dit. Le piège, les photos, l’hôtel. Il a même cité Fatima. Il a dit qu’elle avait tout orchestré.
Ousseynatou détourna les yeux. Elle ne dit rien.
— Tu étais innocente. Et moi… moi je t’ai regardée comme si tu étais coupable. Je t’ai laissée seule. Et maintenant, je…
— Tu regrettes ? coupa-t-elle.
Il hocha lentement la tête.
— Je voudrais réparer.
Elle le fixa.
— Réparer ? Khalil, tu n’as pas seulement douté de moi. Tu m’as salie par ton silence. Tu m’as trahie par ton absence. Tu as regardé la douleur dans mes yeux, et tu as tourné le dos.
Il voulut répondre, mais elle leva la main.
— Je ne veux pas t’entendre dire que tu es désolé. Je ne veux pas de promesses. Ce que j’ai vécu… je ne pourrai jamais l’oublier. Ni les regards. Ni l’humiliation. Ni la peur de devoir me justifier pour une faute que je n’ai pas commise.
Il baissa la tête, la gorge nouée.
— J’étais perdu…
— Moi aussi. Mais tu avais le choix. Et tu ne m’as pas choisie.
Elle se leva.
— C’est terminé, Khalil.
— Je t’aime toujours Ousseynatou ?
— Alors aime-moi de loin. Laisse-moi me reconstruire.
Elle rentra sans se retourner.
Et lui, assis là, les coudes sur les genoux, sentit pour la première fois que le pardon est un chemin qu’on ne mérite pas toujours d’emprunter.
Chez BD Auto, le marbre au sol reflétait la silhouette nerveuse d’une jeune femme, droite, déterminée, le regard oscillant entre assurance et timidité.
Dieynaba Kane tenait une chemise cartonnée contre sa poitrine. Son dossier de stage. Son avenir, peut-être.
— Bonjour, lança-t-elle d’une voix claire à la réceptionniste. Je viens déposer une candidature.
— En master ?
— En licence de droit
La réceptionniste hocha la tête, prit la chemise et lui demanda de patienter un instant.
Il n’y avait aucune raison que Mamadou Samb, le directeur général, passe par là ce matin-là. Aucune raison pour qu’il délaisse ses réunions, son bureau climatisé, ses appels importants.
Mais le destin a ce goût de coïncidence que seul le cœur sait reconnaître.
Il descendait les marches avec son allure calme, sa montre italienne, son costume sur-mesure. Lorsqu’il aperçut Dieynaba, il s’arrêta net.
Ce ne fut pas un choc, ni un éclair. Plutôt une dissonance, un frémissement. Quelque chose dans la posture, dans ce mélange d’élégance discrète et de nervosité.
Leurs regards se croisèrent.
— Tout va bien, mademoiselle ? demanda-t-il, sans savoir pourquoi il s’adressait à elle.
Dieynaba se redressa, surprise.
— Je… Je venais juste déposer une demande de stage. Droit et gestion des entreprises. Je sais que vous avez un service juridique interne.
Mamadou s’approcha, saisit doucement la chemise que la réceptionniste allait classer.
— Laissez, dit-il. Je vais la lire moi-même.
Dieynaba baissa les yeux, soudain troublée.
— Merci, monsieur.
— Mamadou Samb, se présenta-t-il. Directeur général. Et vous êtes ?
— Dieynaba Kane.
Un silence.
Ce nom, ce visage. Il ne savait pas encore pourquoi cela résonnait en lui. Il savait juste qu’il ne voulait pas la laisser partir si vite.
— Vous avez un peu de temps ? Si vous êtes venue jusqu’ici, autant qu’on discute directement.
— Je… Oui, bien sûr.
Il l’invita à le suivre jusqu’à une salle vitrée. Elle s’assit, droite, les mains croisées.
Pendant qu’elle parlait de ses études, de ses envies, de ce que le droit représentait pour elle, Mamadou l’écoutait, mais avec un décalage étrange : comme si sa voix lui parvenait de loin, à travers un filtre de fascination. Une voix posée, des idées claires. Un regard franc.
Mais ce n’était pas que son intelligence qui le captait.
Il y avait autre chose. Une fêlure. Un mystère.
— Vous commencez quand votre stage universitaire ? demanda-t-il.
— Dès le mois prochain. Je suis prête à apprendre. Je veux juste une chance.
Il sourit.
— Alors vous l’aurez.
Elle sourit en retour, timidement.
— Merci.
Elle se leva. Il lui tendit la main. Et quand leurs doigts se touchèrent, une étincelle muette passa.
Depuis son retour de la maison des Diouf, Aminata ne disait plus un mot.
Elle n’avait rien raconté. Ni à Amadou, ni aux filles. Elle se levait tôt, préparait le petit-déjeuner comme si de rien n’était, puis s’asseyait dans la cour, le regard fixe, lointain, comme happée par une autre époque. Le lendemain soir, alors que le vent chaud remontait de la savane, elle rentra plus tard que d’habitude. Sa silhouette se dessina dans l’ombre du portail, lente, fatiguée, comme alourdie par les années.
Le ciel, voilé de gris, semblait porter avec elle le poids d’un secret revenu de loin. Aminata s’arrêta un instant sous le manguier, son foulard glissant sur ses épaules. Puis elle entra dans la maison, sans un mot, les traits tendus, les yeux brillants d’un éclat trouble.
Dans le salon, Amadou l’attendait, assis sur son fauteuil en rotin, le chapelet entre les doigts, la radio à peine audible sur une fréquence brouillée. Il leva les yeux, surpris par l’heure.
— Tu es rentrée tard. Il s’est passé quelque chose ?
Elle resta debout un instant, comme figée dans l’embrasure de la porte. Puis elle s’approcha, posa son sac avec lenteur, s’assit en face de lui. Le silence, dense, remplissait toute la pièce.
— Amadou… je dois te parler.
Il se redressa aussitôt. Il connaissait cette voix. Il l’avait entendue une seule fois, il y a longtemps, après un deuil. Elle portait les mêmes contours : ceux d’un abîme qu’on ne peut plus cacher.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Aminata prit une longue inspiration. Elle planta son regard dans le sien, une main posée sur sa poitrine comme pour retenir un cœur qui menaçait de rompre.
— Tu sais que j’ai eu Ousseynatou avant de te rencontrer. Tu m’as acceptée avec elle. Tu ne m’as jamais posé de questions. Et je t’en ai toujours été reconnaissante.
Il hocha doucement la tête, inquiet.
— Aminata… parle-moi clairement.
Elle baissa un instant les yeux. Puis les releva, tremblante.
— Ousseynatou n’est pas venue seule au monde.
Ousseynatou n’est pas venue seule au monde.
Amadou fronça les sourcils.
— Comment ça ?
— Elle avait une sœur. Une sœur jumelle. Je les ai portées ensemble. Deux petites filles. Mais je n’ai pu en élever qu’une seule.
Elle se leva lentement, fit quelques pas vers la fenêtre, puis se retourna, les bras croisés comme pour se tenir debout face à sa propre vérité.
— À cette époque, je travaillais comme domestique dans une grande maison à Fann. Chez une certaine Khadija Ndiaye. Une femme autoritaire, influente, crainte jusque dans les bureaux de la mairie. J’étais jeune. Seule. Enceinte. Elle l’a découvert. Et elle m’a imposé un marché : si je voulais garder mon travail, un toit, un peu de dignité… je devais lui céder l’un des deux bébés.
Sa voix se brisa, mais elle poursuivit, comme poussée par une nécessité brûlante.
— Elle disait qu’elle rendait service. Qu’elle me protégeait. Mais c’était un chantage. Le jour de l’accouchement, elle m’a conduite dans une clinique privée. Elle avait tout organisé. J’ai été anesthésiée. Et à mon réveil… il ne restait qu’un bébé. Ousseynatou. L’autre… on me l’avait prise. Sans même me dire son prénom. J’ai dû signer des papiers. Sous la menace. Sous la peur.
Elle s’effondra sur le canapé, les larmes coulant sans bruit, les doigts crispés sur le tissu de sa robe.
— Pendant des années, j’ai cru que je pourrais vivre avec ça. Qu’en élevant Ousseynatou avec tout l’amour que j’avais, je pourrais oublier. Mais je n’ai jamais oublié. Et hier, chez les Diouf, quand j’ai vu son visage… j’ai su. C’est elle, Amadou. Cette femme-là… c’est la belle-mère d’Ousseynatou. Celle qui l’a chassée, humiliée, méprisée. Elle est aussi celle qui m’a volé mon enfant.
Amadou resta pétrifié. Son chapelet avait glissé au sol sans qu’il s’en rende compte. Il fixait Aminata avec un mélange de douleur et d’incrédulité.
— Tu ne sais pas qui est l’autre fille ?
— Non. Je ne connais ni son nom, ni ce qu’elle est devenue. Peut-être qu’elle vit dans cette même maison, sous leur toit. Peut-être qu’Ousseynatou la côtoie sans le savoir.
Elle redressa le menton, le regard durci par la fièvre du souvenir.
— Mais je refuse que cette histoire recommence. Je refuse de voir ma fille brisée à cause des mêmes gens. Cette fois, je me battrai.
Un long silence s’étira. Puis Amadou se pencha, ramassa son chapelet, et le posa lentement sur la table basse.
— Tu aurais dû me le dire. Tu aurais dû me faire confiance, Aminata.
— Je sais. Mais j’avais honte. Peur que tu partes.
Il secoua la tête.
— Je suis resté. Et je resterai. Maintenant qu’on sait… on va chercher. On ira au bout de cette histoire.
Il lui prit la main, l’attira doucement contre lui. Elle posa sa tête sur son épaule, comme une enfant retrouvant un abri.
— On ne peut pas réparer le passé, murmura-t-il. Mais on peut empêcher qu’il détruise notre avenir.
Et dans ce salon modeste, éclairé par les derniers souffles d’un jour mourant, un pacte silencieux fut scellé. Celui de la vérité. De la réparation. De l’amour plus fort que la peur