Deux lunes, un ciel E23

Episode 23- Le réveil

IMG_2865

Un souffle.

Puis un autre.

Fatima ouvrit les yeux dans un monde flou, voilé de lumière pâle. Le plafond blanc au-dessus d’elle semblait glisser lentement, comme les nuages d’un rêve qui s’effiloche. Elle cligna des paupières, lentement, plusieurs fois. Sa gorge était sèche. Ses muscles, engourdis. Une douleur sourde battait à ses tempes, mais ce n’était pas cela qui lui serrait la poitrine.

C’était autre chose.

Un poids étrange. Un malaise qu’elle ne savait pas encore nommer.

Elle tourna légèrement la tête. Le froissement des draps lui sembla lointain, comme s’il provenait d’un autre corps. Dans le silence de la chambre, quelques bruits filtraient : les bips réguliers d’un moniteur, le chuchotement d’une voix derrière une porte, le pas feutré d’une infirmière dans le couloir.

Mais surtout, cette présence.

Elle n’était pas seule.

À sa gauche, une silhouette. Assise, penchée vers elle. Rokhaya. Les traits tirés, les yeux cernés de veille. Elle tenait un chapelet entre ses doigts, mais ne priait pas. Elle attendait.

Fatima fronça les sourcils.

Puis, d’un mouvement lent, elle tourna la tête de l’autre côté. D’autres visages. Flous d’abord. Puis un peu plus nets.

Assane. Debout. Le visage fermé.

Et… d’autres encore.

Elle reconnut Ousseynatou, raide près de la fenêtre.

Et derrière elle… une femme qu’elle ne sut pas identifier tout de suite.

Son regard glissa sur eux, un à un. Quelque chose ne collait pas. Elle le sentait dans leurs yeux. Dans leur silence tendu. Dans la façon dont chacun semblait suspendu à son souffle, à son réveil, comme si elle seule détenait la clé d’un équilibre fragile.

Elle tenta de parler, mais sa voix n’était qu’un filet rauque.

— Qu’est-ce que… ?

Rokhaya se leva d’un bond, son chapelet tombant sur le sol.

— Fatima… ma fille… tu es réveillée…

Mais Fatima détourna légèrement le visage. Le mot fille résonna étrangement à son oreille. Trop fort. Trop tôt.

Elle voulut poser une question, mais l’angoisse remonta en elle comme une marée sourde. Ce n’était pas un rêve. C’était bien leur présence. Leur silence. Ce quelque chose dans l’air… de lourd, de suspendu, de blessé.

Ousseynatou, debout à ses côtés, paraissait tendue, inquiète. Amadou, en retrait, gardait une main posée sur l’épaule d’Aminata, comme pour la soutenir dans l’épreuve qu’elle s’apprêtait à affronter. Assane, lui, restait figé, les bras le long du corps, les yeux rivés sur celle qu’il avait jadis abandonnée.

Rokhaya, assise au pied du lit, semblait vouloir parler, mais rien ne sortait. Elle n’avait plus de mots. Peut-être savait-elle, au fond, qu’aucune parole ne suffirait plus.

Fatima, elle, sentait un calme étrange monter en elle. Un calme qui précède les grands tremblements.

Elle inspira doucement, croisa le regard d’Aminata, ce regard qu’elle n’avait jamais pris le temps d’examiner. Il y avait là une douceur familière, une tendresse sans nom, et surtout, une douleur silencieuse qu’elle reconnaissait sans l’avoir jamais connue.

Elle murmura :

— Qui est ma mère ?

Un frisson passa. Personne ne bougea.

— Et mon père… est-ce qu’il est là, lui aussi ?

Ses yeux se posèrent sur Assane, puis sur Amadou. Elle ne cillait pas.

— Je veux savoir, dit-elle plus fermement. Pas demain. Pas dans un an. Maintenant.

La chambre semblait retenir son souffle.

Aminata fit un pas. Un seul. Mais dans ce mouvement, il y avait tout ce qu’elle n’avait jamais pu dire.

Fatima la regardait venir. Et dans ce regard, il n’y avait plus de peur.

Seulement l’attente.

Aminata ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, quelque chose en elle s’était décidé. Elle s’approcha lentement du lit, et sa voix s’éleva, posée, pleine de cette gravité nue qu’on ne peut plus fuir :

— Quand j’avais dix-sept ans, j’étais une jeune fille venue du Fouta, fraîchement débarquée à Dakar, pleine d’illusions et de candeur. Je travaillais comme apprentie couturière le jour… et le soir, je rêvais. Je rêvais d’amour.

Son regard dériva vers Assane.

— Et il est arrivé. Grand, sûr de lui, poli, brillant. Ton père.

Fatima tressaillit légèrement.

— On s’aimait en cachette, poursuivit Aminata. On se retrouvait dans des rues vides, au bord de la mer, dans le secret des jours volés. Il m’avait promis le mariage, la sécurité, une vie belle. Et moi… j’y ai cru.

Elle serra les mains.

— Puis un jour, je suis tombée enceinte. Je l’ai attendu. J’ai voulu lui dire. Mais quand j’ai enfin trouvé le courage de parler… il m’a dit que ce n’était pas possible. Qu’il était fiancé, que sa famille ne comprendrait pas. Il m’a dit : « Je t’aime, mais je ne peux pas tout perdre pour toi. »

Assane voulut dire un mot, mais Aminata leva une main.

— Je suis partie. Je ne lui ai jamais dit que j’étais enceinte. Je ne voulais pas mendier sa présence. J’avais ma fierté.

Elle inspira lentement.

— Je me suis retrouvée à la rue. Et c’est là que Khadija m’a recueillie. En apparence pour m’aider. En réalité pour me dépouiller du peu qu’il me restait. J’étais enceinte de jumelles. Mais elles ne m’ont laissé qu’un seul bébé.

Elle s’approcha du lit, les yeux brillants.

— L’autre, Fatima… c’était toi. Toi qu’elles ont volée. Toi qu’elles ont remise à Rokhaya, qui avait simulé une grossesse. Toi qu’on m’a arrachée pendant que je dormais, vidée de mes forces après la césarienne.

Le cœur de Fatima battait plus vite que les machines autour d’elle. Elle tourna lentement la tête vers Rokhaya.

— Tu le savais ? Depuis le début ?

Rokhaya pleurait, incapable de parler.

Alors Fatima murmura :

— Et lui… est-ce que lui savait ?

Aminata secoua la tête.

— Non. Il n’a jamais su. Pas une seule seconde.

Elle tourna les yeux vers Assane.

— Je ne t’ai rien dit, parce que tu m’avais déjà rejetée. Parce que je pensais que tu n’en voulais pas.

Assane s’approcha, chancelant. Son visage s’était défait.

— Aminata… si j’avais su… Si j’avais su, jamais je ne t’aurais laissée seule. Je n’ai rien compris à ta disparition… Je croyais que tu m’avais oubliée, que tu étais retournée au village…

Aminata ferma les yeux, une larme glissant sur sa joue.

— Je me suis effacée, parce qu’on me l’a imposé. Et aujourd’hui, je vous rends la vérité que vous n’avez jamais eue.

Fatima ne pleurait pas. Son visage était froid, presque figé.

— Donc toute ma vie repose sur un mensonge… Un vol. Un amour abandonné. Une grossesse cachée. Une naissance effacée.

— Non, souffla Aminata. Toute ta vie repose sur l’amour. Même si on t’a éloignée de moi, je t’ai portée dans mon cœur chaque jour. Et aujourd’hui, je suis là.

Fatima détourna le regard, le cœur en miettes.

— Alors pourquoi est-ce que je me sens si vide ?

Personne ne sut quoi répondre.

Et dans le silence lourd de la chambre, la vérité s’installa, nue, tranchante, irrévocable.

Assane resta un long moment sans bouger, les yeux fixés sur Aminata comme si le passé entier s’était matérialisé devant lui. Sa bouche s’ouvrait, se refermait, sans qu’aucun mot n’en sorte. Puis, lentement, il fit un pas. Puis un autre. Et enfin, à genoux devant elle, il leva les yeux, voilés de larmes.

— Aminata… je t’ai blessée sans le savoir. Je t’ai laissée seule, alors que tu portais en toi le plus beau des secrets. J’ai été lâche, égoïste. J’ai fui l’amour parce qu’il ne rentrait pas dans les cases de mon monde.

Il chercha son regard.

— Je te demande pardon. Pour ce passé qu’on ne peut plus changer. Pour ces vingt-six années de silence. Pour cette vie volée à nos filles.

Aminata le regardait en silence. Un souffle profond agita sa poitrine. Elle hocha lentement la tête, sans un mot. Car certaines douleurs sont si profondes qu’elles ne se guérissent pas par des phrases, mais par la reconnaissance du mal fait.

Rokhaya, jusque-là recroquevillée près du lit, leva les yeux vers Fatima. Sa bouche tremblait. Ses mains, posées sur ses genoux, cherchaient appui. Puis elle se leva, chancelante, s’avança vers sa fille. Et s’agenouilla, elle aussi.

— Fatima… mon enfant…

La voix se brisa aussitôt.

— Je t’ai tant aimée. Et pourtant, je t’ai menti. Chaque jour de ta vie, je t’ai regardée en me répétant que j’avais le droit… que l’amour pouvait suffire à justifier tout ça. Mais ce n’était pas vrai.

Fatima la regardait, figée.

— Tu savais… Et tu ne m’as rien dit.

— Je voulais te protéger, balbutia Rokhaya. J’avais peur que tu m’abandonnes si tu savais. J’étais stérile. Tu étais ma seule lumière. J’ai cru que le mensonge pouvait tenir lieu de destin.

Elle posa une main sur le rebord du lit, la tête baissée.

— Je t’en supplie… ne me rejette pas. Je sais que je ne suis pas ta mère de sang. Mais j’ai veillé sur toi comme si tu étais tout ce que j’avais. Pardonne-moi. Si tu peux.

Un silence immense suivit ces mots. Dans la pièce, tout semblait suspendu au souffle de Fatima. La jeune femme ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, ils étaient baignés de larmes.

— Je ne sais pas encore si je peux pardonner, dit-elle. Mais je sais que je dois comprendre. Et pour comprendre… il faut que je parte d’ici.

Elle se redressa lentement sur son lit. Son regard passa de Rokhaya à Aminata. Deux femmes. Deux mères. Deux douleurs.

Et, sans un mot de plus, elle se tourna vers la fenêtre. Le jour, là-dehors, brillait trop fort pour une vie construite sur l’ombre

Retour en haut