Deux lunes, un ciel E22

Episode 22- Le prix du pardon

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Le matin se levait à peine sur la maison des Diouf, mais déjà, le jour semblait lourd de présages. Dans le salon, Khadija Ndiaye sirotait son café, le regard perdu dans le patio où les feuilles des palmiers frémissaient à peine. Tout semblait calme, figé dans cette illusion de paix bourgeoise qu’elle s’efforçait de maintenir depuis des années.

Puis, soudain, comme un vent du désert qui arrache les portes closes, la grille s’ouvrit avec fracas. Amadou Kane entra, sans salutation, sans hésitation, escorté à distance par le gardien affolé.

— Madame… Il a insisté… Il a dit que c’était urgent…

Khadija se leva d’un bond, le foulard à peine retenu sur son chignon.

— Monsieur Kane ?! Que faites-vous ici ?!

Mais l’homme ne s’embarrassait plus de convenances. Il s’avança, chaque pas vibrant d’une colère dense, glacée.

— Je viens réclamer ce que vous avez arraché à ma femme. Ce que vous avez enseveli sous des années de silence et d’arrogance.

— Je ne comprends pas, balbutia Khadija, pâlissant.

— Vingt-sept ans. Vingt-sept ans qu’une femme marche avec la moitié de son cœur. Vous vous souvenez d’Aminata Ba ? Cette fille venue du Fouta, que vous avez traitée comme une servante et une moins que rien ? Elle a accouché ici. De jumelles. Mais vous… vous ne lui en avez laissé qu’une.

Le silence tomba, brutal, tranchant.

Khadija recula d’un pas, comme heurtée par une gifle invisible. Mais déjà Babacar Diouf descendait les escaliers, suivi de Khalil.

— Que se passe-t-il ici ?

— Je suis Amadou Kane. Le mari d’Aminata Ba.

Babacar cligna des yeux, interloqué.

— Aminata ? Celle qui travaillait ici ? Elle avait disparu après son accouchement…

— Elle n’a pas disparu. On l’a chassée. On lui a volé sa fille. Et aujourd’hui, je suis venu vous dire que ce secret-là… est terminé.

Khalil s’était figé. Son regard passait de sa mère à Amadou, puis à son père. Il articula difficilement :

— Maman… dis-moi que ce n’est pas vrai. Tu n’as pas pris un enfant… Tu n’as pas séparé deux sœurs.

Mais Khadija ne répondit pas. Elle se détourna, attrapa son téléphone d’une main tremblante, et quitta le salon d’un pas précipité. Elle ouvrit la portière de sa voiture comme si chaque seconde lui brûlait la peau.

— Rokhaya… murmura-t-elle en composant nerveusement le numéro. Il faut qu’on parle. Tout de suite.

Elle n’attendit pas la réponse. Une demi-heure plus tard, elle entrait, haletante, dans la villa des Fall.

— Rokhaya !

Elle trouva son amie dans le salon, la mine livide, les yeux rougis. Rokhaya ne leva même pas la tête.

— Il l’a fait, Khadija. Assane s’est marié avec Rosa.

Khadija l’écarta d’un geste.

— Ce n’est plus le plus grave. Amadou est venu chez moi. Il sait pour Aminata. Il sait qu’on lui a pris sa fille.

— Quoi ?

— Il ne connaît pas encore l’identité de la jumelle volée. Mais il cherche. Et il est prêt à tout.

Rokhaya se redressa lentement, comme si chaque mot venait lui entailler le ventre.

— Tu veux dire… que Fatima…

— Oui. Il finira par le découvrir. Et alors, on ne pourra plus rien cacher.

— Non… Non, Khadija… Il faut qu’on trouve un moyen…

— Un moyen de quoi ?! D’étouffer ça encore vingt ans ? Le feu est déjà allumé. Et tu sais comme moi que le sang appelle le sang. Il est trop tard.

— Mais si Fatima l’apprend… elle s’effondrera ! Tu veux qu’elle découvre qu’elle est la fille d’une domestique ? Qu’elle est la sœur d’Ousseynatou ?!

— On n’a plus le choix, Rokhaya. Il faut affronter la vérité.

Mais à cet instant, une voix coupa l’air comme une lame :

— Une sœur ?

Elles se retournèrent d’un bloc. Assane se tenait là, figé dans l’embrasure de la porte. À ses côtés, Rosa, muette de stupeur.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

Khadija blêmit. Rokhaya tituba.

— Assane… écoute-moi…

— Dis-moi que c’est faux, Rokhaya. Dis-moi que tu n’as pas volé un enfant pour combler ton ventre vide.

— Je voulais juste être mère…

— Et tu m’as menti pendant vingt-six ans ? Tu m’as regardé dans les yeux, chaque jour, en me laissant croire que cette fille était la mienne ?

Il se tourna vers Khadija, la voix étranglée de rage :

— Et vous… vous avez planifié tout ça ? Vous avez donné un bébé comme on donne un sac de riz ?

— On voulait l’élever dans l’amour, protesta Khadija.

— L’amour n’excuse pas le crime.

Un silence pesant tomba, qu’aucune larme ne pouvait laver.

Et alors, la dernière onde du séisme se fit entendre.

— Un bébé volé… c’est de moi que vous parlez ?

Fatima venait d’entrer. Ses yeux dévisageaient les adultes, implorants, furieux, dévastés.

— Dites-moi que c’est faux. Dites-moi que je ne suis pas un mensonge.

Rokhaya s’avança, tendant la main :

— Ma fille…

— Ne me touche pas ! hurla Fatima. J’ai tout entendu ! Donc je ne suis pas ta fille biologique ?

Khadija voulut parler, mais Fatima les repoussa d’un regard.

— Je ne veux plus vous voir. Ni entendre vos voix. Je ne suis plus votre fille.

Elle sortit. Assane cria, Rokhaya supplia, mais rien n’arrêta sa course. Elle ouvrit la portière de sa voiture, démarra en trombe, et disparut dans la lumière brûlante d’un après-midi devenu irréel.

Dans la villa, le silence était revenu. Mais ce silence-là n’était pas paix. C’était un deuil. Celui d’une vérité trop longtemps niée.

Khadija s’effondra sur un fauteuil.

Rokhaya sanglotait, effondrée contre le mur.

Assane resta debout, comme pétrifié.

Et au loin, dans la poussière soulevée par une voiture en fuite, c’était toute une histoire qui vacillait. Toute une vie construite sur un mensonge qui venait, enfin, de rendre ses comptes.

Le téléphone d’Amadou Kane vibra dans un coin du salon, secouant la table basse dans un frisson discret. Il le saisit d’un geste las, pensant y lire une notification sans importance. Mais à l’écran, un nom inattendu s’afficha : Babacar Diouf.

Un froncement de sourcils. Une hésitation. Il n’avait jamais eu à parler directement avec le père de Khalil. Deux hommes de mondes parallèles, chacun ancré dans son univers de principes et de silences. Cet appel-là n’annonçait rien d’ordinaire.

Il décrocha, la voix prudente.

— Allô ?

— Amadou ? C’est Babacar Diouf. Je suis… désolé de te déranger. Mais il faut que tu viennes. Immédiatement.

— Que se passe-t-il ?

Un silence. Puis la voix de Babacar, plus grave, plus basse.

— Il y a eu un accident. Une jeune fille… Fatima.

Le nom résonna comme un éclat de verre. Amadou se redressa.

— Fatima ? Quel lien avec moi ?

Une pause. Lourde. Hésitante. Comme un rideau qu’on n’ose pas tirer.

— Ta femme comprendra. Dis-lui que… que c’est urgent. Que tout ce qui était enfoui est en train de remonter. Et que Fatima… est entre la vie et la mort.

Le sang d’Amadou se glaça. Il resta un instant suspendu à ce silence.

— Où est-elle ?

— À l’hôpital de Fann. Bloc d’urgence. Et je crois qu’elle a besoin de toi. Elle aussi.

Il raccrocha sans répondre. Lentement. Comme si chaque geste pesait une tonne. Puis il se tourna vers Aminata, qui pliait du linge sur le canapé avec cette tranquillité qu’ont les femmes habituées aux tempêtes.

— Aminata.

Elle releva la tête, douce, étonnée.

— Il faut que tu viennes avec moi.

— Pourquoi ? Où allons-nous ?

— À l’hôpital de Fann. C’est Fatima. Elle a eu un accident.

La chemise qu’elle tenait glissa de ses doigts. Son souffle se coupa.

— Fatima ? Mais pourquoi m’en parler à moi ?

Il la fixa. Longtemps. Puis, d’une voix qui tremblait malgré lui :

— Parce qu’elle n’est peut-être pas seulement la fille des Fall. Parce que, de ce que j’ai compris… elle est aussi la tienne.

Elle chancela. Les jambes molles. Le cœur en déroute.

— Qu’est-ce que tu dis… ?

— Il faut qu’on y aille. Maintenant. On n’a plus le luxe de la peur. Ni celui du silence.

Ses mains tremblaient tant qu’elle mit son voile à l’envers. Elle ne s’en rendit même pas compte. Ousseynatou apparut dans l’encadrement de la porte, suivie de Dieynaba, alarmées par les voix.

— Maman ? Papa ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Amadou s’approcha de sa fille, lui prit les épaules avec tendresse.

— Ma fille… il faut que tu viennes aussi. Il s’agit de ta sœur.

Elle fronça les sourcils, confuse.

— Dieynaba est là… Quelle sœur ?

Il ferma les yeux un instant, comme pour avaler une douleur.

— Tu comprendras en chemin. On n’a plus le temps.

Et dans ce court silence, Ousseynatou sentit que quelque chose de profond venait de se fissurer.

Ils prirent la route.

Le couloir de l’hôpital de Fann avait cette odeur âpre des heures graves. Désinfectant, tension, attente suspendue. Amadou Kane marchait vite, tenant Aminata par la main. Derrière eux, Ousseynatou et Dieynaba suivaient, muettes, les yeux rivés sur le sol.

Ce n’était pas l’inconnu qui pesait. C’était l’indicible.

Puis Aminata ralentit. Son souffle s’accéléra. Elle dut s’arrêter.

Dans le halo pâle d’un néon, une silhouette se dessinait. Un homme debout, les épaules voûtées, le regard rivé à une porte fermée.

Quelque chose en elle s’ouvrit. Une faille ancienne.

Il se retourna.

Et le temps se figea.

Assane Fall.

Son visage. Ce regard. Cette présence. Tout remonta à la surface, brutalement. Il était là, devant elle, comme un rêve qui refait surface avec le goût âcre d’un regret trop longtemps tu.

Il blêmit. Ses lèvres s’ouvrirent, sans voix.

— Aminata… ?

Elle hocha lentement la tête, les yeux brillants.

— Assane.

Amadou les regardait tour à tour, inquiet, dérouté.

— Vous… vous vous connaissez ?

Ils ne répondirent pas. Ils ne pouvaient pas. Le passé, d’un coup, avait retrouvé ses droits.

Et dans ce silence, Assane comprit. D’un seul regard. D’un seul frisson.

— C’est toi… la mère…

Elle baissa les yeux. Murmura, presque sans souffle :

— Oui. C’est moi. La mère d’Ousseynatou… et de Fatima.

Le choc. Pur. Brutal.

Assane chancela. Une main sur la bouche.

— Non… non, ce n’est pas possible…

Mais c’était trop tard. Le passé venait de s’imposer. La vérité avait trouvé ses mots.

Et plus rien, désormais, ne serait jamais comme avant

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