Episode 27- Le cœur a ses raisons

Ousseynatou arriva, son pas était calme, son regard presque neutre. Mais Khalil, lui, sentait dans chaque battement de son cœur que c’était peut-être la dernière fois qu’il aurait la chance de la regarder ainsi, sans mur ni distance.
— Merci d’être venue, dit-il doucement.
Elle hocha la tête, sans sourire.
— Je ne suis pas venue pour toi. Je suis venue pour moi. J’avais besoin de t’entendre une dernière fois, je crois.
Il encaissa sans broncher. Il l’avait méritée, cette froideur. Il ne venait pas pour se défendre, mais pour avouer.
— J’ai longtemps cru que t’aimer suffisait. Que mes intentions étaient assez claires. Mais j’ai appris, à mes dépens, que l’amour sans vérité peut devenir une arme.
Elle détourna les yeux.
— Ce n’est pas seulement la vérité que tu m’as cachée, Khalil. C’est la part de toi qui m’aurait permis de t’aimer sans me blesser.
Il acquiesça lentement.
— Je le sais. Et je m’en veux. Pour tout. Pour Fatima. Pour le silence. Pour mon aveuglement. J’aurais dû tout arrêter dès le premier malaise, dès le premier regard qui te faisait douter.
Elle soupira.
— Le pire, ce n’est pas ce que vous avez partagé. C’est que j’ai cru que tu m’avais choisie par défaut. Par nécessité. Par obligation.
Il fit un pas vers elle, lentement.
— Ce n’est pas vrai. Je t’ai choisie, Ousseynatou. Même quand tout semblait me tirer vers l’autre rive. Même quand j’étais perdu entre les attentes de ma mère, les manipulations de Fatima, et mes propres faiblesses.
Un silence s’installa. Ni accusateur, ni apaisé. Un entre-deux.
Elle leva enfin les yeux vers lui.
— Et maintenant ? Tu veux quoi, Khalil ?
Il inspira. Chercha les mots justes.
— Je veux réparer. Je ne demande pas que tu oublies. Je ne te demande même pas de revenir… pas si tu n’en as pas envie. Mais je veux te dire que mon amour est resté le même. Même brisé. Même repoussé. Il est toujours là. Et il t’attend.
Elle resta un instant immobile. Puis murmura :
— Alors écoute bien ce que j’ai à te dire.
Il retint son souffle.
— Je suis enceinte.
Le monde sembla s’arrêter autour d’eux. Seul le bruissement des feuilles osait encore respirer.
— Quoi… ? souffla-t-il.
— De toi, Khalil. Je porte ton enfant.
Il recula d’un pas, comme frappé par une lumière trop forte. Puis s’approcha, les yeux pleins d’eau.
— Tu… tu es sérieuse ?
Elle hocha la tête. Les mains croisées sur son ventre.
— Je l’ai su il y a peu. J’ai hésité à te le dire. Parce que je ne savais pas si ce serait une bonne nouvelle… ou un nouveau fardeau.
Il porta une main tremblante à sa bouche. Puis, dans un élan instinctif, il s’agenouilla devant elle, le front posé contre son ventre.
— C’est une bénédiction. Mon Dieu… Ousseynatou, merci. Merci de m’avoir donné ça… même dans le chaos.
Elle le regardait, bouleversée. Il leva les yeux vers elle, le visage bouleversé de gratitude.
— Laisse-moi être là. Laisse-moi t’accompagner. Reviens avec moi. Pas parce que tu es enceinte. Mais parce que je t’aime. Et que cet enfant a le droit de grandir dans un foyer où l’amour ne se cache pas.
Elle hésita.
— Et si je tombe encore ? Si tout recommence ?
— Alors je tomberai avec toi. Et je me relèverai avec toi. Chaque fois. Je ne veux plus te perdre. Ni toi, ni ce petit être qui pousse déjà en toi.
Elle sourit, enfin. Un sourire fragile, mais sincère.
— Alors promets-moi une chose.
— Tout ce que tu veux.
— Que tu me regarderas toujours comme tu me regardes maintenant. Avec respect. Avec tendresse. Pas avec peur. Pas avec pitié.
Il se releva, prit ses mains.
— Je te le promets. Par toi. Par lui. Par nous.
Elle le laissa l’embrasser sur le front. Doucement. Comme on bénit une aurore.
Et cette fois, aucun doute ne se glissa entre eux.
Seulement la vie. Qui revenait. Pas à pas.
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Ils marchaient côte à côte, lentement, dans l’allée sableuse qui menait à la maison des Kane. Le soleil déclinait, jetant des reflets de cuivre sur les façades tranquilles. Leurs pas s’accordaient sans effort, comme s’ils retrouvaient une cadence oubliée.
— Tu veux que je vienne avec toi ? demanda Khalil.
Elle hésita, puis acquiesça doucement.
— Oui. J’aimerais que mes parents te voient. Qu’ils sentent… que tu es là. Pour de bon.
Lorsqu’ils franchirent la porte, c’est Aminata qui les accueillit. Elle n’eut besoin d’aucune explication. Son regard glissa d’Ousseynatou à Khalil, s’arrêta sur leurs mains jointes, puis se remplit d’une lumière silencieuse. Elle se contenta de dire :
— Soyez les bienvenus.
Amadou sortit peu après du salon. Quand il vit Khalil, il s’arrêta, droit et digne, comme un rempart. Khalil s’avança vers lui avec respect.
— Monsieur Kane… je suis venu vous demander pardon. Encore. Je sais que j’ai brisé votre confiance, blessé votre fille. Mais aujourd’hui, je viens vous dire que je l’aime. Que je veux assumer ce qu’elle porte, et la vie qu’on construit ensemble.
Un silence tendu suivit. Puis Amadou posa un regard grave sur sa fille.
— C’est toi qui choisis, Ousseynatou. Moi, je reste ton père, quoi qu’il arrive.
Elle hocha la tête, émue.
— Je sais, papa. Et tu le resteras toujours.
Le vieil homme soupira longuement, puis tourna les yeux vers Khalil.
— Alors prends soin d’elle. Plus jamais de larmes, tu entends ?
— Je vous le jure, répondit Khalil d’une voix tremblante.
**
Le soir même, ils quittèrent la maison main dans la main. Devant le portail, Babacar Diouf les attendait, adossé à sa voiture, les bras croisés et un sourire en coin.
— Alors, dit-il à Khalil, tu as récupéré ta reine ?
Khalil répondit par un regard plein de gratitude. Babacar se tourna vers Ousseynatou.
— Je suis heureux pour vous deux. Et je vous souhaite un foyer digne de ce nom. Cette fois… protégé.
Elle lui sourit.
— Merci, tonton Babacar.
Ils montèrent dans la voiture. Direction la maison Diouf.
**
Khadija était dans le salon, une robe d’intérieur d’un vert profond sur les épaules, quand elle entendit les pas. Elle redressa la tête et vit Khalil franchir le seuil. Il n’était pas seul.
— Bonsoir, maman.
Elle se leva lentement. Les yeux posés sur Ousseynatou. Elle ne dit rien, ni sourire ni reproche. Elle semblait tout simplement… surprise.
Babacar entra à son tour, le visage fermé.
— Khadija, je vais être bref. Tu sais tout ce que cette jeune femme a traversé. Tout ce que tu as laissé faire. Aujourd’hui, elle revient. Et moi, je ne veux plus de guerres inutiles. Si tu aimes ton fils, respecte ses choix. C’est tout ce que je demande.
Khadija serra les lèvres, mais ne répliqua pas. Puis, lentement, elle acquiesça.
— Bienvenue, Ousseynatou.
Khalil serra la main de Babacar. Ousseynatou le remercia d’un regard.
Et dans ce moment suspendu, ce fut une autre voix qui surgit depuis la salle à manger.
— On peut parler du mariage ou pas ?
Ndeye Marie entra, le tablier encore noué à la taille, un large sourire aux lèvres.
— Celui de Mamadou Samb et Dieynaba, précisa-t-elle. C’est moi qui suis chargée des préparatifs ! Il faut tout organiser avant la fin du mois.
Un éclat de rire général accueillit cette annonce. Sauf Khadija qui restait impassible
Et dans le grand salon aux murs chargés d’histoires, une paix nouvelle s’installait. Fragile, certes. Mais réelle.
La porte de l’appartement s’ouvrit dans un bruissement discret. Aïcha entra la première, suivie de Malick qui portait un sac léger et referma derrière eux avec précaution. Elle avança lentement dans le couloir, caressant du regard les murs familiers. Rien n’avait changé. Le tapis un peu usé, les cadres penchés, l’odeur de savon noir et de musc dans l’air. Tout lui semblait à la fois proche et lointain, comme un rêve oublié.
Malick s’était arrêté derrière elle, silencieux. Il n’osait pas la précéder. Elle, c’était la maîtresse de la maison. Avant le tumulte. Avant Absa. Avant le froid. Il ne voulait rien précipiter.
Aïcha fit quelques pas, poussa la porte de la chambre principale. La sienne. Son regard se posa sur le lit parfaitement fait, la coiffeuse rangée, les rideaux tirés. Une bouffée d’émotion la submergea, mais elle la contint. Elle entra, toucha du bout des doigts le dossier du fauteuil, puis referma doucement la porte derrière elle.
Dans le salon, Malick déposa le sac, resta debout un moment, les mains jointes. Il entendit l’eau couler brièvement dans la salle de bains, puis le silence retomba. Il ne savait pas s’il devait frapper, parler, attendre. Il attendit.
Quelques instants plus tard, un coup à la porte les tira tous deux de leurs pensées. Il alla ouvrir.
— Maman ?
La vieille femme entra avec assurance, son grand boubou blanc effleurant le sol, un panier en osier à la main.
— Où sont mes jumeaux ? demanda-t-elle avec un sourire taquin.
Malick, surpris, la regarda s’installer comme si elle rentrait chez elle.
Aïcha, alertée par les voix, sortit de la chambre. Elle resta figée sur le pas de la porte en reconnaissant sa belle-mère.
— Maman…
mère Astou se leva aussitôt, ouvrit les bras.
— Ma fille. Je suis venue t’aider, pas te juger. J’ai préparé du couscous et des infusions. Et de l’huile au beurre de karité pour tes jambes fatiguées.
Elle la serra dans ses bras avec tendresse. Aïcha, submergée, s’abandonna un instant contre elle.
— Merci, souffla-t-elle.
— C’est moi qui te remercie d’avoir tenu bon. Et d’être revenue.
Elles s’assirent toutes les deux, pendant que Malick, en retrait, observait la scène avec des yeux brillants.
— J’ai cousu deux bonnets bleus, dit mère Astou Identiques. Comme ça, si vous les confondez, ce sera la faute de personne.
Un léger rire s’échappa d’Aïcha. Malick la regarda avec amour. Il s’approcha doucement, s’agenouilla devant elle, les mains posées sur ses genoux.
— Je sais que je n’ai pas toujours été à la hauteur. Mais si tu me laisses une chance… je veux être un bon père. Et un meilleur mari.
Aïcha leva les yeux vers lui. Ils étaient remplis de fatigue, mais aussi d’une lumière nouvelle.
— On verra. Pas à pas.
Il hocha la tête, ému.
— Pas à pas, répéta-t-il.
Et dans le calme revenu de leur maison, un souffle nouveau se levait. Les blessures n’étaient pas toutes refermées. Mais les mains étaient tendues, les cœurs moins fermés. Et les jumeaux, invisibles encore, faisaient déjà battre les murs d’un amour à reconstruire.
Souhaites-tu que l’on enchaîne avec le mariage de Mamadou et Dieynaba ou une autre scène de clôture ?
Le grand jardin de la résidence de Babacar Diouf vibrait d’élégance et de lumière. Des guirlandes de fleurs couraient le long des balustrades, les tables étaient nappées de lin ivoire, et la musique s’élevait doucement, tissée de balafons et de kora. Tout respirait la joie d’un renouveau. Ce jour-là, Mamadou Samb épousait Dieynaba Kane, et chacun dans l’assemblée semblait vouloir effacer, le temps d’un sourire, les blessures du passé.
Dieynaba, radieuse dans une robe brodée d’un bleu tendre, marchait au bras de son père Amadou Kane, la tête haute, le regard rempli d’assurance. À ses côtés, Mamadou Samb l’attendait, vêtu d’un grand boubou écru, les yeux brillants d’un bonheur sans masque. Il n’y avait ni doute ni retenue : il avait trouvé en elle la paix, la dignité, l’amour profond qu’il n’avait jamais cru mériter.
Fatima Fall, assise à l’une des tables d’honneur, portait une robe verte aux reflets de soie. À son bras, le docteur Faye — élégant, calme, un sourire bienveillant accroché aux lèvres. Depuis qu’ils s’étaient rapprochés, il ne la quittait plus. Il l’écoutait, la respectait, la soignait comme on soigne une fleur cabossée par la pluie. Et ce soir, devant les regards curieux, il n’y avait plus d’ambiguïté : c’était elle qu’il avait choisie.
Malick, de l’autre côté de la table, échangea un sourire avec Fatima, puis regarda le téléphone qu’il tenait précieusement. Une photo d’Aïcha y était affichée — elle, alitée, la main sur son ventre, le regard serein. Elle n’avait pas pu venir, mais elle leur avait envoyé un message tendre et pudique, bénissant l’union de Dieynaba, souhaitant la bienvenue au docteur Faye, et promettant d’être là, bientôt, debout.
Plus loin, Khadija Ndiaye observait la scène avec la retenue qu’elle s’imposait depuis quelque temps. Sa tenue était parfaite, son port de tête irréprochable, mais rien dans son attitude ne trahissait la moindre effusion. Elle restait là, en bordure des réjouissances, un verre à la main, comme une reine déchue qui refusait encore de déposer sa couronne.
La cérémonie toucha à sa fin dans les rires, les applaudissements et les chants. Les mariés étaient beaux, les vœux sincères, et les mains s’agrippaient avec tendresse dans les allées.
Mais alors que les invités commençaient à se lever pour danser, le docteur Faye se tourna vers Fatima, doucement, puis s’agenouilla devant elle, au milieu de la piste éclairée.
Un souffle parcourut l’assemblée.
— Fatima, dit-il d’une voix grave et claire, je t’ai rencontrée dans la tourmente, et tu m’as montré ce que c’est que la force, la lumière et la résilience. Tu as porté des cicatrices avec élégance. Aujourd’hui, devant ceux qui t’aiment, je te demande : veux-tu m’épouser ?
Un murmure s’éleva. Fatima resta figée quelques secondes, les yeux écarquillés, puis un rire tremblant lui échappa. Elle acquiesça, incapable de parler, puis se pencha pour le rejoindre dans une étreinte émue. L’ovation fut immédiate.
Mamadou et Dieynaba les rejoignirent pour les enlacer. Malick, ému, tapa des mains en riant. Et dans la foule, Aminata Ba s’approcha lentement. Elle avait observé, depuis un coin discret, le bonheur de ses filles.
Ses trois filles.
Elle les entoura de ses bras. D’un côté Fatima, de l’autre Dieynaba, et juste derrière, Ousseynatou s’était rapprochée, son ventre légèrement arrondi sous le tissu fluide.
Aminata les serra contre elle, les yeux pleins de larmes. Il n’y avait plus de secrets. Plus de rivalité. Seulement la chaleur d’un lien retrouvé.
— Mes filles… souffla-t-elle. Mes lunes.
Les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel du soir. Le vent, doux et tiède, caressait les tissus et les visages.
Et quelque part, dans l’invisible, une paix ancienne s’installait enfin.
Fin de la série : Deux lunes, un ciel.