Episode 3 - Au delà de la raison

Djamila Sow
Dans l’appartement chaleureux du quinzième arrondissement, une odeur de café et de pain grillé flottait déjà dans l’air. Tata Rama, toujours matinale, avait dressé une table soignée. Fruits découpés, œufs au plat, pain frais, confitures artisanales… rien ne manquait. Je sors la rejoindre en T-shirt large et pantoufles.
-Bonjour, ma tante
– Bonjour Djamila, bien dormi ?
– Très bien même
– Super ! Je t’ai préparé des œufs sur le plat comme tu les aimes
Je prends place au près d’elle ! Dans chacun de ses gestes, il y’avait une tendresse maternelle.
– Tu n’oublies jamais ce que j’aime
-Vous êtes mes filles. La vie ne m’a pas offert d’enfants à moi, mais Dieu m’a confié vous deux. Toi et ta sœur. Même si Linda est… moins démonstrative, je sais qu’au fond, elle tient profondément à ceux qu’elle aime.
J’acquiesce la tête
– Linda a toujours été comme ça, depuis l’enfance. Quand on ne la connaît pas, on peut penser qu’elle est froide, distante. Mais en vérité, elle est très sensible. C’est juste qu’elle ne montre pas facilement.
– Je le sais bien. J’espère seulement que l’homme qu’elle a rencontré saura l’adoucir, lui ouvrir le cœur. Qu’elle apprenne à sourire avec moins de retenue… et à râler un peu moins, dit-elle avec un éclat de rire.
Je rigole à sa blague, elle est parfaitement raison, l’homme qui partage la vie Linda doit être très persévérant.
— Tu sais, en parlant de mariage… toi aussi tu devrais songer à refaire ta vie. Linda va se marier, et moi, je devrais retourner au Sénégal pour prêter main forte à Linda dans l’entreprise et je viendrai sûrement moins souvent. Et je détesterais te savoir seule ici. Dis-je
Je la vois baissé les yeux d’un air triste
– J’ai rencontré quelqu’un.
– Oh ? Vraiment ?
– C’est une longue histoire. Mais il voudrait que je le rejoigne au Sénégal.
– Et tu veux ?
– Je ne sais pas encore. J’y réfléchis. J’ai mes repères ici… mais c’est vrai que vivre seule dans un pays étranger, à mon âge, ce n’est pas toujours facile. Et j’ai beaucoup d’investissements là-bas.
– Tu devrais y réfléchir ma tante. Ce n’est pas un mauvais choix. Toute ta famille est au Sénégal.
– Oui je sais, je suis en train de réfléchir, la mort de ton oncle m’a fait un tel choc que je ne songeai plus me remarier
-Je te comprends parfaitement. Mais n’oublie pas que le mariage fait partie de la vie, et tonton Ahmed aurait voulu te voir heureuse à nouveau
Elle semblait triste, je l’ai prise dans mes bras. On continue tranquillement notre conversation, on parlait de nos souvenirs ici à Paris pendant les vacances, de son défunt mari qui est mort d’un malaise. Cette mort brutale a anéanti ma tante, elle qui voulait tellement avoir un enfant, à vu tous ses espoirs tomber à l’eau.
Elle devait retourner au travail donc j’ai rejoint ma chambre. Je m’allonge sur mon lit téléphone à la main. Je relis incessamment le message de Bachir. Je fini par fermer les yeux, le cœur suspendu, tiraillé entre espoir et prudence.
Linda Sow
Je me réveille ce matin, comme tous les autres, pour aller à l’entreprise que je dirige avec rigueur et passion. Mes parents faisaient tout pendant que ma sœur et moi étions encore étudiantes. Puis, tout a basculé. Mon père a eu un AVC brutal, le genre de chose qui vous cloue à un fauteuil sans prévenir. Il a perdu l’usage de ses jambes, ma mère s’est retirée pour s’occuper de lui. Il n’y avait plus personne pour tenir la barre. J’ai pris le relais sans broncher.
Les premiers mois ont été durs. La maladie de mon père a retardé beaucoup de choses et causé des pertes. Pour tenir le cap, j’ai dû faire appel à un investisseur : Elhadji Diallo. Sans en parler à mon père. Je ne voulais pas l’inquiéter, et surtout, je voulais lui montrer que je pouvais gérer. Que j’étais à la hauteur. Que je n’étais pas juste « la fille du patron ».
Je suis une femme sûre de moi. J’aime les défis. Je ne supporte pas l’idée de l’échec. On m’a souvent qualifiée de froide ou d’insensible, mais je m’en fiche. Les sentiments, c’est pour les faibles. Moi, je me concentre sur mes objectifs. Ce qu’on appelle amour ou passion, pour moi, ce sont des distractions. Des pièges.
Mais je vais me marier. Sous la pression, oui, mais aussi parce que ça m’arrange. Une femme comme moi, à la tête d’une grande entreprise, a besoin de stabilité — au moins en apparence. Je dois inspirer confiance. Abdallah et moi, c’est clair, net, sans fioritures. On sait où on va. On n’a pas le temps de s’étudier longuement, de se perdre dans des flirts inutiles. Il me plaît, je lui plais. On se respecte. On se comprend. C’est suffisant.
Il a déjà rencontré mes parents. Son oncle doit venir à la maison pour qu’on fixe la date du mariage. J’ai aussi de bonnes relations avec sa mère qu’il m’a présentée il y’a quelques mois. Seule ma sœur ne l’a pas encore rencontré. Elle n’est pas au Sénégal, elle et moi nous avons jamais eu ce genre de conversation.
Je sors de la maison après avoir salué mes parents, puis j’appelle Ousmane. Mon chauffeur, mais aussi mon homme de main. Il gère tout ce que je n’ai pas le temps de gérer. Quelques minutes plus tard, il est là. Je monte sans un mot. Le trajet se fait dans le calme habituel, à peine troublé par les notifications de mon téléphone.
Aujourd’hui, j’ai prévu de recevoir moi-même un candidat pour le poste de responsable qualité. J’ai lancé une offre il y a quelques jours, et parmi tous les CV reçus, un seul a retenu mon attention. Celui de James Sané.
Il entre dans mon bureau avec assurance. Bien habillé, regard direct. Il a quelque chose d’étrange dans les yeux… presque un air de défi, ou peut-être est-ce une projection de ma part. Je l’observe. Il m’écoute avec une concentration qui frôle l’impertinence. Mais il est compétent, ça se voit. Et surtout, il semble savoir pourquoi il est là. Il ne cherche pas à me séduire, il ne cherche pas à me plaire. Il veut le poste. Et il l’aura.
Je le recrute sur-le-champ. Il commence demain. Ce poste est trop stratégique pour que je laisse quelqu’un d’autre gérer ça à ma place.
À peine la porte refermée derrière lui, j’attrape mon téléphone. Je décide d’appeler Abdallah. Il répond à la dernière sonnerie.
— Bonjour mon cœur, tu rentres quand ? Tu me manques beaucoup tu sais
— Bientôt, Linda. Je dois finir avec les fournisseurs avant de partir.
— Tu me sembles distant depuis ton voyage.
— Non, ce n’est pas ça. J’ai juste beaucoup de travail. Je te rappelle plus tard.
Il raccroche sans attendre ma réponse. Je reste là, téléphone en main, figée.
Quelque chose a changé. Je le sens.
Mais je refuse de me laisser envahir par le doute. L’essentiel, c’est que je devienne Madame Ndao. Que mes parents me laissent tranquille. Que j’assure. Le reste… ce ne sont que des détails.
Abdallah Bachir Ndao
Les journées à Londres s’enchaînent sans saveur. Réunions, rendez-vous, discussions creuses autour de chiffres et de délais. Je fais semblant d’être concentré, mais je suis ailleurs. Tout m’échappe Même ma propre voix me semble étrangère. Quand je regagne enfin ma suite, c’est toujours le même vide. Luxe inutile. Confort sans chaleur.
Je devrais penser à Linda. Ma fiancée. Je devrais l’appeler, prendre de ses nouvelles, lui parler de mon emploi du temps, lui demander comment avance la préparation du dîner. Je ne le fais pas. Je le reporte. Depuis mon départ, je ne l’ai appelée qu’une fois. Et c’était pour la forme. Juste assez pour calmer la distance.
Mais il y a cette autre présence, surgie de nulle part, qui m’habite sans que je l’aie cherchée.
Djamila.
Je ne connais pas son nom de famille. Je ne sais presque rien d’elle, à part ce que j’ai deviné dans un avion, entre deux sourires timides, deux phrases échappées comme des secrets. Et pourtant… c’est son visage que je revois, encore et encore. Elle m’a troublé. D’une manière que je n’aurais pas cru possible, encore moins dans un moment aussi décisif de ma vie.
Je prends mon téléphone. Hésite. Soupire. Puis j’appelle. Sans me préparer à ce que je vais dire. Elle répond tout de suite.
— Djamila, comment vas-tu ?
Sa voix. Elle m’apaise. Ou me dérègle. Je ne sais pas.
— Bachir, je vais bien. Et toi ?
Je marque un temps. Puis je me lance.
— Moi… je ne cesse de penser à toi.
Elle ne répond pas tout de suite. J’imagine son regard surpris, son léger sourire au coin des lèvres. Je me raccroche à cette image.
— Ah bon ?
— Oui. J’aimerais vraiment te revoir.
— Moi je suis à Paris, et toi à Londres.
J’hésite. Puis je prends une décision que je n’avais pas préméditée.
— J’étais censé rester deux semaines à Londres… mais je peux écourter mon séjour ici. Venir à Paris. Juste pour quelques jours. Pour qu’on apprenne à se connaître.
Encore un silence. Puis elle dit, doucement :
— Pourquoi pas. Il n’y a rien de mal à apprendre à se connaître.
Je retiens un sourire.
— D’accord. Je te ferai signe. Porte toi bien.
Je raccroche. Mon cœur cogne comme si j’avais fait une bêtise.
Je le sais. Je suis engagé. Fiancé. J’ai promis. Linda est une femme admirable. Solide. Brillante. Elle n’attend pas de moi des mots doux ni des gestes tendres. Elle attend un avenir commun, une alliance stratégique, une stabilité à deux. C’est ce que je lui ai promis. Et je le pensais sincèrement.
Mais Djamila… c’est autre chose. C’est tout ce que je ne maîtrise pas. Une faille, peut-être. Une lumière aussi.
Je me laisse tomber sur le lit. Je ferme les yeux. J’essaie d’oublier. J’essaie d’ignorer.
Mais son visage me revient. Encore.
Je suis en train de glisser. Et je ne sais plus si je veux me rattraper.
Narrateur externe
Dans les rues de Londres, la pluie commence à tomber doucement, dessinant sur les vitres de la suite d’Abdallah des lignes troubles, comme un écho à ce qu’il ressent. Paris n’est pas si loin. Et pourtant, ce simple trajet semble marquer une fracture invisible dans sa vie. D’un côté, les promesses. De l’autre, l’inattendu.
À Paris, Djamila fixe l’écran de son téléphone, le cœur encore battant. Elle relit les derniers mots échangés, cherche à ne pas trop espérer, à garder la tête froide. Mais c’est déjà trop tard. Il l’a appelée. Il a dit qu’il viendrait.
Dans l’entreprise Beauty Plus, Linda referme son agenda avec un soupir discret. La journée s’achève, tendue mais productive. Elle pense à Abdallah, à son ton distant, à ses silences récents. Elle ne veut pas de doutes. Elle a déjà tout calculé. Ce mariage n’est pas une passion, c’est une nécessité. Et elle compte bien mener cette alliance jusqu’au bout.
Pendant ce temps, dans un cybercafé discret de la Médina, un homme au regard noirci par la colère envoie un message crypté à son supérieur. James Sané est désormais en place. Infiltré. Il a gagné la confiance de la PDG. Il ne reste plus qu’à faire tomber les masques.
Et pendant que chacun suit sa route, sans encore savoir qu’ils marchent tous vers la même vérité, les fils de l’histoire commencent lentement à se tendre.