Episode 10 - Faux semblants

Abdallah Bachir Ndao
Je bouclais lentement ma valise, les gestes mécaniques, le cœur un peu lourd. Dans quelques heures, on quitterait Paris. Tout était allé trop vite. Trop confus. Trop piégé aussi. Depuis que Linda m’avait rejoint ici, j’avais l’impression de jouer un rôle qui m’éloignait de moi-même. Et de Djamila.
Linda tournait dans la chambre comme une tornade tranquille, déjà prête, téléphone à la main. Elle lançait des messages vocaux courts, expéditifs.
— Je pars ce soir. Je n’aurai pas le temps de passer vous voir. J’embrasse tout le monde. On se voit à Dakar.
Elle raccrochait aussitôt. Aucune chaleur dans sa voix. Je savais pourquoi elle ne voulait pas repasser chez sa tante ni saluer sa sœur. Elle ne voulait pas me quitter des yeux, même une minute. Elle avait senti quelque chose, une distance, un malaise, et depuis deux jours, elle me collait, comme si elle avait peur que je lui échappe. Mais c’était déjà fait.
J’attendais qu’elle passe dans la salle de bain pour attraper mon téléphone et appeler Djamila. J’avais besoin de l’entendre, de lui parler, même brièvement. Elle décrocha vite.
— Bachir ?
— Je voulais te prévenir… je rentre ce soir, un peu à la dernière minute. Ce n’était pas prévu, mais voilà…
Un petit silence, puis sa voix, douce.
— D’accord. Moi aussi, je vais bientôt rentrer. Peut-être qu’on se verra là-bas.
Elle disait ça calmement, mais je sentais une retenue. Une barrière qu’elle avait relevée. Je l’avais blessée. Je m’étais éloigné sans rien expliquer. Elle avait dû deviner. Et pourtant, elle ne m’en tenait pas rigueur. Pas encore.
— Djamila, je suis désolé pour…
Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase. Linda est ressortie de la salle de bain, et j’ai dû raccrocher brusquement.
— Prêt ? me lança-t-elle, tout sourire, comme si ce départ était une fête.
J’ai hoché la tête. Elle s’est approchée, a ajusté ma chemise comme une épouse attentionnée, m’a embrassé sur la joue. Je n’ai pas réagi.
Je pensais à Djamila. À son regard quand je l’avais retrouvée. À ses silences depuis deux jours. À tout ce que j’aurais voulu lui dire avant de partir, et que je n’avais pas su formuler. Le simple fait de lui parler m’avait redonné un souffle. Mais j’étais pris. Prisonnier d’un engagement que je n’avais plus la force d’assumer.
Linda était là, radieuse, persuadée que ce retour ensemble annonçait notre avenir.
Moi, j’avais la tête ailleurs. Et le cœur déjà loin.
Djamila Sow
Je ne voulais plus rester. Depuis que Bachir m’avait appelée pour m’annoncer son départ au Sénégal, je ne tenais plus en place. Tout me paraissait vide, fade. Même Paris, que j’aimais tant d’habitude, ne m’apportait plus rien. J’avais envie de rentrer. De le voir, de comprendre. De ne plus rester suspendue dans cette incertitude qui me rongeait de l’intérieur.
Je faisais semblant devant ma tante. Je l’aidais à préparer le déjeuner, je riais aux éclats quand elle racontait une anecdote, mais en réalité, j’étais ailleurs. À mille kilomètres d’ici. Je n’arrivais pas à penser à autre chose. C’était plus fort que moi.
C’était la première fois que je ressentais quelque chose d’aussi fort. Quelque chose qui me retournait, qui me désarmait. Et ça me faisait peur. J’avais toujours cru que l’amour me rendrait légère, confiante. Mais là, c’était l’inverse. J’étais envahie de doutes, d’angoisse, de questions sans réponse.
Je suis montée dans ma chambre. J’ai refermé doucement la porte. Je me suis assise au bord du lit, les mains jointes. Puis j’ai ouvert ma valise. J’ai regardé les vêtements encore pliés. C’était un geste automatique, comme si je voulais me convaincre que tout allait bien. Mais rien n’allait bien.
Mon téléphone vibrait. Amina m’envoyait encore des messages. Des photos de robes, des messages vocaux, des plaintes sur Mouhamed. Je lui avais fait un virement de deux millions sur mon compte épargne ouvert par mon père pour compléter sa dote.
J’ai répondu par un petit cœur, pour dire que j’étais là, mais en réalité, j’étais ailleurs. Même elle, ma meilleure amie, ne pouvait pas deviner ce qui se passait dans ma tête.
Je suis descendue voir ma tante. Elle était installée dans le canapé du salon, un roman à la main, ses lunettes glissant doucement sur le bout de son nez.
— Tata ?
— Oui, ma chérie ? dit-elle en relevant les yeux.
— Je pense que je vais rentrer à Dakar.
Elle a froncé les sourcils, surprise.
— Déjà ? Tu avais prévu de rester encore au moins une semaine.
— Oui, je sais, mais… le mariage d’Amina approche, et j’aimerais être là un peu avant, pour l’aider. Et puis… je crois que j’ai besoin de rentrer.
Elle m’a observée un instant. Son regard était doux, mais je sentais qu’elle devinait qu’il y avait autre chose. Elle n’a rien dit. Elle s’est contentée de poser son livre sur ses genoux et de hocher la tête.
— Très bien. Tu sais… ça tombe bien.
— Comment ça ?
— J’ai posé mes congés, moi aussi. Je vais venir avec toi.
J’ai cligné des yeux, surprise.
— Tu viens à Dakar ?
— Oui. Pour le mariage de Linda, bien sûr. Mais pas seulement. J’aimerais profiter du voyage pour rencontrer la famille de l’homme que je fréquente. C’est peut-être le bon, cette fois.
J’ai souri doucement, sans répondre tout de suite. Je ne savais pas quoi dire. Je n’avais pas prévu de faire ce voyage avec elle. Mais au fond, ce n’était pas plus mal. Peut-être que ça me rassurerait. Peut-être que je pourrais lui parler.
Je me suis levée, j’ai marché lentement vers la fenêtre. Le ciel était gris, la pluie menaçait. Une partie de moi avait envie de rester ici, de tout oublier. Mais je savais que je n’y arriverais pas. Mon cœur était déjà là-bas. Au Sénégal. À quelques heures d’avion de moi. Et je ne pouvais plus me contenter d’attendre.
J’allais rentrer. Pour Amina. Pour moi. Pour lui
Abdallah Bachir Ndao
On est arrivés hier soir. Dès l’aéroport, j’étais déjà fatigué. Je n’avais envie de voir personne. J’ai demandé au chauffeur de me déposer directement chez moi. Pas chez Linda, pas ailleurs. Juste rentrer.
À la maison, Zackaria m’a accueilli avec son regard habituel, froid et plein de reproches.
— T’es vraiment tranquille toi, hein. Tu laisses les autres se débrouiller pendant que tu pars en vacances, comme si l’entreprise pouvait tourner toute seule.
Je ne lui ai pas répondu. J’ai juste haussé les épaules et je suis monté dans ma chambre. Il ne cherchait pas une discussion, juste un prétexte pour m’attaquer. Il pense que l’entreprise lui revient de droit. Il n’a jamais accepté que ce soit moi. Ma mère n’était pas là donc je rejoins directement ma chambre
Quelques minutes plus tard, on a frappé à ma porte.
— C’est moi, Yacine.
Je n’ai même pas eu le temps de dire quoi que ce soit qu’elle est déjà entrée. C’est la femme de Zackaria. Depuis que j’ai repris la direction, elle cherche toujours à me parler en privé. Je sais ce qu’elle essaie de faire, mais je ne lui ai jamais laissé l’occasion d’aller plus loin.
— Je voulais juste te dire bon retour, dit-elle avec un sourire.
Je me suis levé calmement.
— Yacine, je suis fatigué. Et tu ne devrais pas être là. Ce n’est pas approprié.
Elle a fait comme si elle ne comprenait pas.
— Tu exagères, je suis juste venue te saluer. Et puis, on ne se voit presque jamais.
Elle s’est rapprochée, mais j’ai reculé aussitôt.
— Sors, s’il te plaît.
Elle a fait semblant d’être vexée, a croisé les bras, puis a quitté la chambre sans un mot.
Je me suis assis au bord du lit. Je n’étais pas surpris. Ici, rien ne change. La jalousie, les tensions, les jeux malsains. C’est pour ça que j’avais besoin de partir. Et c’est pour ça que j’aurais aimé rester à Paris. Là-bas, tout était plus simple. Il y avait-elle.
Djamila
Je n’arrête pas de penser à elle. Depuis qu’on s’est quittés, je me demande si j’ai bien fait de rentrer. Peut-être que j’aurais dû rester encore un peu. Ou l’emmener avec moi. Mais je ne peux pas revenir en arrière. Et je ne peux pas fuir mes responsabilités.
Alors je vais devoir faire avec. Même si tout me pousse à retourner là-bas. Vers elle.
Quelques minutes après le départ de Yacine, j’ai entendu frapper à nouveau. Cette fois, c’était une voix familière.
— C’est moi, mon fils
Ma mère. J’ai ouvert la porte. Elle est entrée, élégante comme toujours, le visage sérieux.
— Tu es fatigué ? me demanda-t-elle en posant son sac sur la chaise près du lit.
— Un peu, mais ça va.
Elle s’est assise au bord du lit, à côté de moi. J’ai senti tout de suite qu’elle va me faire des reproches
— J’ai appelé ton oncle Moustapha, dit-elle. Il viendra demain matin. Il va t’accompagner chez les parents de Linda.
Je n’ai rien dit. Elle m’a regardé, attentive.
— J’ai déjà parlé à sa mère, ajoute-t-elle. Elle t’attend. Elle est très contente qu’on avance enfin. C’est important, Abdallah. Tu ne peux plus repousser.
Je me suis tourné vers elle, sans cacher mon malaise.
— Maman…
Elle m’a coupé doucement :
— Je sais. Tu n’es pas très enthousiaste. Mais tu t’es engagé, Abdallah. Et cette fois, il faut aller jusqu’au bout.
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai fixé mes valises encore ouvertes au pied du lit, les vêtements à moitié sortis. Comme si moi-même, je ne savais pas si j’étais revenu pour rester.
— Je me demande si je suis prêt à sauter ce pas.
Elle m’a pris la main.
— Ce n’est pas une question d’être prêt. C’est une question de respect. Pour elle. Pour toi. Pour nous. Tu sais ce que cela représente. Et tu sais que Moustapha ne viendra pas pour rien.
Je me suis levé. Je me suis approché de la fenêtre. Dehors, la nuit était tombée depuis un moment. Je pensais à Linda, à ce que j’étais censé ressentir. Puis à Djamila.
J’ai senti ma mère me rejoindre.
— Linda est une bonne fille. Tu l’as choisie. Ce n’est pas le moment de douter.
Je me suis retourné lentement.
— Peut-être que j’ai fait un choix trop vite.
Elle a levé les yeux vers moi, surprise.
Mais je n’ai rien ajouté. Je n’en avais pas le courage.
Elle a soupiré.
— Demain à 10h. Ton oncle passera te prendre.
Puis elle est sortie de la chambre, me laissant seul avec mes pensées.
Linda Sow
J’avais besoin de ça. De lui. De ce moment sans contrôle, sans retenue, sans calcul.
Avec Abdallah, je me surveille. Je pèse mes gestes, je mesure mes mots. Il faut qu’il me voie comme la femme qu’on épouse, pas celle qu’on consomme et qu’on oublie. Je sais comment ça fonctionne. Trop de facilité tue le respect. Trop de désirs montrés fait peur. Alors je me retiens. Je joue à la femme sage. Je garde mes mains sur mes genoux, mes pensées bien cachées derrière mes sourires polis.
Mais avec Ousmane… C’est différent. Il n’y a rien à prouver. Rien à gagner. Rien à perdre.
Il m’attendait déjà dans la chambre. Discret, toujours silencieux, toujours prêt. Il ne parle pas beaucoup, mais ses mains savent quoi faire. Son regard aussi. Il n’a pas besoin de discours, pas besoin de promesses. Il comprend mes silences, devine mes humeurs, obéit à mes moindres gestes.
Dès que j’ai fermé la porte, j’ai retiré ma veste. Il savait. Je n’avais pas besoin de parler. Je l’ai embrassé comme une femme qui a trop attendu. Qui n’en peut plus de se contenir. Il m’a prise dans ses bras, et j’ai oublié Abdallah. J’ai oublié le Sénégal, le mariage, la belle-famille, les convenances.
Je n’étais plus la PDG, la fille bien, la fiancée sérieuse. J’étais juste une femme. Brûlante, affamée, sans honte.
Je me suis abandonnée. Complètement. Comme chaque fois avec lui.
Et quand tout fut terminé, quand je me suis allongée à côté de lui, nue, le souffle encore court, j’ai fermé les yeux.
Demain, je remettrai mon masque. Je sourirai. Je serai Linda Kane, celle qu’on respecte.
Mais cette nuit, j’étais juste moi.
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