Episode 7- L'amour dans l'air

Paris, au fil de la semaine Ils ne s’étaient rien promis, mais tout s’était installé naturellement. Le lendemain de leur balade, Bachir avait proposé un déjeuner. Puis un café. Puis une sortie au musée. Chaque rendez-vous appelait le suivant, comme s’ils avaient attendu ces moments depuis longtemps. Djamila, d’abord sur la réserve, s’était laissée surprendre par la facilité avec laquelle elle riait avec lui, par l’attention qu’il lui portait, par la façon dont il semblait suspendre le monde quand il la regardait. Bachir, lui, était captivé. Plus il la découvrait, plus il réalisait qu’il était allé trop loin pour faire marche arrière. Elle avait ce mélange rare de douceur et de lucidité. Elle écoutait vraiment. Elle répondait avec justesse. Elle lui tenait tête parfois, et cela lui plaisait. Ils passaient leurs journées à marcher dans la ville, à s’arrêter devant les vitrines, à s’asseoir sur des bancs, à partager des repas simples dans de petits restaurants. À chaque fois, c’était Djamila qui suggérait qu’ils ne se voient pas le lendemain, pour « ne pas se précipiter ». Et à chaque fois, elle finissait par lui écrire avant même le coucher du soleil. Une semaine s’était écoulée, légère et pleine. Un soir, alors qu’ils sortaient d’un petit cinéma indépendant, la pluie les avait surpris. Ils avaient couru sous une marquise, riant comme deux enfants. C’est là, sans détour, que Bachir lui avait dit : — J’ai besoin de te dire quelque chose. Elle l’avait regardé, essoufflée, le front humide. — Je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi. Djamila n’avait rien répondu tout de suite. Elle l’avait simplement fixé, comme pour mesurer le poids de ses mots. Puis elle avait soufflé : — Moi aussi j’ai envie d’essayer. Il n’avait pas osé la toucher. Il avait simplement souri, soulagé, ému, comme si ces mots-là venaient de réparer quelque chose en lui. Depuis ce soir-là, ils ne se quittaient plus. Ils enchaînaient les jours comme d’autres collectionnent des souvenirs précieux. Un café en terrasse, un repas improvisé, un éclat de rire, une confidence soufflée entre deux rues. Djamila semblait heureuse, Bachir plus que jamais vivant. Mais ce soir-là, tandis qu’ils rentraient ensemble, mains presque jointes, il sentit son téléphone vibrer dans la poche de sa veste. Il hésita un instant, sortit discrètement l’écran. Le nom s’afficha en lettres familières : Linda Sow Il s’éloigna légèrement, juste ce qu’il fallait pour répondre sans être entendu. — Allô ? La voix de Linda était nette, directe : — Je monte dans l’avion. Je serai à Paris demain. J’ai besoin de te voir. Il resta figé. — Linda… demain ? Pourquoi ? — Parce que tu me manques, tout simplement. Et parce que j’ai besoin qu’on parle, en vrai. L’appel dura à peine une minute. Mais c’était assez pour fissurer l’équilibre qu’il croyait avoir trouvé. Quand il revint vers Djamila, il avait déjà remis son masque. Sourire doux, regard tranquille. — Tout va bien ? demanda-t-elle. — Oui. Un client de Dakar. Rien d’urgent. Abdallah Bachir J’avais promis de rester une semaine de plus. Une semaine avec elle. Une semaine entière, rien qu’à nous deux. Mais Linda débarque. Elle m’a prévenu hier soir. À peine une phrase au téléphone, et tout s’est effondré. Je n’ai presque pas dormi. Ce matin, j’ai tourné en rond dans la chambre de l’hôtel, incapable de me concentrer. J’ai revu chaque instant passé avec Djamila. Son rire. Sa manière de me regarder quand elle pense que je ne la vois pas. Sa légèreté. Sa tendresse. Ce qu’elle me fait ressentir… Et maintenant ? Je devais rester encore un peu. Je devais… lui dire la vérité. Ou peut-être pas. Je suis lâche, je le sais. Vers midi, j’ai craqué. J’ai appelé Alassane. — T’es où ? m’a-t-il demandé d’un ton fatigué. — À Paris. Toujours. — Toujours avec… elle ? J’ai répondu par un silence. — Dis-moi que tu n’as pas oublié ce que tu as promis à Linda. C’est elle que tu vas épouser, non ? Ce n’est pas un jeu, Bachir. Vous êtes fiancés, les familles sont au courant. Tu ne peux pas disparaître comme ça. Je me suis frotté le front, assis au bord du lit. — je n’ai rien calculé. Je te jure. Je ne pensais pas que ça prendrait cette tournure. Je voulais juste… la revoir. Une dernière fois peut-être. — Et maintenant ? Tu comptes faire quoi ? Tu vas laisser Linda débarquer dans un Paris où t’es déjà avec une autre ? Tu crois que t’es dans un film ? Je n’ai rien dit. — Ressaisis-toi, mon frère. Ce n’est pas que toi dans cette histoire. Linda n’est pas parfaite, je sais, mais elle t’a toujours aimé. Et toi, t’as dit oui. T’as fait une promesse. Il a raccroché. Je suis resté là, le téléphone posé à côté de moi. Et le poids de mes choix me retombant sur la poitrine. Je voulais rester avec Djamila. Prolonger encore ce qu’on vivait. Faire comme Djamila Sow Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Allongée dans mon lit, je repassais chaque moment passé avec lui. Sa voix, son regard, sa façon de me regarder comme si j’étais la seule chose qui comptait dans la pièce. Cette semaine avait bouleversé toutes mes certitudes. Je ne voulais plus faire semblant. Il fallait que je parle à ma tante. Que je lui dise. Elle avait toujours été là pour moi. Et si je gardais tout pour moi, j’allais finir par exploser. Je l’ai trouvée dans la cuisine, en train de préparer du café. Elle s’est retournée en m’entendant entrer, a souri doucement. — Tu veux du café ? J’ai hoché la tête, timidement. Puis je me suis assise à table. — Tata… j’ai besoin de te dire quelque chose. Elle m’a regardée, attentive. Elle a posé la cuillère, éteint le feu. Et s’est assise en face de moi. — Je t’écoute. Je n’ai pas tourné autour du pot. — Je vois quelqu’un. Je veux dire… j’ai rencontré quelqu’un. Et je crois que je suis en train de tomber amoureuse. Ses yeux se sont légèrement écarquillés, mais elle n’a rien dit. — Il s’appelle Bachir. On s’est rencontrés à l’aéroport. quand je venais ici. Et cette semaine… on a passé beaucoup de temps ensemble. Il est gentil, attentionné, drôle. Il me parle comme si j’étais importante. Pas juste une fille sympa. Et je sais que c’est rapide, je sais… mais je me sens bien avec lui. Vraiment bien. Elle m’a regardée longtemps, sans interrompre. Puis elle a pris ma main. — Tu es amoureuse, Djami ? — Oui. Je l’ai dit sans trembler. C’était la vérité. Elle a souri. Un vrai sourire. Mais avec une ombre de prudence dans les yeux. — Je comprends. Et je suis contente que tu sois tombée sur quelqu’un qui te fait te sentir comme ça. C’est précieux. Mais tu dois rester vigilante, ma chérie. Tu le connais depuis peu. Il peut être sincère, bien sûr, mais tu dois prendre le temps de savoir qui il est vraiment. J’ai hoché la tête. — Je le sais. Mais je ne veux pas avoir de regrets. Je veux vivre les choses. Même si ça ne dure pas. Elle a caressé ma joue. — Tu as le droit d’aimer. Tu as le droit d’y croire. Mais promets-moi de rester lucide. L’amour, c’est beau. Mais il faut aussi le regarder en face, pas seulement avec le cœur. Je lui ai souri. Elle a toujours su trouver les bons mots. Puis elle a ajouté, presque en murmurant : — Je crois que je l’ai aperçu. Un soir, devant l’immeuble. Il t’attendait, non ? Je suis sortie faire une course. Je n’ai pas voulu m’imposer, mais… il m’a semblé bienveillant. J’ai rougi sans répondre. Elle avait tout compris. — Tu peux continuer à le voir si tu veux. Mais fais-le ici, ou dans des endroits sûrs. Et surtout… dis-moi si quelque chose te dérange. Je suis là. Tu n’es pas seule. Je me suis levée pour la prendre dans mes bras. J’avais envie de pleurer de soulagement. Elle m’a serrée fort, comme elle le faisait quand j’étais petite. Et dans son étreinte, j’ai senti que peu importe ce qui arriverait ensuite, j’aurais toujours un refuge. Je discutais encore avec Tata, un reste de café tiède entre les mains, quand on a frappé à la porte. Elle s’est levée en ajustant son foulard, sans se presser. — Tu attends quelqu’un ? ai-je demandé, surprise. — Pas du tout, a-t-elle murmuré, déjà dans le couloir. J’ai entendu le cliquetis de la serrure, suivi d’un court silence… puis sa voix, légèrement étonnée. — Linda ? — Surprise ! Elle s’est penchée pour m’embrasser. — Je sais, je débarque sans prévenir. J’avais une opportunité de dernière minute pour Paris. Voyage d’affaires. Je me suis dit que ce serait l’occasion de passer vous voir un peu. Tata lui a pris la valise avec un sourire chaleureux, mais je voyais dans ses yeux une légère inquiétude. — Tu aurais pu nous prévenir, ma fille. On t’aurait préparé une chambre. — Oh non, ne t’en fais pas, je n’ai qu’un séminaire de deux jours. C’est dans un hôtel du 8e. Je voulais juste passer vous saluer avant. Elle a sorti son téléphone et consulté son écran comme si l’heure la rattrapait déjà. — Je dois filer, d’ailleurs. Je suis attendue à l’hôtel pour une première réunion. On pourra dîner ensemble demain ? Je n’ai pas su quoi répondre tout de suite. J’ai esquissé un sourire, un peu crispé. — Oui, bien sûr. Elle a embrassé Tata, puis moi, avant de repartir aussi vite qu’elle était venue. Je suis restée figée quelques secondes, encore surprise de la voir franchir cette porte. Linda et moi venons à Paris chaque été depuis qu’on est enfants. C’est presque une tradition. Mais cette année, elle n’avait pas pu venir avec moi, retenue à Dakar par une série de réunions. J’étais partie seule. C’était la première fois. Je pensais qu’elle resterait au Sénégal jusqu’à mon retour. Alors la voir débarquer ainsi, sans un mot, m’a prise au dépourvu. — Elle aurait pu prévenir, a murmuré Tata, en ajustant son foulard. — Elle aime les effets de surprise, tu sais bien. Linda a toujours eu ce côté théâtral. Une valise, une annonce rapide, un agenda bien rempli. Et même si on habite sous le même toit, Paris, c’est différent. C’est ici que je respire, que je vis pour moi. Et c’est sans doute pour ça que son arrivée m’a déstabilisée. Mais juste un peu. — Elle a dit qu’elle avait un séminaire à l’hôtel, a ajouté Tata en revenant dans le salon avec le plateau de thé. — Oui… elle m’en a peut-être parlé, je ne sais plus. Je n’ai pas cherché plus loin. Elle avait souvent des déplacements imprévus. Et puis, c’était Linda. Rien d’inhabituel dans ses allers-retours. Rien d’étrange dans sa façon de surgir sans prévenir. Je me suis installée au fond du canapé, mon téléphone posé sur mes genoux. Un message de Bachir s’était affiché. Mon cœur a battu plus fort. J’ai souri. Et pour l’instant, il n’y avait rien au monde qui pouvait m’alerter. |