Episode 8- Le choix du cœur

L
Linda Sow
Je révisais tranquillement un contrat de distribution quand mon téléphone a sonné. Le nom de Fanta s’est affiché à l’écran. Je n’ai pas hésité une seconde avant de décrocher.
— Allô, Fanta ?
— Linda, bonjour ! Tu as deux minutes ?
— Toujours pour toi, tu vas bien ? Et bébé ?
— Très bien, alhamdoulilah. Je suis à Paris depuis une semaine. Je t’appelle pour te dire quelque chose… que j’aurais préféré ne pas avoir à te dire.
Le ton de sa voix a changé. Une intuition a glissé dans ma poitrine.
— Vas-y, je t’écoute.
— Hier soir, je suis sortie dîner avec une amie. On a mangé près de Saint-Michel. Et là… j’ai vu Abdallah.
J’ai figé, le stylo suspendu entre mes doigts.
— Tu es sûre ?
— Absolument. Il était assis en terrasse. Je l’ai reconnu tout de suite. Il n’était pas seul. Il dînait avec une fille. Une jeune femme claire, élancée. Ils avaient l’air très complices…
Je n’ai rien répondu. Mon cœur battait vite.
— Je ne voulais pas t’appeler sans être certaine. Mais je n’ai pas rêvé, Linda. C’était bien lui.
— Merci de m’avoir prévenue, Fanta.
Je raccrochai calmement. Je suis restée assise là, le regard vide. Depuis qu’il m’avait annoncé qu’il quittait Londres pour Paris, j’avais senti une ombre. Mais j’avais refusé de creuser. Je voulais lui faire confiance.
Maintenant je savais.
Il n’était pas à Paris pour un rendez-vous de travail. Il était là pour elle. Une autre femme.
Je me suis levée. J’ai attrapé mon téléphone à nouveau, tapé « vols Dakar–Paris », puis appelé Ousmane.
— Ousmane, réserve-moi un billet pour Paris. Premier vol demain. Je ne veux pas de commentaires.
Je ne laisserai personne gâcher ce mariage. Abdallah me doit trop. Je me suis trop battue pour tout perdre à cause d’une inconnue croisée à Paris.
Cette fille ne sait pas à qui elle a affaire.
Avant de quitter le bureau, j’ai demandé à James de passer au labo.
— Je veux que tu supervises personnellement la gamme White Bloom. Elle entre en production demain, je veux zéro approximation.
Il a haussé les sourcils, surpris de ma confiance soudaine. Mais il n’a rien dit. Il a simplement noté dans son carnet. Tant mieux. J’ai besoin que tout se déroule parfaitement en mon absence.
Je suis rentrée rapidement chez moi préparer une valise. Une robe simple, quelques ensembles sobres mais élégants, des escarpins. Rien d’ostentatoire. Je n’ai pas le temps de réfléchir à mes tenues. Il faut juste qu’Abdallah se souvienne de qui je suis.
En chemin, je me suis arrêtée chez mes parents. Ma mère m’a ouvert la porte, étonnée.
— Déjà de retour ? Tu ne travailles pas aujourd’hui ?
— Je pars pour Paris, Maman. Rendez-vous professionnel imprévu. Je ne serai pas absente longtemps.
Elle a froncé les sourcils, les bras croisés.
— Tu vas passer chez ta tante, j’espère ? Elle ne t’a pas vue depuis l’an dernier.
J’ai hoché la tête, un sourire forcé au coin des lèvres.
— Bien sûr. Je passerai avant mon rendez-vous.
Elle a semblé rassurée. Papa n’était pas là. Tant mieux. Je n’avais pas envie de justifier ce voyage.
Le lendemain matin, j’ai atterri à Roissy. Taxi. Paris. Une ville que je connaissais par cœur, mais qui me semblait étrangère, ce jour-là.
Je suis d’abord passée chez ma tante. Un thé rapide, quelques échanges banals. Elle n’a rien remarqué de mon agitation. Ou bien elle a choisi de ne rien dire.
Je suis d’abord passée chez ma tante. Un thé rapide, quelques échanges banals. Elle m’a accueillie à bras ouverts, surprise que je sois à Paris pour un séminaire.
— Tu loges ici, j’espère ? a-t-elle demandé.
— J’aurais aimé, mais c’est un court séjour, très chargé. Je suis attendue dans un hôtel, près de la Défense.
Elle a hoché la tête sans insister, puis m’a demandé de saluer Abdallah si je le voyais. J’ai esquissé un sourire.
Une heure plus tard, j’étais devant l’hôtel. Je n’avais pas prévenu de l’heure exacte, mais il savait que j’arrivais aujourd’hui. Il avait raccroché rapidement, ce jour-là. C’était déjà un signe.
Je suis montée, ai frappé doucement à la porte de sa chambre.
Quand il a ouvert, il a souri, un peu crispé.
— Tu es déjà là ?
— Tu croyais que je bluffais ? ai-je dit en entrant.
Il s’est écarté pour me laisser passer. Son regard a filé brièvement vers la table basse, où deux tasses vides trônaient. J’ai remarqué. Je n’ai rien dit.
— Tu es bien installée, on dirait.
— Je pensais que devrais être encore à Londres. Tu as changé d’avis très vite.
Je l’ai observé s’asseoir en face de moi. Il semblait nerveux, comme si ma présence lui pesait.
Je n’ai pas cherché à masquer mon ton. Je suis venue ici pour comprendre. Et m’assurer qu’aucune autre femme ne viendrait gâcher ce que j’ai construit.
— Je suis là pour nous, Abdallah. Et pour ce qu’on a prévu. Je ne veux pas qu’on perde le fil, tu comprends ?
Il a acquiescé, vaguement, sans me regarder dans les yeux.
Je me suis levée, ai posé ma main sur la sienne.
— Je compte sur toi.
Abdallah Bachir
Quand Linda est arrivée à l’hôtel, j’ai su que cette semaine venait de basculer.
Je l’ai accueillie avec un sourire qui sonnait faux, mais elle ne semblait pas s’en rendre compte. Son visage rayonnait d’une excitation étrange, et dès qu’elle est entrée dans la chambre, elle a posé son sac avec l’assurance de quelqu’un qui se sent chez soi.
— Tu ne pensais pas que je viendrais, hein ? m’a-t-elle lancé
Je n’ai pas répondu. Je pensais à Djamila. À nos promenades, aux éclats de rire, à cette sensation d’évidence.
— Tu es fatiguée ? lui ai-je demandé, tentant de gagner du temps.
— Un peu. Mais je veux passer du temps avec toi. Je suis venue pour ça, non ?
J’ai jeté un œil vers le lit. Il n’y avait qu’un grand lit double. Je savais que cette conversation allait venir.
— Écoute… Linda. Je pense que tu devrais réserver une autre chambre.
— Pardon ?
Elle s’était déjà assise sur le bord du lit, enlevant ses boucles d’oreilles.
— On n’est pas encore mariés, Linda. Et tu sais ce que ça implique. Notre religion, nos principes…
Elle a levé les yeux au ciel, soupiré bruyamment.
— Bachir, je suis fatiguée. Et j’ai envie de dormir près de toi, c’est tout. Pourquoi tu compliques toujours tout ?
Je n’ai rien dit. Je savais qu’insister aurait déclenché une dispute inutile. Et je n’en avais ni l’énergie, ni la volonté.
— Très bien, ai-je murmuré. Reste ici.
Je me suis levé, me dirigeant vers la salle de bain. Quand je suis revenu, elle s’était changée. Une nuisette noire, fine, comme une réponse silencieuse à tout ce que je venais de dire.
Je me suis contenté de m’asseoir dans le fauteuil, à distance, tentant de masquer le trouble qui me traversait.
Mon téléphone a vibré.
Je l’ai saisi rapidement : Djamila.
Elle était là, juste à l’autre bout de la ligne, sans savoir que quelqu’un d’autre venait d’envahir mon espace.
Linda a vu l’écran. Elle n’a rien dit, mais son regard m’a traversé comme une lame.
— Tu ne réponds pas ? demanda-t-elle en s’étirant.
— Non. C’est juste… un message de boulot.
— À cette heure-ci ?
— Je vais chercher de quoi dîner. Tu veux quelque chose ?
Elle haussa les épaules.
— Ce que tu veux, ça m’est égal.
Je suis sorti sans attendre de réponse. Mon cœur cognait.
Dans le couloir, j’ai enfin répondu à Djamila. Sa voix m’a apaisé, m’a ramené à cette semaine douce et simple que nous venions de vivre. Je voulais lui dire la vérité, mais je n’ai rien dit. Juste assez pour la rassurer, juste assez pour qu’elle continue à croire que je suis celui qu’elle pense connaître.
Puis j’ai raccroché. Et je suis remonté, avec deux sacs remplis de plats que je n’avais pas envie de manger, dans une chambre où je ne voulais pas vraiment être.
Et face à une femme avec qui je ne voulais plus mentir… mais à qui je n’osais pas encore dire la vérité.