Episode 9 - White secret

Djamila Sow
Depuis deux jours, je ne le reconnais plus.
Bachir est distant. Moins de messages, moins d’initiatives. Il reste poli, attentionné même, mais quelque chose a changé. Je le sens, et cette sensation me hante. Il m’avait pourtant dit qu’il était venu à Paris pour moi. Je me répète cette phrase en boucle, comme pour me rassurer. Mais les silences commencent à peser.
Je ne comprends plus rien. J’essaie de me raisonner, de ne pas imaginer le pire, mais son absence me fait mal. Alors ce matin, j’ai décidé d’en parler à tata Ramatoulaye.
— Tata, tu crois qu’un homme peut changer d’avis du jour au lendemain ?
Elle m’a regardée avec bienveillance, posant sa tasse de thé.
— Qu’est-ce qui se passe, ma fille ? Tu parles de Bachir ?
J’ai haussé les épaules, un peu honteuse de laisser transparaître mon trouble.
— Je ne sais pas… Je trouve qu’il est bizarre depuis deux jours. Il était si attentionné au début, et maintenant j’ai l’impression qu’il s’éloigne.
Elle a pris ma main dans la sienne.
— Peut-être qu’il a juste besoin de temps. Ou qu’il traverse quelque chose de son côté. Ne tire pas de conclusions trop vite, Djamila. Reste positive.
J’ai tenté de sourire, mais mon cœur était trop lourd pour y croire vraiment.
Juste à ce moment-là, quelqu’un a frappé à la porte. Un homme élégant, d’une quarantaine d’années, est entré. Je me suis levée pour le saluer, par politesse. Ma tante, elle, s’est transformée. Sourire radieux, regard tendre. Une douceur rare chez elle.
J’ai compris que ce n’était pas une simple visite. Je les ai laissés seuls, le temps de leur discussion. Et quand je suis revenue, l’homme était reparti.
— Il a l’air très gentil, ai-je dit, en m’asseyant près d’elle.
— Il veut m’épouser, m’a-t-elle répondu d’une voix calme.
J’ai eu un petit rire.
— Et alors ? Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Elle m’a regardée, l’air soudain hésitante.
— Il a douze ans de moins que moi.
J’ai haussé les épaules.
— Et alors ? L’âge ne compte pas quand il y a des sentiments.
Elle est restée silencieuse un moment.
— Tu sais, je pense aux jugements. À ce que les gens vont dire.
Je me suis rapprochée.
— Les gens parleront toujours, tata. Mais ils ne vivent pas ta vie. Tu as le droit d’aimer, toi aussi. Tu as le droit d’être heureuse.
Elle m’a serrée contre elle.
— Tu me ressembles plus que je ne le croyais.
Je n’ai rien dit. Mais au fond de moi, j’ai compris qu’il fallait que je me batte pour ce que je ressens. Même si Bachir semble s’éloigner. Même si je ne comprends pas encore pourquoi.
Linda Sow
Il s’éloigne. Lentement. Silencieusement.
Et moi, je fais semblant de ne pas voir. Je souris, je plaisante, je parle d’avenir, de notre mariage, de nos familles… Mais je sens qu’il n’est plus vraiment là.
Depuis deux jours, Abdallah est distant. Il me répond avec douceur, mais sans chaleur. Il ne cherche plus mes regards, il évite mes gestes. Quelque chose a changé, je le sens jusque dans mes silences. Et je déteste ça.
Je repense à l’appel de Fanta. Sa voix hésitante, cette phrase qu’elle n’a pas voulu trop appuyer :
« Je crois que j’ai vu Abdallah avec une fille, à Paris. J’ai pas bien vu son visage, mais ils avaient l’air proches. »
Depuis, je tourne en rond. Abdallah a quitté Londres trop vite, sans vraie explication. Il a dit qu’il devait voir Alassane, mais je sais lire entre les lignes. Ce départ précipité, son comportement maintenant… Tout concorde. Il y a quelqu’un.
Aujourd’hui encore, il est sorti, prétextant des achats pour Alassane. J’ai haussé les épaules. Qu’il continue à mentir, je suis fatiguée de poser des questions.
Mais cette fois, je ne vais pas rester là à attendre qu’il m’échappe.
Je prends mon téléphone. Je respire un coup. Puis je compose le numéro d’Henriette. Sa mère. Elle seule peut encore remettre un peu d’ordre dans tout ça.
— Allô ?
— Maman Henriette… c’est moi, Linda.
Ma voix tremble. Juste assez pour qu’elle sente que je suis à bout.
— Je suis désolée de vous déranger, mais je ne sais plus quoi faire. Abdallah… il est distant. Je sens qu’il m’échappe. Et moi… je l’aime, tante. Je l’aime vraiment. Je suis venue lui faire la surprise à paris mais il est distant.
J’attends, retenant mes larmes. J’ai toujours su choisir mes moments. Et aujourd’hui, j’ai besoin d’un coup de pouce. Henriette me répond aussitôt, ferme, rassurante :
— Ma fille, ne t’inquiète pas. Abdallah va t’épouser. Je vais lui parler. Il n’a pas le choix, et il le sait. Je suis là, d’accord ? Pour l’instant il faut rentrer. Ce n’est pas prudent de rester seuls dans un pays lointain
Je murmure un merci, puis je raccroche.
Je respire plus calmement maintenant. J’ai peut-être perdu un peu de terrain, mais je viens de marquer un point. Et s’il faut rappeler à tout le monde qui je suis dans cette histoire, je le ferai.
Je suis Linda Sow, Ce mariage, je l’aurai.
Abdallah Bachir
Je n’avais pas prévenu. J’avais juste pris mes affaires, quitté l’hôtel discrètement et marché jusqu’à l’appartement de la tante de Djamila. J’avais besoin de la voir. De la sentir près de moi. De dissiper le trouble que Linda avait ramené dans mon cœur comme un nuage noir dans un ciel jusqu’alors limpide.
Quand Djamila m’a ouvert la porte, ses yeux se sont illuminés, et ce simple éclat a suffi à apaiser tout ce qui m’agitait. Elle m’a souri, un peu surprise peut-être, mais heureuse de me voir. Je l’ai saluée doucement, les yeux pleins d’une tendresse que je n’avais pas besoin d’expliquer.
— Entre, Bachir. Ma tante est là. Je vais chercher quelque chose à la cuisine.
Je suis entré. Le salon respirait la sérénité, avec ces rideaux tirés laissant passer juste assez de lumière pour adoucir les contours des choses. Sa tante m’a regardé longuement, sans rien dire, avant de m’inviter à m’asseoir.
— On peut parler, tous les deux ? m’a-t-elle demandé.
J’ai acquiescé. Djamila, qui avait compris, nous a laissés. Elle a croisé les bras, l’air calme, mais ferme.
— Tu sais pourquoi je t’ai demandé ça ? m’a-t-elle lancé.
— Je suppose…
— J’ai élevé Djamila comme ma propre fille. Je ne veux pas qu’elle souffre. Alors je vais te poser une seule question, Bachir : quelles sont tes intentions ? Tu veux juste t’amuser, ou tu la prends au sérieux ?
Je l’ai regardée droit dans les yeux. Il n’y avait rien à cacher.
— Je suis venu à Paris pour elle, Tata. C’est elle que je suis venu voir. Je ne pensais pas que ça deviendrait aussi fort, aussi vite. Mais aujourd’hui, je sais que je tiens à elle. Je veux faire les choses bien. Dès mon retour au Sénégal, je parlerai à mes parents. Et à ceux de Djamila. Je veux construire quelque chose avec elle. Pas dans l’ombre.
Elle m’a observé quelques secondes, puis a hoché la tête lentement.
— Alors ne joue pas avec elle. Djamila est une fille sensible, elle donne difficilement son cœur. Si tu l’aimes alors fais les choses bien.
À ce moment précis, Djamila est revenue. Je me suis levé, soulagé et heureux de la voir. Elle m’a proposé de me raccompagner, et j’ai accepté sans réfléchir. Juste pour avoir quelques minutes de plus, loin des regards, loin de Linda, loin du poids de ce mensonge que je portais sans le vouloir.
Dans la rue, on marchait côte à côte. Je la sentais légèrement nerveuse, comme si elle se demandait si je n’allais pas à nouveau me refermer.
— Tu vas mieux ? m’a-t-elle demandé
Je me suis arrêté. Je l’ai regardée, vraiment regardée. Son visage, son regard franc, sa bouche entrouverte comme si elle hésitait encore à dire ce qu’elle ressentait.
— Je suis désolé, Djamila. Ces deux derniers jours, j’ai été distant. Pas à cause de toi. C’est moi. Je gère… des complications.
Elle a baissé les yeux, mais je l’ai prise par la main.
— Mais je suis là. Je suis venu ici pour toi. Et tout ce que je ressens pour toi est sincère. Je veux qu’on construise quelque chose de vrai. Je veux qu’on se donne une chance.
Elle a levé les yeux vers moi, légèrement émue.
— Tu es sûr ? Parce que moi, je suis déjà trop attachée à toi.
Je l’ai prise dans mes bras, sans réfléchir. Son corps contre le mien, son parfum, la chaleur de sa peau. Rien ne m’avait jamais paru aussi juste.
On s’est enlacés un long moment. Puis je l’ai doucement relâchée, caressant sa joue du bout des doigts.
— On va y aller doucement. Mais je suis là, Djamila.
On s’est dit au revoir, un peu à regret, et j’ai tourné au coin de la rue. Le téléphone a vibré dans ma poche. J’ai regardé l’écran. Maman.
J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai décroché.
— Oui, Maman ?
— Bachir. Tu es avec Linda, n’est-ce pas ?
Sa voix était sèche, tendue.
— On est à Paris, elle a débarqué sans prévenir
— Vous n’êtes pas mariés. Et vous êtes ensemble, dans un pays lointain, seuls. Tu crois que c’est normal ? Tu dois rentrer. Prendre un vol avec elle, dès demain. Il est temps que vous vous mariez, Bachir. Il faut arrêter ces… bêtises.
Je suis resté muet.
— Tu sais très bien que personne ne t’a forcé à te fiancer avec Linda. C’est toi qui l’as choisie. Alors maintenant, tu assumes. Tu ne vas pas commencer à me dire que tu as changé d’avis parce que tu t’es laissé distraire à Paris !
Elle a raccroché sans me laisser le temps de répondre. Le souffle coupé, j’ai regardé l’écran éteint. Les mots résonnaient encore dans ma tête. Tu l’as choisie. Tu assumes.
Mais je n’avais rien choisi. Pas vraiment. Et pour la première fois depuis longtemps, j’avais envie de choisir. Pour moi. Pour Djamila.
James Sané
Depuis le départ de Linda pour Paris, l’entreprise tournait au ralenti. Mais pour moi, c’était l’occasion parfaite. J’avais enfin un peu d’espace pour avancer dans mon enquête, sans avoir à faire semblant devant elle.
Je savais pourquoi j’étais là. Je n’étais pas venu pour travailler à Beauty Plus. J’étais venu pour comprendre comment ma petite sœur avait pu mourir à cause de leurs produits. Et surtout, si Linda Kane était responsable.
Je pensais à elle chaque jour. À sa peau détruite, à ses cris, à ce qu’on n’avait pas pu réparer. Elle avait juste voulu s’éclaircir un peu le teint. Ce qu’elle a eu, c’est une infection qui l’a emportée en quelques semaines. J’avais promis à notre mère qu’on saurait la vérité. Et j’irai jusqu’au bout.
J’ai ouvert le système interne de production. Je connaissais déjà les accès, j’avais observé longtemps. Mais cette fois, j’ai fouillé en profondeur. Et là, je suis tombé sur plusieurs commandes suspectes.
Des produits sous un nouveau nom. Mais en regardant la formule chimique, j’ai tout de suite compris : c’était la même que celle du White Secret. Celle qui avait tué ma sœur.
J’ai eu un haut-le-cœur. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi clair. J’ai copié tous les fichiers : bons de commande, échanges d’emails, planning de production. Tout.
Puis je suis sorti dehors. J’ai appelé Hamid.
— C’est elle, ai-je dit. Linda. Ils ont juste changé le nom du produit, mais c’est exactement la même formule. Elle sait ce qu’elle fait.
Hamid a hésité quelques secondes.
— Tu es sûr, James ? Tu es certain que c’est elle qui a validé ça ?
— Je te dis que c’est elle. Personne d’autre ne peut avoir autorisé ça sans qu’elle soit au courant.
J’étais en colère. Contre elle. Contre moi-même aussi, peut-être, de l’avoir trouvée crédible un instant.
Je n’étais plus là pour chercher. J’étais là pour prouver. Et je le ferai. Pour ma sœur. Pour toutes celles qui ont utilisé leurs produits sans savoir.
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