Episode 5 - Les dettes du cœur

Narrateur Externe
La chambre 12 du pavillon B dégageait une atmosphère particulière, faite de cette sérénité étrange qu’on ne retrouve que dans les lieux où les corps attendent plus qu’ils ne guérissent. Un voile léger de désinfectant flottait dans l’air, mêlé aux odeurs tièdes du couloir. Par la fenêtre entrouverte, un filet d’air tiède entrait à peine, sans force, comme s’il hésitait lui aussi à troubler la paix factice de cet endroit.
Sur le lit, Aminata Seck reposait, immobile. Son visage était marqué par les mois de fatigue, par les nuits de douleur silencieuse. Une perfusion accrochée au pied métallique la reliait à une poche translucide, d’où s’échappaient, à intervalle régulier, des gouttes lentes, presque musicales, comme une berceuse mécanique.
Sokhna, sa fille aînée, était là. Elle ne bougeait pas. Assise sur un petit tabouret, les mains posées sagement sur ses genoux, le dos droit comme une sentinelle. Ses paupières étaient lourdes, mais elle ne dormait pas. Elle ne dormait plus vraiment depuis plusieurs jours. Son regard fixait sa mère avec une intensité inquiète, presque protectrice. Elle ne disait rien, mais sa présence parlait pour elle.
La porte s’ouvrit doucement, sans bruit. Une silhouette entra.
Fatou Kiné.
Elle tenait dans ses mains un dossier qu’elle serrait fort, comme s’il contenait sa propre vie. Son visage était traversé par une émotion contenue. Elle souriait, mais c’était un sourire qui tremblait. On lisait dans ses yeux quelque chose de dur, de fragile, un mélange de fierté et d’angoisse.
Elle s’avança lentement vers le lit. Son regard alla de Sokhna à leur mère, puis revint vers cette femme allongée qu’elle voulait sauver.
— Maman…
Sa voix était douce, mais elle vibrait d’un souffle nouveau. Elle s’assit sur le bord du lit, posa le dossier sur la tablette roulante, et chercha la main de sa mère. Ses doigts s’y accrochèrent avec tendresse.
— J’ai pu réunir l’argent pour ta greffe. Tout est prêt maintenant. Tu vas pouvoir te faire opérer.
Aminata entrouvrit les yeux. Un voile de douleur y passait, mais aussi une lumière émue, discrète. Elle tourna légèrement la tête vers sa fille, essaya de parler. Sa voix n’était plus qu’un souffle, mais il portait encore des mots lourds de sens.
— Fatou… je t’ai toujours dit… de ne jamais te perdre pour me sauver. Je préfère partir dans la dignité… plutôt que de te savoir enchaînée à une faute.
Fatou sentit son cœur se serrer. Elle ravala un sanglot, baissa les yeux. Elle voulait expliquer, rassurer, mais elle avait déjà l’impression que sa mère savait tout. Ou soupçonnait tout.
— Ce n’est pas une bêtise, maman… J’ai seulement contracté un prêt. Je te jure. Je vais le rembourser chaque mois avec mon salaire. C’est tout.
Elle voulait croire à ses propres mots, mais sa voix tremblait.
Sokhna, jusque-là silencieuse, tourna lentement la tête vers elle. Son regard était perçant, presque dur.
— Un prêt ? Dix millions ? Et tu veux me faire croire qu’une simple employée de bureau peut obtenir ça, comme ça ? Sans garantie ? Sans qu’il y ait une contrepartie ?
Fatou resta figée. Elle n’avait pas préparé cette conversation. Elle détourna les yeux, baissa la tête.
— Ce n’est pas la banque… murmura-t-elle. C’est… mon patron. C’est lui qui me l’a avancée.
Sokhna se redressa. Elle n’éleva pas la voix, mais l’émotion la faisait trembler. Elle croisa les bras, se planta devant sa sœur, la fixant droit dans les yeux.
— Ton patron ? Il t’a donné dix millions ? Par bonté d’âme ? Fatou, regarde-moi. Est-ce que tu lui as promis quelque chose en retour ?
— Non ! s’écria Fatou, presque trop fort. Non, jamais. Il m’a aidée, c’est tout. Il sait ce que je vis. Il a juste voulu…
Aminata leva une main fatiguée, l’interrompant doucement.
— Fatou… tu es ma fille. Et ce que je t’ai transmis, ce n’est pas le sacrifice honteux. C’est la dignité. Je préfère mourir … que de savoir que tu as fléchi devant un homme. J’ai déjà commis suffisamment d’erreurs pour en rajouter
Fatou ne répondit pas. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle les essuya rapidement. Elle ne voulait pas pleurer ici. Pas devant elles.
Sokhna reprit, plus calme, mais ferme :
— Après l’opération, je veux voir cet homme. Je veux le rencontrer. Je veux voir ce qu’il attend de toi, ce qu’il espère, ce qu’il cache.
Le silence tomba à nouveau.
Puis, comme si tout cela devait être interrompu à cet instant précis, la porte s’ouvrit une nouvelle fois. Une infirmière entra, un chariot de soins devant elle. Elle jeta un regard rapide dans la pièce, comprit sans rien dire qu’elle entrait dans un moment tendu.
— Bonjour… on va faire les soins. Vous pouvez patienter à l’extérieur quelques instants ?
Sokhna aida doucement leur mère à se redresser. Fatou fit un pas en arrière, le souffle court.
L’infirmière installait déjà son matériel, comme si de rien n’était. Mais dans la pièce, plus rien n’était pareil.
Dans le regard de Sokhna, une détermination nouvelle s’était installée. Une colère froide, lucide. Elle allait protéger leur mère, coûte que coûte.
Et dans celui de Fatou… un vertige. Un poids. Elle venait de faire un choix irréversible. Et désormais, elle allait devoir vivre avec ses conséquences.
Je relisais encore une fois la note que j’avais griffonnée la veille. Ma main tournait nerveusement la cuillère dans une tasse de café désormais froide, oubliée entre deux interrogations. Le dossier de Souleymane Ba était devant moi, entrouvert, nerveux. Depuis l’audience, je n’arrivais plus à penser autrement. Son visage, son ton blessé, l’irruption de Fatou Kiné dans la salle… tout s’était déséquilibré en une fraction de seconde.
— Tu es tendue.
La voix de Zeynabou me tira de ma bulle. Elle venait de s’asseoir en face de moi, posant doucement son sac à main sur la table. Son regard était calme, comme toujours, mais je sentais qu’elle cherchait à sonder ce que je gardais au fond de moi.
— L’intervention de Fatou Kiné a bouleversé tout l’équilibre, dis-je simplement.
— Elle a semé le doute, confirma Zeynabou. C’est exactement ce qu’elle voulait. Et elle l’a fait avec finesse.
Saïda entra à son tour, en silence, et s’installa sur le côté. Elle croisa les bras, me jaugeant du regard.
— Tu t’es laissée atteindre, Aïssata.
Je fronçai légèrement les sourcils.
— Je fais juste mon travail. Et j’analyse ce que je vois.
— Tu ressens, surtout, trancha-t-elle. C’est différent. Ce n’est pas mauvais en soi, mais dans ce métier, ça peut te faire mal.
Je ne répondis pas tout de suite. Je refermai lentement le dossier. Mon regard glissa vers le carnet où j’avais noté : “il y a quelque chose dans ses yeux à elle, et dans ceux de lui, qui ne coïncident pas.”
— Elle parle avec aplomb. Elle se dit trahie, abandonnée. Et lui nie tout. Je ne sais plus ce que je dois croire. J’ai demandé une expertise graphologique, je veux qu’on tranche sur la signature. C’est peut-être ma seule chance d’éclaircir cette histoire.
Zeynabou opina doucement.
— Tu fais bien. Ce genre de preuve est solide. Et si la signature ne correspond pas, toute sa version à elle s’écroule.
— Mais si elle est authentique ? demandai-je, presque à voix basse. Si c’est vraiment lui qui a signé ? Même sans cérémonie ? Même sans intentions ?
Saïda soupira, presque exaspérée.
— Alors il aura menti. Et tu devras l’accepter. Ton rôle, Aïssata, ce n’est pas de juger son cœur. C’est de défendre sa version avec les outils du droit.
Je baissai les yeux.
— Parfois, j’ai l’impression qu’on plaide avec des masques. Qu’aucune version n’est entière. Que la vérité se cache dans ce que les gens taisent.
— Et c’est là que tu peux être bonne, dit Zeynabou. En écoutant ce qu’ils ne disent pas.
Saïda me fixa plus longuement, avant d’ajouter, d’un ton plus doux, presque rare chez elle :
— Mais n’oublie pas : si tu t’attaches à ton client, tu n’arriveras plus à faire la part des choses. Il peut être victime. Il peut être coupable. Il peut être les deux. Tu dois garder une distance.
Je hochai lentement la tête. Oui, je le savais. Mais il y avait quelque chose dans ce dossier… une fracture invisible que je n’arrivais pas à nommer.
Je me levai, rassemblant mes dossiers.
— Je retourne travailler. J’ai besoin de relire les actes. Encore.
Je quittai la pièce, sans me retourner. Mais dans mon ventre, un nœud s’était formé. Et je savais qu’il ne se délierait pas tant que je n’aurais pas compris où se logeait la faille.
Le salon d’Abdourahmane Touré est baigné d’une lumière pâle, filtrée par les stores mal ajustés. L’air y est tiède, presque figé, comme si même le vent hésitait à troubler la quiétude de cet homme aux silences lourds. Sur la table basse, une tasse de café abandonnée fume encore légèrement. Abdourahmane fixe l’écran de son téléphone, les sourcils froncés, relisant un article dont le titre semble le poursuivre depuis le matin.
« Souleymane R. Ba : PDG intouchable ou imposteur ? »
Il murmure le titre, sans sourire, sans colère. Juste une forme d’acquiescement glacé.
Quand Hadjara entre, elle n’ose pas tout de suite parler. Elle retire lentement son foulard, dépose son sac avec soin, comme pour ne pas troubler l’équilibre précaire de la pièce.
— Bonjour, papa.
Abdourahmane ne détourne pas les yeux de l’écran.
— Bonjour.
Elle s’approche, hésite, puis s’assied face à lui.
— J’ai lu l’article. Mansour n’a rien ménagé…
— Tant mieux. Il faut que les choses sortent. Le tribunal, la presse, l’opinion. Il faut que Souleymane tombe sur tous les fronts.
Elle hoche la tête lentement, le regard légèrement fuyant.
— Tu crois qu’il va céder ?
— Il cédera, ou il tombera. Il n’a pas le choix.
Il pose enfin son téléphone. Son regard est dur, mais pas cruel. Il la contemple comme un homme qui regarde une pièce d’échiquier, pas comme une fille.
— Tu avances bien, Hadjara. L’affaire prend. Ton témoignage est solide. Il faut continuer à tenir.
Elle serre les doigts sur ses genoux.
— Je fais ce que tu m’as demandé… Je fais tout ce que je peux.
— Ce n’est pas “ce que je t’ai demandé”, coupe-t-il calmement. C’est ce que tu aurais dû faire dès le début. Depuis le jour où tu as accepté ce mariage.
Hadjara détourne les yeux, ravalant un frisson. Elle inspire, puis murmure :
— Je n’ai jamais oublié ce que j’ai laissé derrière moi. Tu sais ce que ça m’a coûté.
Abdourahmane ne répond pas tout de suite. Il l’observe longuement, les bras croisés, le visage impassible.
— Tu as fait un choix. Et maintenant, il faut l’assumer jusqu’au bout.
Elle relève les yeux vers lui.
— Même si je dois tout y laisser ?
Il se penche légèrement, comme pour s’assurer qu’elle entend chaque mot.
— Tu as déjà tout laissé, Hadjara. Ce qu’il reste à gagner maintenant, c’est notre revanche.
Elle reste immobile. Puis, dans un souffle :
— Notre revanche… ou la tienne ?
Un éclair traverse les yeux d’Abdourahmane. Il ne répond pas. Il se lève, lentement, contourne la table, pose une main brève sur l’épaule de sa fille. Pas un geste tendre. Un geste de rappel.
— Rentre te reposer. Tu auras besoin de toutes tes forces pour la prochaine étape.
Elle acquiesce sans rien dire, se lève et quitte la pièce. Mais dans son dos, une hésitation s’accroche à ses pas. Ce n’est pas la peur. C’est l’usure d’une fidélité qui commence à peser.
Et Abdourahmane, seul désormais, reprend son téléphone. L’article est toujours là. Mais cette fois, il ne lit pas. Il regarde au loin, dans un point fixe du mur, comme s’il entendait déjà le bruit sourd d’une défaite annoncée.