Episode 1 -Promesses et périls

Mouhamed Cherif Ndiaye Je l’observais depuis la porte entrouverte du salon. Ndeye Astou avait toujours ce regard concentré quand elle écrivait. Installée sur le canapé, ordinateur sur les genoux, elle corrigeait un article pour la revue mensuelle de leur maison de presse. Chez les Sarr, le journalisme n’était pas un métier, c’était un héritage. Elle travaillait aux côtés de son père depuis bientôt trois ans, avec cette même exigence dans le ton, cette précision dans les mots. Je restai là quelques secondes, sans parler. Juste à la regarder. Elle avait attaché ses cheveux en un chignon rapide, portait un t-shirt large et un pantalon simple. Mais elle dégageait une force tranquille, comme si rien ne pouvait l’atteindre. — Tu ne prends jamais de pause ? lançai-je en entrant. Elle leva les yeux vers moi, surprise puis amusée. — Cinq minutes, pas plus. Je dois envoyer ça à Papa avant midi. Je vins m’asseoir à côté d’elle, posai ma main sur la sienne. — Tu travailles trop. Tu vas finir par me délaisser une fois mariée. Elle rit doucement. — Mariée ? Tu veux vraiment prendre le risque ? Je sortis la petite boîte de ma poche. Pas de discours préparé, pas de geste théâtral. Juste nous deux, dans cet instant. — Je ne veux pas prendre un risque. Je veux prendre un engagement. Elle me fixa, bouche légèrement entrouverte. Je continuai, sans détour. — Hier, j’ai parlé à ma mère. Je lui ai dit que c’était toi. Que je voulais t’épouser. Et j’ai aussi parlé à ton père. — Mon père ? Tu es sérieux ? — Il a été… protecteur, disons. Il m’a regardé longuement, puis il m’a dit : “Je te laisse ma fille, mais je garde un œil sur toi.” C’est presque une bénédiction, non ? Elle éclata de rire, les yeux brillants. — Si Papa t’a dit ça, c’est qu’il t’apprécie. Je pris sa main et lui tendis la bague. — Tu veux bien ? Elle ne répondit pas tout de suite. Elle regarda l’anneau, puis mes yeux. Et elle acquiesça. Lentement. Avec émotion. — Oui je le veux. Elle enfila la bague sans trembler, puis se blottit contre moi. — On l’annonce quand ? demanda-t-elle. — Quand tu veux. Ta mère d’abord ? — Oui. Ce soir peut-être. Elle le mérite. Je l’embrassai doucement. — Je te promets que je ferai tout pour te rendre heureuse. Elle serra ma main. — Et moi, je te promets de ne jamais te faire regretter ce choix. La soirée avait été simple, mais marquante. Quand je suis rentré chez moi, mon cœur battait encore plus fort que d’habitude. J’avais officiellement demandé la main de Ndeye Astou. Et son père avait accepté. Cette fois, ce n’était plus un projet vague ou un rêve à deux : c’était réel. J’allais l’épouser. Je n’avais pas envie de perdre une minute de plus. Alors dès le lendemain matin, j’ai décidé d’en parler à ma mère. Elle devait être la première à savoir. Elle le méritait. Je l’ai trouvée comme toujours : installée dans le fauteuil près de la fenêtre, son thé à la menthe posé sur la petite table en verre. Ma mère. Elle aime ce moment calme du matin. C’est souvent là qu’elle lit ses versets ou qu’elle regarde les passants en bas, sans dire un mot. Je suis resté quelques secondes à la regarder, en silence. — Tu comptes rester planté là ? me dit-elle sans tourner la tête. Je souris. Elle m’a entendu. Toujours attentive. — Je réfléchissais à comment t’annoncer une grande nouvelle. Elle pose enfin sa tasse et lève les yeux vers moi, intriguée. — Je t’écoute. Je m’assois face à elle. — J’ai parlé à Malamine Sarr, hier. — Le père de Ndeye Astou ? — Oui. Je lui ai dit que je voulais épouser sa fille. Ses yeux se sont illuminés. Elle est restée sans voix un instant, comme pour bien s’assurer qu’elle avait bien entendu. Puis elle a posé sa main sur la mienne. — Tu sais déjà ce que je pense d’elle. Cette fille est intelligente, respectueuse, elle a la tête sur les épaules… et elle t’aime. C’est tout ce qui compte. J’ai hoché la tête. — Et son père ? Il a accepté ? — Sans hésiter. Il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit : « Je vous confie ce que j’ai de plus précieux. » — Qu’Allah le bénisse, murmura-t-elle. Elle s’est levée doucement pour aller vers la cuisine. — Tu veux un café ? — Pourquoi pas. Je la suivais du regard. Elle avait cette façon de bouger, discrète, calme, comme si rien ne pouvait jamais vraiment la bousculer. Ma mère, c’est mon pilier. J’ai grandi sans père, mais avec elle, je n’ai jamais manqué de force. — Je ne cesse de m’imaginer ce que m ’aurait conseillé mon père s’il était là. Elle s’est arrêtée, dos à moi. — Ton père ? Je ne sais pas, Mouhamed. Il a fait le choix de partir. Moi, j’ai fait le choix de rester. Et toi, tu m’as prouvé que j’ai eu raison. C’est tout ce qui m’importe. J’ai baissé les yeux. Son absence, même après toutes ces années, me travaillait encore. Mais je savais que je ne pouvais pas changer le passé. Ce que je pouvais faire, c’était construire un avenir solide, et aimer une femme digne de ce nom. J’avais quitté la maison avec une énergie que je n’arrivais pas à contenir. Parler à ma mère m’avait fait du bien. Son regard plein de tendresse, son soutien, son sourire qui en disait long… Je voulais que cette journée soit productive. À mon arrivée au bureau, j’ai trouvé Ismaïla déjà installé. Toujours le premier. — Bonjour, Mouhamed, lança-t-il en relevant à peine la tête de l’ordinateur. — Tu vis ici ou quoi ? dis-je en souriant. Il haussa les épaules, un air amusé sur le visage. — Et toi, tu as l’air d’un homme en mission. T’as gagné au loto ou quoi ? — Mieux que ça, j’ai demandé Ndeye Astou en mariage. Il se redressa aussitôt. — Sérieux ? — Très sérieux. Il se leva pour venir me taper dans la main. — Félicitations, frère. Elle est incroyable. Tu ne pouvais pas mieux choisir. — Merci. J’espère juste être à la hauteur. Ismaïla sourit, puis son regard glissa vers la porte qui venait de s’ouvrir. Bassirou entra, téléphone à la main, lunettes de soleil sur le nez. Il salua rapidement avant de s’installer à son tour. — Alors, on ne dit plus bonjour ? lança Ismaïla. — Bonjour, répliqua Bassirou en riant. J’étais au téléphone avec un fournisseur de Douala, il commence déjà à négocier avant même que la cargaison ne parte. — T’inquiète, on gère. J’ai reçu les papiers ce matin, tout est en ordre, dis-je. Il retira ses lunettes et me regarda. — Et toi ? Tu as une tête de mec qui vient de signer un gros contrat. — J’ai fait ma demande à Ndeye Astou hier soir. Bassirou marqua un temps d’arrêt. — Tu lui as vraiment demandé sa main ? — Oui. Et elle a dit oui. Il fixa le bureau une seconde, puis releva la tête avec un sourire maîtrisé. — C’est une excellente nouvelle, Mouhamed. Vraiment. Je suis content pour vous. Ismaïla ajouta : — On est prêts pour l’enterrement de vie de garçon ou pas encore ? Tout le monde rit. L’ambiance était bonne. On plaisantait, on parlait boulot, logistique, marges. Mais dans le fond, je voyais bien qu’un truc clochait chez Bassirou. Je ne saurais dire quoi. Peut-être que je me faisais des idées. C’était sûrement l’effet du stress, ou la pression de l’engagement. On se connaît depuis toujours. On a monté cette entreprise ensemble, on a galéré, trimé, charbonné… Ce n’était pas le moment de douter de lui. Je me suis replongé dans mes dossiers. On avait une livraison à valider avant la fin de semaine. L’important, c’était de rester concentré. Et de construire mon avenir avec Ndeye Astou. Narrateur externe Dans son bureau privé, au fond de la maison de presse qu’il dirigeait depuis plus de vingt ans, Malamine Sarr faisait les cent pas, l’air concentré. Une pile de documents était posée devant lui, soigneusement triée. Il s’arrêta, prit l’un des classeurs, l’ouvrit, et relut une page, les sourcils froncés. Ses yeux fatigués suivaient une suite de noms et de transactions, des montants colossaux, des itinéraires maritimes, des codes d’expédition. Tout était là. Ou presque. Depuis plusieurs semaines, il suivait une piste. D’abord floue, puis de plus en plus précise. Des cargaisons douteuses, des virements suspects, des sociétés-écrans dissimulées derrière des façades honorables. Il avait fini par comprendre que le trafic de drogue s’organisait à travers une entreprise d’import-export bien installée dans la capitale. Mais il lui manquait encore une preuve irréfutable. Le nom. Le lien entre cette entreprise et les ramifications qu’il avait déjà identifiées. Il ferma le classeur, le rangea dans un tiroir à double verrou qu’il referma aussitôt. Il attrapa une clé USB qu’il glissa dans la poche intérieure de sa veste, puis s’accroupit pour ouvrir un coffret dissimulé sous une latte de bois, derrière une étagère. À l’intérieur, une copie des documents les plus sensibles. Il les plaça dans une enveloppe kraft, la scella soigneusement, puis sortit son téléphone. — Allô. C’est moi. Je viens dans dix minutes. Sois prêt. Il raccrocha, sans ajouter un mot de plus. C’était un contact de confiance, l’un des rares à qui il pouvait confier ces informations. Il ne voulait pas que tout disparaisse avec lui si jamais quelque chose tournait mal. Car il savait. Il sentait qu’il approchait de la ligne rouge. Cette affaire n’était pas un simple scandale financier. C’était un réseau criminel, dangereux, et bien protégé. Avant de quitter son bureau, il se retourna une dernière fois. Une photo encadrée de sa fille, Ndeye Astou, trônait sur l’étagère. Il s’en approcha, la regarda longuement, puis effleura le cadre du bout des doigts. Il aurait voulu la prévenir. Mais elle ne savait rien. Il préférait la protéger. Il sortit, déterminé, sans un mot. IL gara sa voiture en face d’un vieux café discret du quartier. Il coupa le moteur, jeta un coup d’œil autour de lui. Il avait toujours été prudent, mais ces derniers jours, il avait senti quelque chose d’étrange. Des appels sans réponse, des messages codés interceptés, des visages qu’il ne reconnaissait pas mais qui semblaient le suivre. Il entra dans le café, salua brièvement le serveur sans même s’arrêter au comptoir. Dans le fond, Babacar Camara l’attendait, assis seul avec un café noir à moitié vide. Fidèle ami et ancien confrère, Babacar avait quitté la presse active depuis longtemps, mais il était resté dans le cercle discret des informés. — Tu n’as jamais aimé les cafés bondés, constata Malamine en s’asseyant face à lui. — Et toi, tu n’as jamais appris à dire bonjour sans tension, répondit Babacar en esquissant un sourire inquiet. Malamine sortit une pochette cartonnée de sa sacoche. Elle était épaisse, remplie de notes, de copies d’emails, de photos imprimées. Il la poussa lentement vers Babacar. — Ce que j’ai entre les mains, c’est trop gros pour ne pas laisser une trace. Si jamais il m’arrive quoi que ce soit, je veux que tu poursuives. Babacar le regarda, grave. — Tu crois vraiment que ça va aller jusque-là ? — J’en suis presque certain. Et tu sais comme moi que quand un réseau trempe dans les affaires que j’ai découvertes, ils sont capables de tout. Babacar soupira, mais ne protesta pas. Il prit la pochette, la glissa discrètement dans sa propre sacoche. — Tu sais à quoi tu t’attaques ? — Pas entièrement, mais je m’en approche dangereusement. Et je crois que ça passe par une société d’import-export. Le nom m’échappe encore, mais je sens que je suis sur la bonne piste. Il y a des complicités en haut lieu. Des protections. Même des douaniers. Et ce n’est pas du trafic à petite échelle. Un silence pesant s’installa. Malamine baissa la voix : — Je ne veux pas mêler Astou à ça. Elle travaille avec moi, mais elle ne sait rien. Et je tiens à ce que ça reste ainsi. Je veux les protéger toutes les deux, Babacar. Ma femme. Ma fille. C’est tout ce qui compte pour moi dans ce pays. Babacar hocha lentement la tête. — Je comprends. Tu fais bien. Malamine se leva, posa brièvement la main sur l’épaule de son ami. — Garde ça bien. Et sois prudent. Tu ne sais pas encore à quel point ces gens sont puissants. — Et toi, fais attention à toi, Malamine. Sans répondre, Malamine sortit. Il n’avait pas envie de dire au revoir. Quelque chose en lui savait déjà que ce rendez-vous pourrait être le dernier. IL referma la portière de sa voiture et jeta un œil rapide aux alentours. Il avait rendez-vous ici avec un informateur anonyme, prétendument prêt à lui dévoiler l’identité de l’entreprise d’import-export liée au réseau qu’il traquait depuis des semaines. Le lieu était discret, une ruelle à l’abri des regards. Trop discret, peut-être. Il avança prudemment, jetant des coups d’œil nerveux autour de lui. L’air était lourd. Il s’arrêta au point de rendez-vous, vérifia sa montre. Aucune trace de l’informateur. Puis des pas. Deux silhouettes apparurent dans l’ombre. L’une était fine, rapide, la démarche assurée. L’autre, plus massive, silencieuse, le suivait à quelques pas. Les deux hommes portaient des cagoules noires. Malamine s’immobilisa, la gorge soudain sèche. — C’est vous… l’informateur ? Le plus mince s’avança, sans répondre. Il s’arrêta à quelques mètres, mains dans les poches, calme, presque détendu. — On ne va pas tourner autour du pot, monsieur Sarr. Vous êtes allé trop loin. La voix était froide. Contrôlée. Une voix de quelqu’un qui avait l’habitude d’intimider. — Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous voulez, répliqua Malamine, tentant de garder son calme. Mais je n’ai rien à vous dire. — C’est justement le problème. Toi, tu veux tout dire. Tu fouilles là où tu ne devrais pas. Tu poses des questions à des gens qui n’existent pas. Tu écris des papiers que tu n’auras jamais le temps de publier. L’homme sortit une enveloppe de sa veste, laissa tomber le paquet devant Malamine. — Prends l’argent. Quitte le pays. Emmène ta femme et ta fille, et oublie tout ce que tu crois savoir. Malamine le fixa, sans même baisser les yeux vers l’enveloppe. — Ce que je sais, c’est que vous êtes en train de trembler. — Non. On nettoie. L’homme s’approcha d’un pas. — Tu as une seule chance de disparaître sans bruit. Refuse, et on efface tout. — Faites ce que vous voulez. J’ai déjà transmis mes preuves à quelqu’un. Même si vous m’arrêtez, rien ne s’arrêtera. Un silence. Puis, lentement, l’homme ôta sa cagoule. Malamine blêmit. Son visage se figea. Son souffle se coupa. — C’est… c’est toi ? Mais il n’eut pas le temps d’ajouter un mot. L’homme remit la cagoule sans émotion. — Termine-le. Le colosse s’avança. Malamine recula d’un pas, puis deux, mais il percuta le mur de la ruelle. Avant qu’il ne puisse crier, une seringue lui transperça la peau du cou. Un liquide froid envahit ses veines. Sa vision se brouilla. Il s’effondr L’homme de main le coucha au sol avec précision. Il sortit un bidon, traça un cercle autour du corps, puis l’imbiba de liquide inflammable. Il craqua une allumette. Les flammes s’élevèrent rapidement, bien maîtrisées, organisées. Le chef observait, les bras croisés. — Rien ne doit remonter à nous. Ils disparurent, laissant derrière eux une scène parfaite : celle d’un journaliste brûlé dans un incendie suspect, un simple fait divers. Officiellement. |