cendres de l’ambition E2

Episode 2 - Le jour où tout a basculé

Ndeye Astou Sarr

Je n’ai jamais vu mon métier comme une obligation. Pour moi, le journalisme n’était pas une voie, c’était une évidence. Je suis née dans un foyer où les débats se tenaient à table, où les mots avaient du poids, où la vérité comptait plus que les apparences. Mon père, Malamine Sarr, m’a tout appris. L’intégrité, la rigueur, l’audace. J’ai grandi dans les couloirs de sa rédaction, à observer, à écouter, à apprendre.

Aujourd’hui encore, c’est lui qui dirige la maison de presse familiale. Et j’y travaille à ses côtés. Pas comme “la fille du patron”, mais comme journaliste à part entière. Je mène mes propres enquêtes, je signe mes articles. Je sais ce que j’ai à prouver.

C’est justement là, à la rédaction, que j’ai rencontré Mouhamed Cherif Ndiaye. Un jour où Bassirou, mon cousin paternel, était passé saluer mon père. Il n’était pas seul. Mouhamed l’accompagnait. Au départ, je n’ai vu qu’un sourire poli, un homme bien habillé, posé. Mais il est revenu. Une fois, puis deux. Et petit à petit, on a commencé à parler.

Pas seulement de journalisme ou d’actualité. On parlait de nos visions, de nos espoirs, de ce qu’on refusait de devenir. Il n’a jamais eu besoin de forcer quoi que ce soit. Il écoutait, vraiment. Et j’aimais ça.

Hier, il m’a demandé de l’épouser. Pas dans une promesse vague, pas à demi-mot. Il m’a regardée en face. Et j’ai dit oui.

Ce matin, j’étais encore habitée par cette sensation étrange d’apaisement et d’impatience. J’avais envie d’en parler à maman. Même si elle pose toujours beaucoup de questions, même si elle observe longtemps avant de valider quoi que ce soit, je savais qu’elle serait contente.

Je l’ai rejointe dans la cuisine. Elle était en train de ranger quelques assiettes.

— Maman…

Elle s’est tournée vers moi, attentive.

— Mouhamed m’a demandé de l’épouser.

Elle m’a regardée en silence pendant quelques secondes, puis son visage s’est éclairci d’un sourire discret.

— Et tu as accepté ?

— Oui.

Elle a refermé le placard lentement, s’est approchée et m’a prise dans ses bras.

— Je m’en doutais. Il a ce regard… celui des hommes qui respectent. Je ne le connais pas encore bien, mais ton père en dit du bien.

Je lui ai souri, soulagée. Mais elle a repris, plus sérieuse :

— Ton père… il n’est pas rentré cette nuit.

— Comment ça ?

— Il ne m’a pas appelée. Et il n’est pas au bureau non plus. J’ai déjà vérifié.

Mon sourire est tombé d’un coup. Mon cœur a battu plus vite.

— Peut-être qu’il est en reportage ?

— Tu sais bien qu’il prévient toujours. Même quand il est sur le terrain. Là, rien. Aucun message, aucun appel.

J’ai sorti mon téléphone, appelé son numéro. Messagerie directe. J’ai essayé le bureau. On m’a confirmé qu’il n’y avait pas passé la nuit.

Une sensation étrange a commencé à me traverser. Comme si quelque chose ne tournait pas rond. Mais je ne voulais pas m’inquiéter trop vite.

— Il va bientôt faire signe maman. Peut-être qu’il avait un dossier urgent, qu’il est parti voir une source…

Maman s’est assise, l’air inquiet.

— Peut-être. Mais ce n’est pas dans ses habitudes.

Je me suis assise à mon tour, sans ajouter un mot. L’instant d’avant, je flottais encore dans la légèreté d’un bonheur annoncé. À présent, je sentais une angoisse sourde, tapie au fond de la gorge.

Quelque chose clochait.

 narrateur externe

Le téléphone fixe a sonné peu après midi. Oumy Diagne, assise dans le salon, s’est levée pour répondre. Elle a reconnu tout de suite le ton grave à l’autre bout du fil.

— Allô ? Oui, c’est bien moi…

Une pause. Ses doigts ont commencé à trembler doucement sur le combiné.

— Pardon ?

Elle écoutait, debout, sans bouger, le regard soudain fixé sur un point vide du mur.

— D’accord. Nous arrivons.

Elle a raccroché lentement, les traits figés. Ndeye Astou, qui venait de sortir de la cuisine, l’a rejointe aussitôt.

— Maman, qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils… ils ont trouvé un corps, souffla Oumy. Dans une voiture brûlée, pas loin du rond-point Liberté 6. Ils ont retrouvé des objets qui appartiendraient à ton père. Ils demandent qu’on vienne au centre médico-légal.

— Un corps ? Quelle voiture ? Maman, non… non, ce n’est pas possible.

Oumy a baissé les yeux.

— La plaque, les papiers… Ce serait sa voiture.

Le taxi roulait vite, mais pour Ndeye Astou, le trajet fut interminable. Aucune des deux ne parlait. Oumy fixait ses genoux. Ndeye Astou, le regard perdu, se raccrochait à des pensées absurdes. Et si c’était une erreur ? Et s’il avait prêté sa voiture ? Et si les objets n’étaient pas les siens ?

À l’arrivée, un policier les a reçues avec calme. Il les a fait asseoir un instant dans un couloir à l’odeur de désinfectant. Puis, d’une voix posée, il a expliqué.

— Le corps est totalement calciné. Il n’y a pas de reconnaissance possible par le visage ou les vêtements.

Il a marqué une pause avant de continuer.

— Mais nous avons retrouvé plusieurs objets intacts dans le coffre, épargnés par les flammes. Une montre, un stylo gravé, un carnet de notes en cuir. Ils étaient rangés dans une pochette, probablement protégés par une couverture.

On leur a présenté les objets, déposés sur un plateau en métal. Oumy a porté ses mains à sa bouche. Elle a immédiatement reconnu la montre de son mari, un modèle ancien qu’il portait toujours. Le stylo avait ses initiales. Le carnet, elle l’avait souvent vu traîner sur leur bureau.

Ndeye Astou s’est penchée à son tour. C’était bien son écriture à l’intérieur du carnet. Des notes, des numéros de téléphone, des noms qu’elle connaissait. Son cœur s’est contracté violemment.

Elle n’avait plus besoin d’en voir davantage.

— C’est lui, a murmuré Oumy.

Aucune larme n’est sortie tout de suite. Juste ce poids, brutal, sec, qui tombe d’un seul coup. Le genre de douleur qui vous prend à la gorge et ne vous quitte plus.

Ndeye Astou s’est assise lentement, le regard vide. Elle ne réalisait pas encore. Tout allait trop vite.

Hier encore, elle parlait mariage. Aujourd’hui, elle n’avait plus de père.

La salle de rédaction de La Tribune du Peuple semblait figée. Personne ne parlait vraiment. Certains fixaient leurs écrans sans taper un mot. D’autres tournaient machinalement les pages d’un cahier sans les lire. Les tasses de café refroidissaient, oubliées.

Le bureau de Malamine Sarr était fermé. Sa veste accrochée derrière la porte. Son agenda resté ouvert sur la date du jour.

Personne n’avait osé y entrer.

C’est Sokhna Ndiaye, la rédactrice en chef adjointe, qui avait convoqué tout le personnel. Elle tenait dans ses mains une feuille imprimée. Sa voix était posée, mais sa gorge se serrait à chaque phrase.

— Chers collègues… C’est avec une profonde tristesse que je vous confirme officiellement la disparition de notre directeur de publication, monsieur Malamine Sarr. Le corps retrouvé hier dans une voiture incendiée a été identifié par des effets personnels. L’annonce a été faite ce matin à la famille.

Un murmure de douleur a traversé la salle. Des têtes se sont baissées. Un journaliste a quitté la pièce, incapable de rester.

Sokhna a marqué une pause.

— C’est un choc pour nous tous. Pour cette maison. Pour ce métier. Pour le pays. Parce qu’au-delà de son rôle ici, Malamine Sarr était une figure du journalisme indépendant. Un homme de principes. Un professionnel exigeant mais juste.

Elle s’est arrêtée une seconde pour contenir son émotion.

— L’enquête a été ouverte. Les autorités ont promis de faire toute la lumière.

Des visages incrédules se sont levés. Certains murmuraient déjà ce que d’autres pensaient en silence : ce n’était pas un simple accident. Pas un fait divers ordinaire. Tout le monde savait que Malamine travaillait sur des sujets sensibles, qu’il préparait quelque chose. Mais rien n’avait filtré. Il était discret. Même trop discret.

Un jeune reporter a demandé d’une voix tremblante :

— Est-ce qu’il y aura un hommage officiel ?

— Oui. Nous organiserons une cérémonie ici, dans les jours à venir. Et le journal lui sera entièrement dédié cette semaine.

Elle a levé les yeux.

— Mais aujourd’hui… prenez le temps. Si certains souhaitent rentrer, personne ne vous en empêchera.

Des chaises ont bougé. Des épaules se sont effondrées. D’autres, plus solides, sont restées droites, comme pour tenir debout le navire en pleine tempête.

Dans un coin, une journaliste essuyait discrètement ses larmes. Elle murmurait à sa collègue :

— Je n’arrive pas à y croire. Hier encore, il me parlait de l’édito de lundi…

Une heure plus tard, l’annonce officielle tombait sur toutes les chaînes :

Le journaliste Malamine Sarr est décédé dans des circonstances suspectes. Une enquête est en cours.

Dans les locaux d’IBM Imports-Exports, l’agitation habituelle avait disparu. Tout semblait figé. Les téléphones posés sur les bureaux ne sonnaient plus, et personne ne parlait fort. L’atmosphère était suspendue.

Dans le bureau principal, Bassirou Diop était assis, le dos voûté, les yeux rouges, les traits tirés. Il ne disait rien. Il tenait son téléphone entre les mains, sans le regarder, comme s’il craignait d’y lire à nouveau ce qu’il venait d’apprendre.

Debout près de la fenêtre, Mouhamed Chérif Ndiaye fixait l’extérieur sans vraiment voir. Il se retourna lentement vers Bassirou, le visage bouleversé.

— C’est confirmé ? demanda-t-il, comme s’il espérait encore une erreur.

Bassirou acquiesça, d’un signe de tête lent.

— La police a contacté la famille ce matin. Ils ont retrouvé sa voiture calcinée… et un corps à l’intérieur. Ils ont reconnu sa montre… et son carnet. C’était lui, Mouhamed. C’était bien mon oncle.

Un silence lourd tomba dans la pièce. Mouhamed serra les mâchoires, les mains crispées.

— Malamine… non… C’est pas possible.

Il se laissa tomber sur le fauteuil en face du bureau, luttant pour retenir l’émotion. Bassirou baissa les yeux.

— Je l’avais vu il y a à peine deux jours. Il allait bien. Il parlait encore de ses projets… de ses enquêtes… Comme si rien ne pouvait l’atteindre.

Ismaïla entra à ce moment-là, portant un dossier sous le bras. Il s’arrêta net en voyant leurs visages.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?

Mouhamed le regarda, incapable de parler. C’est Bassirou qui répondit, la voix éteinte :

— Malamine est mort, Ismaïla.

Le dossier tomba de ses mains.

— Non… Comment ça ?

Mouhamed reprit, à voix basse :

— Sa voiture a été retrouvée calcinée. Le corps était à l’intérieur. Ils l’ont identifié avec sa montre, son carnet… Il n’y a pas de doute.

Ismaïla s’assit, le souffle coupé.

— C’est pas vrai…

Un long silence suivit. Personne ne savait quoi dire. Finalement, Mouhamed se leva d’un bond, attrapa sa veste.

— Je dois aller voir Ndeye Astou. Elle ne peut pas vivre ça toute seule.

Bassirou hocha lentement la tête.

— Allons y dit Bassirou avec la voix pleine de tristesse

Ismaïla les accompagna jusqu’à la porte.

— Je m’occupe des rendez-vous ici. Allez-y tous les deux.

Bassirou lui serra l’épaule.

— Merci frère.

Ils quittèrent l’entreprise ensemble, comme deux hommes qu’un même deuil venait de frapper. Une photo de Malamine Sarr trônait sur un mur du hall d’accueil. Bassirou la fixa un instant, sans dire un mot.

Dans un couloir vide de l’hôpital, Oumy Diagne était assise, le regard fixe. Depuis qu’ils avaient quitté la morgue, elle n’avait rien dit. Sa main serrait un mouchoir déjà froissé, comme si elle cherchait à y accrocher ce qui lui échappait. Son corps semblait là, mais elle, non.

Bassirou s’approcha lentement. Il s’assit à côté d’elle, sans un mot. Il ne savait pas quoi dire. Il avait toujours vu sa tante forte, sûre d’elle.. Et là, elle avait l’air perdue. Il posa une main sur son épaule, doucement.

— Je suis là, tata.

Elle ne répondit pas. Mais elle ne s’écarta pas non plus. Et c’était déjà beaucoup.

Un peu plus loin, dans une pièce attenante, Ndeye Astou s’était laissée glisser contre Mouhamed. Elle pleurait sans bruit, incapable de parler. Mouhamed la tenait contre lui, fort, solide. Une main dans ses cheveux, l’autre dans son dos, il restait là. Immobile. Présent. Il la laissait pleurer, sans chercher à l’arrêter.

Ses propres yeux étaient rougis. Mais il ne lâchait rien. Pas devant elle.

Il la serra un peu plus fort contre lui, comme pour dire : je suis là, je reste là.

Et elle, dans ce chaos, trouva dans ses bras le seul endroit où elle pouvait encore tomber.

Personne ne parlait.

Mais tout le monde ressentait la même chose.

Quelque chose s’était effondré.

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