Episode 7 - Les démons du passé

Narrateur externe
Saïda franchit le seuil de la maison avec son assurance habituelle. Elle ne venait presque jamais ici sans raison, mais ce jour-là, Saliou Diop, son grand frère l’avait appelée lui-même. Le salon était calme. Elle y trouva son frère, assis dans son fauteuil, l’air soucieux.
— Bonsoir, Saliou. Où est Rougui ? demanda-t-elle en posant son sac.
— Bonsoir, petite sœur. Rougui est partie à Thiès pour une cérémonie familiale. Justement, j’en profite pour discuter un peu avec toi, répondit-il en lui désignant un fauteuil.
Elle s’installa sans grande conviction, le regard déjà sur la pendule.
— Je t’écoute, qu’est-ce qu’il y a encore ? interrogea-t-elle, sur la défensive.
Saliou prit son temps. Il la fixa un moment, comme s’il cherchait les bons mots. Puis il parla avec douceur :
— Saïda… tu sais que je t’aime. Et je te respecte énormément. Mais je pense sincèrement qu’il est temps que tu songes à construire quelque chose pour toi. Si nos parents étaient encore là, ils auraient voulu te voir mariée, heureuse, entourée.
Elle laissa échapper un rire bref et sec.
— Mariée ? Heureuse ? Saliou, épargne-moi ces clichés. Je suis bien comme je suis. Je n’ai besoin de personne. Mon cabinet fonctionne, mes clients me respectent, je mène la vie que j’ai choisie.
— Justement, je ne suis pas certain que ce soit vraiment celle que tu voulais… Quand tu étais jeune, tu rêvais d’autre chose. Tu parlais de mariage, d’enfants, de robes longues et de bonheur simple. Tu avais cette lumière en toi. Elle a disparu.
Saïda resta silencieuse un moment. Puis elle se leva, dos tourné à son frère.
— Cette fille-là est morte, Saliou. Elle est morte le jour où on a volé son innocence. Le jour où elle a compris que le monde n’est pas fait pour les femmes qui espèrent. Je suis devenue ce qu’il fallait pour survivre. Une avocate redoutée. Une femme droite. Solide. Froide, peut-être. Mais jamais faible.
— Saïda, ce n’est pas un crime de vouloir être aimée.
— Moi, je n’ai plus besoin d’amour. J’ai besoin de contrôle, de gérer ma carrière. Saliou, je te respecte mais ne m’appelle plus pour ce genre de choses
Elle quitta la pièce d’un pas rapide. Sur le seuil, elle croisa Abdoulaye, son neveu, qui venait d’arriver.
— papa, lança Abdoulaye, on dirait qu’elle déteste tout le monde, tata Saïda.
Saliou soupira, sans quitter des yeux la porte désormais refermée.
— Ne la juge pas, Abdoulaye. Elle a souffert plus que tu ne peux l’imaginer.
Clinique médicale, bureau du Dr Malang Sagna
Le bureau est impeccablement rangé. Quelques diplômes encadrés ornent les murs. Dr Malang Sagna termine de taper un commentaire dans le dossier médical, puis referme l’écran.
— Votre tension est bonne, madame. Et l’échographie confirme que tout se passe bien. L’accouchement approche doucement.
La patiente, visiblement soulagée, lui adresse un sourire sincère.
— Merci, docteur. Vous m’avez suivie pour ma première grossesse. Je vous fais totalement confiance.
— C’est un honneur, vraiment. Si vous ressentez la moindre gêne, appelez-moi, même en pleine nuit. Et reposez-vous bien d’ici là.
La patiente le remercie à nouveau, puis quitte la pièce.
Quelques secondes plus tard, l’infirmière frappe discrètement à la porte, l’ouvre d’un geste rapide.
— Docteur… votre fille est là.
— Faites-la entrer.
Khadija Sagna surgit, vive et joyeuse. Elle embrasse son père sur la joue.
— Bonjour, meilleur gynéco du pays !
Malang lève les yeux au ciel avec un sourire amusé.
— Tu viens m’amadouer. Tu n’as pas cours à cette heure-ci ?
— Je viens de finir. Et j’ai une petite faveur à te demander…
Il croise les bras, attend.
— Je voudrais sortir ce soir avec mes amies. Une soirée tranquille entre filles.
— Et ta mère est au courant ?
— Pas encore. Justement, je voulais que tu l’en informes. Si c’est moi, elle dira non. Mais toi, elle ne te refuse rien. Et puis, tu les connais : Wolymata, Fatou Kiné…
Il soupire.
— Bon… d’accord. Mais tu rentres tôt. Sinon elle va faire une crise. Je te prête ma voiture. Mais pas un mot de plus sur les amies inconnues, d’accord ?
— T’es le meilleur papa du monde !
Elle l’embrasse à nouveau, saisit les clés, puis sort en sautillant presque. La porte se referme.
Le sourire de Malang reste quelques secondes, suspendu sur son visage, puis se dissout lentement. Ses traits se durcissent. Il ouvre doucement le tiroir de droite de son bureau, en sort une vieille photo un peu jaunie.
Une jeune fille y sourit, cheveux attachés, regard rêveur.
Il la fixe longuement. Son regard se vide de toute tendresse. Il plisse les yeux, puis esquisse un sourire. Un sourire froid, calculé, cruel.
_ Tu ne sauras jamais rien de cette histoire dit-il en rangeant la photo
Cabinet Nexus Juridique
Zeynabou est assise à son bureau. Plusieurs dossiers sont ouverts devant elle. Elle feuillette des pièces jointes, relit des conclusions. Elle est concentrée, méthodique. On sent l’expérience dans chacun de ses gestes. Le téléphone vibre. Elle répond aussitôt.
— Bonjour ma chérie.
— Bonjour Malang. Tout va bien ?
— Oui, Khadija est passée me voir. Elle veut sortir ce soir avec ses amies.
Zeynabou fronça les sourcils. Elle se redressa lentement sur son fauteuil.
— Encore ? Tu sais ce que je pense de ce genre de sorties. Elle n’a que vingt ans. Elle doit se concentrer sur ses études.
— Zeynab, tu exagères. C’est une fille responsable. Elle n’a jamais causé de problème. On peut au moins lui faire un peu confiance, non ?
Elle marqua un silence, puis répondit d’une voix sèche :
— Je ne suis pas d’accord. Mais je vais fermer les yeux cette fois. Une seule.
— Merci. À ce soir, alors.
Elle raccrocha sans répondre. Le téléphone retomba sur le bureau avec un petit bruit sourd. Son regard resta figé quelques secondes sur le mur en face. Puis elle se leva, fit quelques pas vers la fenêtre, comme si l’air extérieur allait calmer le tumulte intérieur.
La porte s’ouvrit. Saïda entra.
— Tu sembles préoccupée.
Zeynabou ne répondit pas tout de suite. Saïda s’approcha, la regarda dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es ailleurs.
— C’est Khadija. Elle veut sortir ce soir. Et Malang vient de lui donner son accord sans même me consulter. Tu sais à quel point je suis contre ça.
— Tu ne peux pas la garder sous cloche toute sa vie, Zeynabou. C’est une adulte maintenant. Elle a besoin d’espace pour faire ses choix, même se tromper un peu.
Zeynabou hocha lentement la tête, mais ses traits restaient tendus.
— Je ne veux pas qu’elle traverse ce que j’ai vécu, Saïda. Tu le sais. Je ne veux pas qu’elle tombe dans le piège de la naïveté. Je n’ai pas eu la chance d’être guidée.
— Alors guide-la. Pas avec la peur ni l’interdiction. Avec la vérité.
Zeynabou baissa les yeux. Elle murmura, presque pour elle-même :
— Comment dire la vérité à un mari qui ignore ce que j’ai traversé avant notre rencontre ? Comment lui avouer que j’ai fait des erreurs que je n’ai jamais su oublier ? Cela fait vingt-quatre ans que je me tais.
Saïda s’approcha davantage et posa une main sur son bras.
— Tu n’as pas à avoir honte. Tu as construit une vie digne, tu as élevé ta fille avec amour et exigence. Mais si tu veux qu’elle comprenne vraiment tes craintes… alors elle doit savoir. Sinon elle pensera que tu es simplement dure, injuste… comme tu l’as pensé de ta propre mère à l’époque.
Zeynabou détourna le regard. Ses yeux étaient embués mais secs.
— Je ne suis pas prête. Pas encore. Pas tant que je sens que le passé peut encore tout détruire.
— Alors sois là, Zeynabou. Pas en mère flic, mais en femme vraie. Parle-lui. Le jour viendra où elle aura besoin d’autre chose que des règles. Elle aura besoin de ton histoire.
Les deux femmes restèrent silencieuses un moment. Zeynabou finit par reprendre place à son bureau. Elle ouvrit enfin le dossier devant elle. Saïda comprit qu’il était temps de partir. Avant de sortir, elle ajouta, à mi-voix :
— La vérité ne détruit pas toujours. Parfois, elle libère. Mais il faut oser la regarder en face.