Silence du Barreau E12

Episode 12 - 'Le mensonge se noie quand la vérité fait surface'

Prison de Rebeuss, salle d’entretien

La pièce était nue. Juste deux chaises, une table, et une vitre épaisse derrière laquelle un surveillant attendait. Maître Assiétou Gaye s’était installée, le dossier ouvert devant elle, le regard neutre, presque mécanique. Ibrahima Diagne était en face,  le visage calme.

— Vous êtes ici parce que vous êtes accusé de détournement aggravé de fonds. Je suis votre avocate. Vous allez devoir tout me dire. Commençons par les faits récents.

Il acquiesça, l’air tendu.

— Je vous jure que je n’ai rien détourné. J’ai travaillé dans cette banque pendant huit ans. Je n’ai jamais touché un sou qui ne m’était pas dû. Je faisais ce qu’on me disait. J’ai des enfants. Je suis père de famille. Je ne comprends pas comment je suis devenu le principal suspect.

Elle notait calmement. Il semblait sincère, mais elle savait que ça ne suffirait pas.

— Il faudra des éléments. Des preuves. Si vous n’avez rien fait, il faut qu’on le démontre.

Il resta silencieux un moment, puis baissa les yeux. Sa voix était plus basse, presque gênée.

— Il y a autre chose… Je ne sais pas si ça compte, mais je crois que vous devez savoir.

Elle le fixa.

— Quoi donc ?

— L’avocate de la partie civile. Je l’ai reconnue. Elle s’appelle Saïda, c’est bien ça ?

Elle acquiesça.

Il soupira.

— Je la connais. Enfin… je l’ai connue. Il y a très longtemps. À l’université. C’était une fille brillante, discrète. On ne se parlait pas vraiment. Un soir, j’étais à une fête chez des camarades. J’étais un peu en retrait. Elle est arrivée plus tard. Elle ne semblait pas à l’aise. J’ai remarqué qu’elle était timide, qu’elle était toujours avec sa coloc.

Il marqua une pause. Son visage se crispa.

— Ce soir-là, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je me suis réveillé dans un lit. Elle était là. Nue. Inconsciente. Moi aussi j’étais nu. Il n’y avait personne d’autre. Elle s’est réveillée avant moi. Elle a crié. Elle a paniqué. J’étais choqué. Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé ce qui s’était passé, elle ne m’a jamais répondu.

Il se frotte le visage, nerveux.

— Elle est partie en courant. Après ça, je ne l’ai plus jamais revue. J’ai essayé de comprendre, j’ai demandé à des amis… Personne ne voulait me dire quoi que ce soit. Je n’ai jamais su. Et depuis, ce souvenir me hante.

L’avocate reste figée, son regard ne trahit aucune émotion.

— Vous êtes en train de me dire que vous pensez avoir… abusé d’elle ?

— Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. Et elle n’a jamais porté plainte. Personne ne m’a accusé. Mais aujourd’hui… elle est là. Face à moi. Et elle a ce regard. Comme si elle savait. Comme si elle voulait ma tête.

Elle referma doucement le dossier.

— Merci pour votre sincérité. Je saurai comment utiliser cette information… si cela devient nécessaire.

Elle se leva.

— Mais pour l’instant, je vous défends dans une affaire de détournement bancaire. On se revoit bientôt.

Aïssata Diallo

Je relisais une nouvelle fois le rapport graphologique. Aucun doute selon le laboratoire : la signature figurant sur l’acte de mariage était bien celle de Souleymane Ba. Authentique. Conforme. Valide.

Et pourtant, rien ne collait. Pas avec ce que je savais de lui. Pas avec l’histoire racontée par Hadjara. Encore moins avec les incohérences relevées dans le dossier. Mais sans témoin pour témoigner de la supercherie, le procès était pratiquement perdu d’avance.

Zeynabou était assise sur le canapé, en retrait. Elle m’observait sans rien dire. Son silence me laissait toute la place pour ruminer mes doutes.

— Tu crois qu’on va droit dans le mur ? demanda-t-elle finalement.

Je refermai doucement le dossier.

— Si Fatou Kiné garde le silence, Hadjara gagne. Peu importe ce que je pense, peu importe ce que Souleymane sait ou croit savoir. Le juge se basera sur les pièces. Et elles sont contre nous.

— Tu as tenté de la joindre ?

— Oui. Plusieurs fois. Elle ne répond à personne. Je suis même allée à la clinique mais elle campe sur sa position

Zeynabou s’apprêtait à répondre quand on frappa à la porte. Cette fois, je me levai. J’ouvris. La sœur de Fatou Kiné se tenait là. Son visage était grave, son regard direct.

— Je viens vous dire que ma sœur viendra au tribunal demain. Elle dira la vérité.

Je la fixai sans parler. Elle reprit :

— Elle a menti à notre mère pour protéger sa conscience. Mais maintenant, elle sait que le silence ne lui apportera rien. Elle expliquera comment la signature a été obtenue. Elle parlera de l’argent, de l’agent de la mairie de Grand Yoff, et de l’arrangement avec cette femme… Hadjara Touré.

Je hochai lentement la tête. Pas un sourire. Juste la confirmation que la vérité allait enfin pouvoir être dite.

— Merci. C’est tout ce qu’il fallait.

Sokhna acquiesça et tourna les talons. Elle referma la porte derrière elle. Zeynabou me regarda longuement.

— Tu vas pouvoir dormir un peu maintenant ?

— Pas encore. Mais au moins demain, on se présentera devant le juge avec quelque chose de solide.

Jour du procès

La salle était pleine. Des visages tendus, suspendus aux lèvres du juge. Au premier rang, Souleymane, raide, le regard fixe. À sa droite, Maître Aïssata Diallo, concentrée, stylo en main. Un peu plus loin, Hadjara affichait un calme affiché. Son père, lui, avait croisé les bras, sûr de la victoire.

Le juge prit la parole.

— Le tribunal a reçu les résultats de l’analyse graphologique demandée par la défense. D’après le rapport, la signature figurant sur l’acte de mariage est conforme à celle de Monsieur Souleymane Ba.

Un frisson parcourut la salle. Hadjara baissa la tête, un sourire discret aux lèvres.

Le juge poursuivit :

— Ainsi, rien ne permet de remettre en cause la validité formelle de l’acte. Le mariage contracté à la mairie de Grand Yoff entre Monsieur Ba et Mademoiselle Fatou Kiné Mbaye est légalement établi.

Souleymane serra les poings. Aïssata garda les yeux fixés sur le juge, sans un mot. Juste derrière, Fatou Kiné, jusque-là silencieuse, se leva lentement.

Le juge releva la tête, surpris.

— Mademoiselle Mbaye ?

Fatou fit un pas en avant. Toute la salle se tourna vers elle.

— Monsieur le juge… je souhaiterais reprendre la parole.

Aïssata se leva immédiatement.

— Votre Honneur, nous demandons que le témoin puisse faire une déclaration complémentaire. Elle est partie civile, mais sa version des faits a évolué depuis la dernière audience.

Un silence.

Le juge hésita, puis acquiesça.

— Vous avez deux minutes, Mademoiselle.

Fatou inspira profondément. Elle balaya la salle du regard. Puis fixa le juge.

— Je retire ma constitution de partie civile. Je… Je ne suis pas l’épouse de Souleymane Ba. Ce mariage est une mascarade. J’ai menti.

Un souffle choqué traversa le public. Le père de Hadjara bondit sur sa chaise. Hadjara, elle, ne bougeait plus.

— Hadjara Touré m’a proposé de l’argent pour que je joue ce rôle. Elle a récupéré une signature de Monsieur Ba sur un autre document. À la mairie de Grand Yoff, un agent a validé le dossier sans vérifier quoi que ce soit. J’ai eu peur. J’ai accepté. Ma mère était malade… elle avait besoin d’une greffe.

Elle s’arrêta une seconde, les larmes aux yeux.

— Je suis prête à assumer les conséquences. Mais je refuse de détruire la vie de quelqu’un d’innocent pour toujours.

Le juge hocha lentement la tête. Puis, il fit signe au greffier de tout noter.

Souleymane leva enfin les yeux vers Fatou. Il ne dit rien. Mais ses traits s’étaient relâchés. Aïssata, elle, prit sa main sous la table. Une pression brève. Presque imperceptible.

Le procès venait de basculer.

Le juge frappa du marteau, le calme revint peu à peu dans la salle.

— Mademoiselle Mbaye, vous venez de faire une déclaration grave. Le tribunal vous écoute. Avez-vous des éléments matériels pour corroborer vos propos ?

Fatou hocha la tête, puis sortit une enveloppe de son sac.

— Voici la preuve du virement bancaire. Une somme de dix millions de francs CFA versée sur mon compte personnel, trois jours avant la date enregistrée du mariage. L’émettrice du virement est Madame Hadjara Touré.

Elle remit les documents au greffier. Un frisson parcourut la salle.

— Vous confirmez que cet argent vous a été donné en échange de votre complicité dans la fausse procédure de mariage ?

— Oui, Monsieur le juge. Elle m’a promis qu’il s’agissait simplement d’un montage administratif. Que Souleymane n’était pas au courant. Et que je pourrais aider ma mère à être opérée.

Le juge prit quelques instants pour feuilleter les pièces, vérifiant la concordance des dates. Il leva à nouveau la tête :

— Mademoiselle Fatou Kiné Mbaye, vous êtes consciente que vous venez de vous auto-incriminer pour faux et usage de faux, ainsi que pour escroquerie

— Oui, Monsieur le juge. Mais je suis prête à en assumer les conséquences. Ce que j’ai fait est grave… mais ce que Hadjara Touré m’a demandé de faire est inacceptable. Je veux que justice soit rendue à Monsieur Ba.

Le juge nota quelque chose dans son dossier, puis se tourna vers les avocats.

— Le tribunal ordonne une suspension de séance de quinze minutes. Le temps de vérifier les relevés bancaires et de convoquer l’officier de l’état civil mentionné dans la plainte.

Il leva la séance. Les murmures reprirent dans la salle.

Du banc du public, le père de Hadjara, abasourdi, secouait la tête. Elle, restait immobile, les mains crispées sur ses genoux. Souleymane, lui, ferma les yeux un instant. Aïssata, assise juste à côté, lui glissa :

— On touche au bout.

Il ouvrit les yeux lentement.

— J’espère.

Reprise d’audience — Tribunal de Grande Instance de Dakar

Le juge entre à nouveau dans la salle. Le greffier annonce la reprise.

— Nous avons pris acte de la déclaration de Mademoiselle Fatou Kiné Mbaye, entendue à l’audience précédente en tant que partie civile. Suite à ses révélations, le tribunal a ordonné la convocation de l’officier d’état civil ayant procédé à l’enregistrement du mariage litigieux à la mairie de Grand Yoff.

Le greffier appelle le témoin : Mamadou Diop, agent municipal.

L’homme s’avance à la barre, visiblement nerveux.

— Monsieur Diop, vous êtes convoqué aujourd’hui en qualité de témoin. Étiez-vous en poste à la mairie de Grand Yoff le 12 janvier 2024 ?

— Oui, Monsieur le Juge.

— Avez-vous personnellement enregistré l’acte de mariage entre Monsieur Souleymane Rachid Ba et Mademoiselle Fatou Kiné Mbaye ?

Il acquiesce, mal à l’aise.

— Je l’ai fait… Mais je reconnais aujourd’hui que j’ai commis une erreur. Une dame s’est présentée comme la fiancée de Monsieur Ba. Elle m’a dit qu’il avait un empêchement professionnel mais qu’il avait signé les papiers. Elle m’a remis une procuration — je l’ai cru.

— Avez-vous vérifié l’authenticité de cette procuration ?

— Non, Monsieur le Juge. C’était une négligence de ma part.

Le juge prend note. Il consulte à nouveau le dossier, puis s’adresse à la salle :

— Les éléments sont clairs. Une usurpation de consentement a été orchestrée avec la complicité d’un agent municipal négligent, dans le but manifeste de faire enregistrer un mariage sans l’accord d’une des parties.

Il regarde successivement Fatou Kiné, puis Hadjara Touré.

— Le tribunal annule ledit mariage pour vice de consentement, ordonne la radiation de l’acte à l’état civil, et ouvre une enquête pénale pour faux et usage de faux.

Le juge note quelque chose dans son dossier, puis se tourne vers les avocats.

— Le tribunal annule ledit mariage pour vice de consentement, ordonne la radiation de l’acte à l’état civil, et ouvre une enquête pénale pour faux et usage de faux.

Il s’apprête à lever la séance quand Aissata se lève.

— Monsieur le juge, permettez-moi une requête supplémentaire.

Le magistrat l’observe, intrigué.

— Allez-y, Maître Diallo ?

Aïssata se lève à son tour.

— Votre Honneur, en ma qualité d’avocate de Monsieur Ba, je souhaite déposer une demande de divorce immédiate à l’encontre de Madame Hadjara Touré, épouse légitime de mon client. Les faits portés à la connaissance du tribunal démontrent une rupture irréversible du lien conjugal, entaché par une manipulation grave et une atteinte manifeste à l’intégrité morale de Monsieur Ba.

Un murmure s’élève dans la salle. Hadjara, pour la première fois, tourne la tête vers Souleymane. Il ne la regarde pas.

Le juge hoche lentement la tête.

— Le tribunal prend acte de cette demande. Compte tenu des éléments portés à notre attention, et du trouble manifeste au sein du lien conjugal, le divorce est prononcé aux torts exclusifs de Madame Hadjara Touré, pour préjudice moral aggravé.

Un coup de marteau. La salle reste figée.

Le juge se lève enfin.

— L’audience est levée.

Il lève la séance.

Des caméras sont braquées sur les marches du Palais de Justice. La foule est compacte. À peine la porte s’ouvre que les micros fusent. Souleymane et Aïssata sortent côte à côte, entourés de quelques agents de sécurité. Il garde la tête baissée, elle tient son dossier contre elle, droite, concentrée.

Un journaliste s’avance, badge Tribune du Peuple accroché au col.

— Tribune du Peuple. Monsieur Ba, une réaction après ce jugement ?

Souleymane s’arrête. Il lève les yeux, fixe un instant la foule de micros, puis parle, la voix posée.

— Ce que j’ai vécu ces derniers mois… personne ne devrait avoir à le vivre. Aujourd’hui, je retrouve ma dignité, et la vérité a été reconnue. C’est tout ce qui compte.

Une autre voix fuse :

— Vous comptez porter plainte contre Hadjara Touré ?

Il inspire, baisse les yeux une seconde.

— Ce n’est pas ma priorité. J’ai besoin de me reconstruire.

Une troisième journaliste, voix perçante :

— On parle d’une relation amoureuse entre vous et votre avocate, Maître Diallo. Est-ce vrai ?

Un silence s’installe. Aïssata ne bronche pas. Puis elle répond, avec le calme d’une professionnelle aguerrie.

— Je suis l’avocate de Monsieur Ba. Ce procès n’était pas une affaire privée. C’était une affaire de justice.

Le journaliste insiste :

— Mais maintenant qu’il est officiellement divorcé… ?

Aïssata le regarde dans les yeux, sans colère mais avec fermeté.

— Le moment n’est pas à la rumeur. Nous venons de faire reconnaître un piège judiciaire d’une extrême gravité. Concentrons-nous sur l’essentiel : un homme a été accusé à tort, et la justice a tranché.

Souleymane hoche la tête. Il tend une main vers Aïssata, un geste sobre, presque discret. Elle lui rend sa poignée avec professionnalisme, puis l’attire doucement pour s’éloigner.

Les flashs crépitent. Les journalistes crient encore, mais ils ne répondent plus.

Ils descendent les marches. Ensemble. Libres.

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