Episode 14- Une mère est irremplaçable

Saida Diop
J’ai essayé de me concentrer sur mes dossiers toute la matinée, mais mon esprit ne me laissait aucun répit. Ce nom. Ce visage. Cette sensation glaciale au creux de l’estomac.
À la fin de la journée, je suis allée voir Zeynabou dans son bureau. Elle travaillait encore. J’ai frappé doucement avant d’entrer.
— Tu as une minute ?
Elle a relevé la tête, surprise par mon air fermé.
— Bien sûr. Qu’est-ce qu’il y a ?
Je suis restée debout. J’avais besoin de lui dire, de le sortir de ma gorge.
— L’homme qu’on poursuit dans l’affaire InnovBank… C’est lui. Ibrahima Diagne. C’est lui, Zeynabou. C’est lui qui m’a violée.
Elle a eu un mouvement de recul. Son regard a changé, plus grave, plus tendre.
— Tu en es sûre ?
— Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Mais maintenant j’en suis certaine. Et je vais le faire tomber. Je veux qu’il paye.
Elle s’est levée et a contourné son bureau pour venir près de moi. Elle m’a serrée dans ses bras. Je suis restée figée, mais sa présence m’a réchauffée.
— Tu n’as pas besoin de te venger pour prouver ta force, Saïda. Tu l’as déjà fait, en te tenant debout toutes ces années. Mais si tu choisis ce combat, je serai à tes côtés.
Je l’ai regardée, sincèrement touchée.
— Merci.
Elle s’est assise sur le bord du bureau et a laissé un soupir s’échapper.
— Et moi, pendant ce temps, j’ai l’impression de perdre ma fille. Khadija devient distante, elle sort sans prévenir, elle me répond à peine…
Je me suis approchée et j’ai posé une main sur la sienne.
— Ce n’est peut-être qu’une phase. Elle grandit, elle cherche ses repères… Mais tu es une bonne mère, Zeynabou. Ne laisse pas la peur parler à ta place.
Elle a esquissé un sourire, sans joie.
— Et si je l’étais pas assez ? Si elle s’égarait pour de bon ?
Je l’ai regardée droit dans les yeux.
— Alors tu iras la chercher. Comme toute mère digne de ce nom. Bon il faut que j’aille au tribunal
_ Je viens avec toi, dis Zeynabou
Première audience
La salle d’audience était pleine. Sur le banc des accusés, Ibrahima Diagne, costume froissé, visage fermé, attendait que les débats commencent. En face de lui, le regard impassible, Maître Saïda Diop, avocate de la partie civile, se tenait droite, dossier à la main. Assise à ses côtés, Zeynabou Fall jetait des regards inquiets vers son amie, guettant la moindre faille.
Le président du tribunal entra, suivi du greffier. L’audience fut déclarée ouverte.
– Affaire InnovBank contre monsieur Ibrahima Diagne. Prévenu de détournement de fonds en bande organisée
La voix du juge était calme, mais chaque mot tombait comme une pierre. Ibrahima baissa les yeux. Il semblait vidé.
Maître Saïda Diop se leva la première.
– Monsieur le Président, mon client, Mr Fodé Touré PDG d’InnovBank, a découvert une série d’opérations financières irrégulières sur une période de plusieurs mois. Après vérification interne, les soupçons se sont portés sur monsieur Diagne, cadre depuis huit ans au sein de la direction financière. La banque a décidé de déposer plainte afin que la justice détermine les responsabilités.
Elle parlait d’une voix mesurée, posée, maîtrisée. Aucun mot de trop. Aucun mot de moins. Elle ne regardait pas Ibrahima. Pas une seule fois.
De l’autre côté, Maître Assietou Gaye, avocate de la défense, se leva à son tour.
– Monsieur le Président, mon client conteste fermement les faits qui lui sont reprochés. Il n’a jamais eu l’intention ni la possibilité de détourner quoi que ce soit. Nous pensons qu’il est victime d’un montage, d’une manipulation destinée à masquer des responsabilités plus haut placées. Et nous espérons que ce tribunal saura aller au fond des choses.
Puis, après une pause calculée, elle ajouta :
– Ce procès ne devra pas être parasité par des enjeux personnels, ni par d’éventuels règlements de comptes cachés.
La phrase flotta un instant dans la salle. Maître Gaye regardait directement Saïda. Celle-ci resta de marbre.
Le juge prit la parole.
– L’audience d’aujourd’hui est une audience d’introduction. L’instruction est en cours, mais les éléments déjà disponibles justifient le maintien en détention du prévenu. La prochaine audience est fixée à dans quinze jours. Les parties sont invitées à produire tous les documents utiles d’ici là.
Un murmure discret parcourut la salle. Ibrahima Diagne se leva sous escorte. Il jeta un regard vers le public, sans savoir ce qu’il cherchait. Il semblait perdu.
Saïda, elle, rangeait calmement ses papiers. Elle n’avait pas tremblé. Pas flanché. Mais ses doigts, eux, s’étaient crispés autour de son stylo.
Dans le couloir, Zeynabou l’attendait.
– Tu as été brillante, lui souffla-t-elle.
Saïda ne répondit pas. Elle continua d’avancer. Silencieuse. Droite. Inébranlable en apparence. Mais la tempête était là, juste sous la peau.
Souleymane Ba
Le téléphone vibra longuement sur la table basse. J’étais resté là, assis, incapable de décrocher tout de suite. Le numéro affiché ne m’était pas inconnu. C’était lui. Le détective privé.
J’ai pris une longue inspiration avant d’appuyer sur le bouton vert.
— Oui, je vous écoute.
Sa voix était posée, professionnelle. Il m’apprit qu’il avait retrouvé la trace de la sage-femme. Aminata Seck. Celle qui m’avait confié à ma mère adoptive. Elle vivait encore à Dakar, dans un quartier discret. Il avait une adresse. Je notai, sans vraiment y croire.
Une fois l’appel terminé, je suis resté là, le téléphone encore dans la main. J’aurais dû me sentir soulagé. Mais tout semblait se mêler en moi. Curiosité. Peur. Colère. J’étais à un tournant, je le savais. Mais je ne voulais pas y aller seul.
Je pensais à Abdoulaye. En d’autres temps, je lui aurais demandé de m’accompagner sans hésiter. Mais ces derniers jours, il avait la tête ailleurs. Sa copine vivait des moments compliqués, et je savais qu’il faisait tout pour la soutenir.
Alors, naturellement, j’ai composé un autre numéro.
— Aïssata ?
Sa voix m’a répondu tout de suite. Un peu fatiguée.
— Salut Souleymane… tu vas bien ?
— Ça va. Je… j’aurais besoin de toi pour quelque chose. Tu es occupée ?
Elle hésita.
— Non. Pas vraiment. Je suis chez moi. Tu veux passer ?
— Oui. Je suis en route.
Je l’ai trouvée assise sur les marches de sa résidence. Vêtue simplement, les traits tirés. Elle m’a adressé un petit sourire en me voyant, mais il n’atteignait pas ses yeux.
— Tu vas bien ? lui ai-je demandé en m’approchant.
Elle haussa les épaules.
— Pas trop. Je viens d’apprendre l’arrestation du père de Zouleykha.
Je me suis figé.
— Ibrahima Diagne ?
Elle a hoché la tête.
— C’est mon amie d’enfance. Ma meilleure amie, en fait. Et le pire, c’est que je ne peux rien faire pour elle. C’est Maître Saïda, ma patronne, qui défend la partie civile. Je suis coincée.
Je l’ai observée un instant. Son trouble était sincère. Son regard était perdu, comme si elle portait la faute de ne rien pouvoir faire.
Et là, les pièces se sont mises en place dans mon esprit.
— Attends… Zouleykha, c’est la copine d’Abdoulaye ?
Elle me regarda, surprise.
— Oui, tu connais ?
J’ai souri doucement.
— C’est mon meilleur ami.
Elle cligna des yeux, presque soulagée par cette coïncidence.
— Le monde est petit, souffla-t-elle.
— Très. Et on dirait qu’on n’a pas fini de découvrir tout ce qui nous relie.
Elle m’a regardé en silence, comme si elle pesait le sens de mes mots. Puis j’ai ajouté, doucement :
— Tu viens ? J’ai une adresse à visiter. Et j’ai besoin de quelqu’un à mes côtés.
Elle a hésité une seconde, puis a pris son sac.
— Allons-y.
Et sans rien dire de plus, on est montés dans la voiture.
La route était longue. Pas tant par la distance que par tout ce que j’avais à dire.
Aïssata était à ma droite, silencieuse, les yeux perdus à travers la vitre. J’ai gardé le regard fixé sur la route, hésitant à briser le silence. Puis j’ai soupiré.
— Où allons-nous Souleymane demanda-t-elle
_ Chez celle ui m’a vendu à la naissance.
_quoi demanda-t-elle outrée
_Oui, Soda Mareme Ba était ma mère adoptive. J’ai su cette terrible vérité juste avant sa mort. Elle ne connaissait pas ma mère biologique. Elle m’a eu grâce à une sage femme ui m’a donné à elle en échange de quelques billets
_C’est grave ce que tu racontes Souleymane. Je suis vraiment désolée
_ Pas la peine, je n’ai jamais senti aucun manque. Je veux juste connaître ma vraie identité
Aïssata a tourné lentement la tête vers moi.
— Et tu viens de retrouver cette femme ?
— Oui. Le détective m’a appelé ce matin. Il m’a donné une adresse. je n’ai pas réfléchi, j’ai juste… eu besoin de venir. Mais je n’avais pas envie d’y aller seul.
Elle n’a rien dit. Elle a juste posé sa main sur mon bras, un geste simple, qui voulait tout dire. Je crois que ça m’a apaisé plus que je ne l’aurais cru.
— Tu te sens prêt ? demanda-t-elle après un moment.
— Non. Mais j’y vais quand même.
Quelques minutes plus tard, on s’est arrêtés devant une maison modeste, dans une ruelle calme. J’ai coupé le moteur. Aïssata fixait la façade, les sourcils froncés.
— Attends… cette maison me dit quelque chose.
Elle est sortie de la voiture sans attendre. Je l’ai suivie, un peu déboussolé.
— Tu es sûre ?
— Oui. On est déjà venu ici. C’est la maison de Fatou Kiné Mbaye.
Je l’ai regardée, perplexe. Ma fausse épouse dans cette histoire absurde de bigamie. J’ai fouillé dans mon téléphone pour regarder encore l’adresse donnée par le détective. J’ai relu l’adresse.
C’était bien la même. Pas de doute.
— C’est la bonne maison, ai-je murmuré.
Aïssata m’a lancé un regard confus.
— Tu crois qu’il y a un lien ?
— Je ne sais pas… mais on va le découvrir.
J’ai sonné.
Une femme est venue nous ouvrir. Elle nous a dit que celle qu’on cherchait est à l’intérieur
Je suis entré dans la pièce sans un mot, Aissata a décidé d’attendre dehors. Elle était là, allongée sur un lit, le visage creusé par les années et la maladie. Elle m’a fixé longuement, comme si elle sentait que ma présence allait bouleverser quelque chose d’enfoui depuis longtemps.
— Bonjour… Vous êtes bien madame Aminata Seck ?
Elle a hoché la tête, méfiante.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Souleymane. Je suis le fils de Soda Marieme Ba.
Son visage s’est figé. Une main s’est levée faiblement, comme pour chercher appui. Je l’ai regardée sans bouger.
— Je suis venu pour comprendre. Pour savoir ce que vous avez fait. Pourquoi j’ai été donné à Soda en échange de quelques billets, Pourquoi ma vraie mère a disparu de ma vie , pourquoi elle m’a abandonné ?
Ses yeux se sont embués. Elle a détourné le regard, puis les larmes ont coulé.
— Elle ne t’a pas abandonné…
Je suis resté figé.
— C’est moi… C’est moi qui lui ai dit que tu étais mort-né.
J’ai eu l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Ma gorge s’est nouée.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Elle était jeune, une étudiante brillante… Elle a accouché seule. Personne ne devait savoir. Elle ne voulait pas te garder au début de sa grossesse, mais elle avait commencé à s’attacher à toi. Elle avait mené cette grossesse jusqu’au but malgré les représailles. Ses parents voulaient que je te donne en adoption pour préserver leur réputation et que leur fille puisse continuer ses études.
Sa voix tremblait.
— Avant son accouchement j’ai reçu un appel. Une femme cherchait à adopter un bébé. Une femme riche qui n’a jamais eu d’enfants. Elle m’a proposé de l’argent. J’ai hésité… Puis j’ai cédé. J’ai dit à ta mère que tu étais mort. Je lui ai interdit de te voir, j’ai parlé d’infection, de protocole. J’ai falsifié les documents. Et j’ai donné le bébé à Soda Marieme Ba. J’ai dis à ses parents que le bébé a été directement enterré. Ils n’ont pas creusé car pour eux c’était mieux ainsi
Je n’arrivais pas à parler. Tout mon corps était raide. J’avais l’impression de perdre l’équilibre
Je me suis levé lentement. Ma tête bourdonnait.
— Comment elle s’appelait ? Ma mère biologique ?
Aminata a fermé les yeux. Puis elle a murmuré :
— Zeynabou… Elle s’appelait Zeynabou. Mais j’ai oublié son nom de famille. Ça fait si longtemps… mais c’est soit Fall ou Ndiaye je ne sais plus
Zeynabou.
Je suis resté silencieux, notant ce prénom au fond de moi. Il n’éveillait encore rien de précis. Mais je savais que tôt ou tard, je finirais par le rattacher à un visage.
Je me suis tourné vers la porte.
— Merci pour votre sincérité, ai-je dit d’une voix froide.
Et je suis sorti de cette maison plus perturbé que jamais.
Aissata Diallo
Quand il est sorti de la maison, j’ai compris que quelque chose s’était brisé en lui. Il marchait lentement, les épaules basses, le visage fermé. Je l’ai suivi jusqu’à la voiture, sans poser de questions. Je savais qu’il finirait par parler.
Il s’est arrêté, les mains posées sur le toit du véhicule. Il a gardé les yeux fixés sur l’asphalte, comme s’il essayait de reprendre le contrôle.
— Elle m’a tout dit, a-t-il murmuré. Aminata Seck.
Je suis restée silencieuse. Il avait besoin d’espace.
— Ma mère biologique était une étudiante. Elle a accouché seule. Au début, elle voulait m’abandonner. Et puis elle a changé d’avis… Mais Aminata avait déjà pris l’argent. Alors elle lui a dit que j’étais mort-né. Et elle m’a donné à maman Soda.
Ma gorge s’est serrée. Je ne savais même pas quoi répondre. Et lui, il continuait, comme s’il parlait pour ne pas s’effondrer.
— Elle se souvient de peu de choses. Mais elle m’a donné un prénom : Zeynabou.
Ce prénom m’a fait sursauter intérieurement. Zeynabou.
Je n’ai pas réagi tout de suite. Mais une image m’est venue. Celle de Me Zeynabou Fall, ma supérieure directe au cabinet. Une femme douce, toujours bienveillante — ce qui tranchait d’ailleurs avec Me Saïda Diop, plus sèche, plus stricte.
Et si c’était elle ?
Je n’ai rien laissé paraître. J’ai simplement hoché la tête.
— Tu crois que ce prénom suffira à la retrouver ? a-t-il demandé.
— Peut-être. Si on recoupe les bons éléments.
Il ne se doutait de rien. Il ignorait tout. Et moi, je ne savais pas grand-chose non plus. Je travaillais avec Zeynabou depuis un moment, mais jamais elle n’avait évoqué un passé trouble, encore moins un enfant perdu. Elle était mariée, discrète, très attachée à sa fille Khadija. C’est tout ce que je savais.
Mais je ne pouvais pas ignorer cette coïncidence.
Je me suis promis de creuser, doucement. Discrètement. Sans en parler à Souleymane. Pas tant que je ne serais pas sûre.
Parce que si ce prénom n’était pas un hasard, alors ce qu’il ignorait sur lui… elle aussi l’ignorait peut-être.
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