Silence du Barreu E15

Episode 15- L'irréparable

Zeynabou Fall

Je connais ma fille. Je n’ai peut-être pas toujours été une mère parfaite, mais je la connais. Je sais quand elle ment, quand elle évite, quand elle sourit juste pour faire semblant.

Depuis quelques jours, Khadija traîne les pieds. Elle rentre plus tôt, mange moins, reste plus souvent enfermée dans sa chambre. Ce matin, en la voyant poser discrètement une main sur son ventre, j’ai su que quelque chose n’allait pas.

Elle a levé les yeux vers moi, le visage fatigué.

— Je vais bien, maman. Juste un petit vertige.

Mais son teint était trop pâle. Son souffle un peu court. Et ce regard fuyant, qui n’était pas le sien.

— Va t’habiller. On part à l’hôpital.

Elle a voulu protester, marmonner un ‘ce n’est rien’, mais je n’ai pas attendu. J’avais déjà pris mes clés.

Le trajet s’est fait dans un silence tendu. Elle regardait par la fenêtre. Moi, je revoyais encore ses gestes, ses silences, ses absences. J’avais mal au ventre. Un mauvais pressentiment, celui qu’on ne dit pas à voix haute.

À la clinique, j’ai insisté pour qu’on fasse tous les examens. Je ne voulais pas qu’on me parle d’un simple coup de fatigue. Je voulais qu’on vérifie tout.

J’attendais seule dans le couloir, droite sur ma chaise, les doigts noués. On aurait dit une audience. Le médecin est revenu, sérieux mais calme.

— Madame Fall… Rassurez-vous, il n’y a rien de grave. Votre fille va bien. Mais… elle est enceinte. Environ dix semaines.

Je n’ai rien répondu. Mon cerveau s’est mis à tourner plus vite que le temps.

— Vous êtes sûre ?

Il a hoché la tête.

Khadija. Dix-neuf ans. Ma fille. Enceinte.

Je suis restée immobile quelques secondes, puis j’ai soufflé un “merci” mécanique. Quand je suis entrée dans la chambre, elle ne m’a pas regardée. Elle fixait ses mains.

Je me suis approchée. Je me suis assise doucement à côté d’elle.

Et sans hausser la voix, sans colère, j’ai dit :

— On va rentrer. Et ensuite, tu vas m’expliquer. Tout.

Je n’ai pas parlé pendant le trajet. J’ai conduit en silence, les yeux rivés sur la route, les doigts crispés sur le volant. Khadija, assise à côté de moi, gardait la tête baissée. Elle savait que chaque minute de silence n’était qu’un compte à rebours.

À peine arrivées à la maison, j’ai claqué la porte derrière nous. Elle a sursauté.

— Dans le salon, ai-je dit d’un ton sec.

Elle a obéi, lentement, comme une petite fille prise en faute. Mais ce n’était plus une petite fille. C’était une jeune femme. Une jeune femme enceinte. Et elle ne m’avait rien dit.

Je suis restée debout. Je n’arrivais pas à m’asseoir. Mon corps brûlait. Ma voix tremblait de colère.

— Tu peux répéter ce que le médecin m’a dit là-bas ? Vas-y. Dis-le-moi. Dis-le à voix haute.

Elle a ouvert la bouche, mais aucun mot n’est sorti.

— Tu es enceinte, Khadija. En-ceinte ! Et tu comptais me le dire quand ? Au septième mois ? Le jour de l’accouchement ? Ou jamais ?

Elle a tenté de parler, mais je l’ai coupée.

— Je t’ai élevée avec amour. Je t’ai protégée de tout. Je t’ai donné tout ce que je pouvais, tout ! Et toi, tu fais ça ? Tu me caches ça ? Tu vis sous mon toit, tu m’embrasses tous les matins, tu manges avec moi, tu ris avec moi, pendant que tu portes un enfant ?

Elle pleurait maintenant. Je le voyais. Mais moi aussi j’étais en larmes. Des larmes de rage, d’incompréhension, de douleur.

— C’est qui ? Qui t’a mise dans cet état ?

Elle n’a pas répondu. J’ai hurlé :

— C’est qui, Khadija ?! Donne-moi son nom !

— Maman… je voulais te le dire…

— Mais tu ne l’as pas fait ! Tu m’as menti ! Tu m’as regardée dans les yeux chaque jour en me mentant ! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Est-ce que tu sais ce que ça veut dire, là ?!

Je tournais en rond dans le salon comme une lionne blessée. Ma fille. Mon unique enfant. Celle que je croyais différente. Celle que j’élevais pour qu’elle évite exactement ce genre de catastrophe.

— Tu sais quoi ? Tu vas me dire maintenant qui c’est. Tu vas me dire s’il t’a forcée. Tu vas me dire si je dois porter plainte. Ou si je dois aller voir ses parents. Mais tu ne restes pas là à pleurnicher sans m’expliquer !

Elle s’est effondrée sur le canapé, les bras autour de son ventre.

— Je suis désolée, maman…

Mais moi, je n’en pouvais plus. J’étais au bord du gouffre. J’avais besoin de comprendre. J’avais besoin de crier. De frapper dans un mur. De trouver quelqu’un à accuser.

Et pour la première fois depuis longtemps, je ne savais plus comment protéger ma fille.

Khadija

Je suis restée des heures allongées sur le canapé. Ma mère avait fini par quitter la pièce, en claquant la porte. J’entendais encore le bruit de ses pas à l’étage, sa respiration saccadée, sa colère suspendue dans toute la maison. J’avais mal à la tête. Mal au cœur. Mal partout.

Je n’arrivais même pas à pleurer.

Je savais que ce moment finirait par arriver. Mais pas comme ça. Pas dans un cabinet médical. Pas avec ce regard plein de déception, de rage, d’incompréhension. Je l’avais trahie. Même si ce n’était pas mon intention, c’est ce qu’elle avait ressenti.

Je suis montée dans ma chambre sans faire de bruit. J’ai fermé la porte. J’ai pris mon téléphone. J’ai hésité quelques secondes. Puis j’ai tapé son nom.

Abdallah 

Je l’ai appelé. Il a décroché au bout de trois sonneries.

— Khadija ?

Ma gorge s’est serrée.

— Abdallah… je lui ai dit.

Un silence.

— Ma mère sait. Je… Je suis allée à l’hôpital ce matin. Elle m’a forcée. Et ils lui ont dit.

— Quoi ?!

— Elle sait que je suis enceinte.

J’ai cru qu’il allait raccrocher. Il a mis du temps à répondre.

— Elle a réagi comment ?

J’ai failli rire nerveusement.

— Comment tu veux qu’elle réagisse ? Elle a hurlé. Elle m’a demandé qui c’était. je n’ai rien pu dire. Je pleurais, elle pleurait… Je suis morte, Abdallah.

— Chut… calme-toi. Respire.

— Je fais quoi maintenant ?

Il a soupiré. Longuement. Je l’imaginais déjà assis sur son lit, la main sur la tête, à tourner en rond.

— Est-ce que tu veux… le garder ?

— Je ne sais pas. Je ne peux pas réfléchir maintenant. Mais je ne veux pas le faire toute seule.

Il est resté silencieux encore un instant. Puis sa voix a changé. Plus posée. Plus décidée.

— D’accord. Écoute… je vais en parler à mon père. J’irai chez mes parents ce soir. Et je leur dirai. Ensuite… on ira ensemble chez ta mère. Ils viendront. Moi aussi. On assumera.

— Tu es sûr ?

— J’ai peur, mais oui. Je suis responsable. Je t’aime, Khadija.

Je me suis mise à pleurer en silence.

— Moi aussi je t’aime, Abdallah. J’ai juste peur de ce que ça va déclencher. Si nos mères apprennent que c’est toi…

— On va gérer. On n’a plus le choix.

Je l’ai cru. Juste pour ce soir. Juste pour m’autoriser à espérer.

 

 Narrateur externe

Il aurait pu fuir. Couper son téléphone. Accuser la panique. Faire comme tant d’autres. Mais Abdallah Ly, ce soir-là, ne l’a pas fait.

Il avait peur, oui. Terriblement. Mais il aimait Khadija. Et il n’avait jamais voulu qu’elle affronte tout ça seule.

Alors, après leur appel, il est sorti de sa chambre, a inspiré un grand coup, et a rejoint ses parents dans le salon. Ils regardaient la télévision, sans se parler. Un soir banal. Jusqu’à ce qu’il parle.

— Papa… maman… j’ai quelque chose à vous dire.

Assietou Ly a levé les yeux, d’abord surprise, puis inquiète en lisant l’air grave de son fils. Sadou Ly, lui, s’est légèrement redressé dans le canapé.

— Je vous écoute, a dit le père.

— C’est important. Très important. Et je veux que vous me laissiez finir, s’il vous plaît.

Sa voix tremblait, mais il tenait bon. Il n’avait pas répété son discours. Il parlait avec le cœur.

— Ma copine Khadija est enceinte et c’est moi le père

Un silence brutal a envahi la pièce. La télé ronronnait encore, mais plus personne ne l’entendait.

Assietou s’est redressée d’un bond.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Abdallah a baissé les yeux. Il aurait voulu leur annoncer autrement. Mais maintenant, c’était lancé.

— Elle est enceinte de moi. Et je compte assumer. Je veux l’épouser.

— Tu es devenu fou ? Tu sais ce que tu es en train de dire là ?! Tu es encore jeune, comment tu peux être certain que  tu en es l’auteur ?

Sadou ne disait rien. Il fixait son fils avec une attention froide.

— Elle s’appelle comment, cette fille ? demanda-t-il calmement.

Abdallah hésita un instant.

— Khadija.

— Khadija quoi ? insista Assietou, déjà au bord de l’explosion.

— Khadija Sagna

Le nom tomba comme un couperet.

— Khadija Sagna?!  Quelle Khadija Sagna ? qui sont ses parents

_ C’est la fille de l’avocate Zeynabou Fall

_ quoi ? Tu as perdu la tête Abdallah ?

Et là, la tempête éclata.

— Mais tu te fous de moi, Abdallah ! Zeynabou Fall ?! Ma rivale ! Cette femme passe son temps à me provoquer au tribunal, à me contredire devant les juges, à me ridiculiser en salle d’audience ! Et toi, tu vas mettre sa fille enceinte ?!

— Je ne l’ai pas “mise enceinte”, répondit Abdallah, la voix serrée. C’est ma copine. On s’aime.

— Tu ne sais rien de l’amour ! Tu veux ruiner ma réputation pour une gamine ?

Sadou s’était levé lui aussi. Mais son visage ne trahissait ni colère ni choc. Juste un trouble profond. Il fixait un point invisible devant lui.

— Zeynabou… Fall ? murmura-t-il.

Abdallah le regarda, surpris par ce ton inhabituel.

— Tu la connais, papa ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il s’était assis à nouveau, plus lentement cette fois.

— J’ai connu une Zeynabou Fall… il y a longtemps. À la fac. Mais c’était une autre époque. Et sûrement une autre femme. C’est un nom courant.

Il le disait, mais son regard était ailleurs.

Assietou, elle, fulminait toujours.

— C’est hors de question ! Je refuse cette histoire ! Cette grossesse, ce mariage, ce scandale ! Je vais aller voir cette fille et lui dire ce que je pense ! Je vais l’obliger à avorter, moi !

— Non, maman, dit Abdallah fermement. C’est fini. Je ne laisserai personne lui faire du mal. Je prends mes responsabilités. Vous irez avec moi. Chez elle. Je lui dois ça.

Et il sortit du salon, le cœur en feu, mais la décision prise.

Derrière lui, ses parents ne bougeaient pas. Et dans l’esprit de Sadou, un nom, un visage, une silhouette d’autrefois… venaient tout juste de ressurgir.

De son côté, Zeynabou avait tourné en rond toute la journée. Après la scène du matin, le silence s’était installé dans la maison comme un nuage épais. Khadija était restée enfermée dans sa chambre, et Zeynabou, elle, n’avait pas eu la force d’aller au cabinet. Elle avait annulé toutes ses audiences. Ce n’était pas le genre de femme à flancher… mais là, c’était trop.

Quand Malang Sagna est rentré ce soir-là, fatigué, la chemise froissée et le visage fermé, il n’a pas fallu longtemps à Zeynabou pour lui dire :

— Khadija est enceinte.

Il a d’abord ri. Un rire court, nerveux, presque gêné.

— Quoi ? Tu plaisantes ?

— Je suis sérieuse. Je l’ai emmenée à l’hôpital ce matin. Dix semaines.

Il s’est figé. Les yeux écarquillés. La mâchoire contractée.

— Non… Non, ce n’est pas possible. Pas notre fille. Pas maintenant. Pas comme ça !

Zeynabou n’a pas répondu. Elle l’a regardé. Et c’est là que la colère de Malang a explosé.

— Elle est où ?! Je vais lui parler ! C’est quoi cette histoire ?! Une grossesse à dix-neuf ans ?! Tu veux qu’on devienne la risée de Dakar ou quoi ?!

Il a commencé à monter les escaliers, furieux. Mais Zeynabou s’est interposée.

— Tu n’iras nulle part, Malang.

— Elle doit quitter cette maison ! Tu m’entends ? Elle doit sortir d’ici ! Si elle pense qu’elle va venir salir mon nom et dormir tranquille sous mon toit, elle se trompe !

— Elle ne sortira pas, a-t-elle dit froidement. Pas aujourd’hui. Pas demain. Pas tant que je serai vivante.

Il s’est arrêté, stupéfait par le ton. Il ne l’avait jamais vue comme ça. Droite, solide, presque menaçante.

— Tu veux couvrir ça ? Tu veux faire comme si tout allait bien ? C’est une honte, Zeynabou !

— La honte serait de l’abandonner maintenant. Elle est enceinte, Malang. Et qu’on l’accepte ou pas, c’est notre fille.

— Elle nous a trahis ! Elle t’a menti en face chaque jour !

— Et toi, tu veux la jeter dehors ? Parce que tu ne sais pas encaisser une erreur ?

Il a serré les poings. Il aurait voulu frapper quelque chose. Mais face à elle, il n’y avait rien à faire. C’était Zeynabou. Et elle ne bougeait pas.

— Tu peux me détester, Malang. Tu peux lui en vouloir toute ta vie. Mais elle ne partira pas. Si tu veux fuir, pars. Mais elle, elle reste ici.

Un silence dur est tombé entre eux. Puis il a reculé. Il a tourné les talons et est allé s’enfermer dans le bureau.

Zeynabou, elle, est restée seule dans l’entrée. Elle n’a pas pleuré. Elle n’avait plus de larmes.

Sa fille avait tout bouleversé.

Mais elle était sa fille.

Et elle ne laisserait personne lui faire du mal.

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