Episode 18 - Les liens du sang

Fatou Kiné Mbaye
Je suis arrivée avec cinq minutes de retard. J’avais hésité jusqu’à la dernière minute, mais il y avait quelque chose chez lui qui m’intriguait. Cette assurance calme, ce regard posé, presque doux. Et puis… je devais reconnaître que depuis longtemps, je n’avais pas été aussi nerveuse pour un simple dîner.
Quand je suis entrée dans le restaurant, il s’est levé aussitôt. Il portait une chemise, très simple, mais élégante. Il m’a souri, comme s’il était soulagé que je sois venue.
— Bonsoir, mademoiselle Fatou Kiné.
— Bonsoir… ai-je répondu avec un sourire en coin.
Il a ri doucement, et m’a tiré la chaise.
— Je suis content que vous soyez venue. J’avais un doute.
— Pourquoi ?
— Vous avez l’air… méfiante. Et je comprends. On se connaît à peine.
Je me suis installée, croisant les jambes avec une certaine retenue. J’avais l’impression d’avoir quinze ans.
— Disons que je n’ai pas l’habitude qu’on m’invite comme ça, sans préambule. Et surtout pas vous.
— Pourquoi “surtout pas moi” ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Vous avez l’air… comment dire… sérieux. Occupé. Un homme avec des dossiers à traiter, des réunions à mener, pas du genre à inviter une inconnue sur un coup de tête.
Il m’a fixé un moment, son sourire s’élargissant.
— Je vous ai trouvée belle. Et intéressante. C’est un bon début, non ?
J’ai baissé les yeux. J’étais flattée, bien sûr. Mais aussi sur mes gardes. Je jouais ce rôle-là si souvent que je ne savais plus quand c’était sincère.
— Vous êtes direct, en tout cas.
— Toujours. Je n’ai plus vingt ans, Fatou Kiné. Je n’ai pas envie de perdre du temps à tourner autour du pot.
Il a pris une gorgée d’eau, puis m’a observée plus attentivement.
— Je vais être honnête avec vous. Vous me plaisez énormément mais je suis marié donc je veux quelque chose de sérieux.
J’ai relevé brusquement les yeux.
— Ah. Marié, donc.
— Oui. Une seule femme. Elle s’appelle Diarra. Et je ne compte pas la quitter.
Je suis restée figée quelques secondes. Les mots me sont venus doucement.
— Alors pourquoi ce dîner ?
— Parce que malgré cela, quand je vous ai vue, j’ai eu un déclic. Et je ne parle pas d’une simple attirance. Je ne suis pas un homme en chasse. Je suis un homme qui sait ce qu’il veut. Et je vous veux vous, dans ma vie.
Il n’avait pas bougé. Il ne me regardait pas comme un prédateur, ni comme un enfant capricieux. Il parlait avec calme. Comme s’il disait la vérité, crue et sans masque.
Mais moi, j’avais du mal à respirer.
— Vous voulez une deuxième épouse, c’est ça ?
— Oui je vous veux comme ma seconde épouse. Je veux apprendre à vous connaîtr si vous me laissez une chance… Mais je ne veux rien vous imposer.
J’ai baissé les yeux, le cœur en vrac.
Je revoyais les images du tribunal. Les mensonges. La manipulation. La honte. Je me revoyais, complice malgré moi d’un piège tordu pour faire tomber un homme dans un scandale de bigamie. Et voilà que moi, Fatou Kiné Mbaye, je me retrouvais assise, à douter, à réfléchir… et sous le charme d’un homme déjà marié
— Vous êtes troublée, dit-il doucement.
— Ce n’est pas rien, ce que vous me demandez.
— Je sais.
Il a marqué une pause.
— Mais je ne vous demande pas une réponse ce soir. Je voulais juste être clair. Je ne joue pas. Si un jour vous me dites oui, je veux que ce soit en connaissance de cause.
Je n’ai rien répondu. Mon assiette était là, pleine, intacte. Mon appétit s’était envolé.
— Vous savez… je me suis toujours juré que jamais je ne partagerais un homme. Que je ne serai jamais la “deuxième”. Et pourtant, ce soir, je vous écoute.
Il m’a regardée avec douceur.
— Parfois, la vie ne suit pas nos serments.
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire, malgré moi. Il était intelligent. Posé. Et sincère. Mais j’étais fatiguée de faire des choix trop grands pour moi.
— Vous savez quoi ? Je vais rentrer. J’ai besoin de réfléchir.
Il n’a pas insisté. Il s’est levé, a demandé un taxi pour moi. Et juste avant que je parte, il a dit :
— Quoi que vous décidiez, je vous respecterai. Bonne nuit, Fatou Kiné.
Je suis montée dans le véhicule, sans même lui demander son nom de famille. Et c’était peut-être mieux ainsi.
Abdou Salam Diallo
— Depuis quand tu rentres aussi tard ? T’es dans un projet de nuit maintenant ?
Diarra me fixait avec ce ton cassant qu’elle utilisait toujours quand elle avait ses crises de jalousie. Et ces derniers jours, elle avait bien raison. Je lui ai jeté un regard calme, sans rien dire. Je suis allé déposer mes clés et ma mallette sur le buffet du salon, comme d’habitude.
— Salam, tu vas rester muet encore longtemps ? Tu crois que je ne vois pas que tu es ailleurs ? Tu me touches à peine, tu parles à peine, et tu dors à côté de moi comme si j’étais un meuble !
Je me suis retourné lentement. Elle avait les bras croisés, ses yeux brillants d’un mélange de tristesse et de colère. J’ai soupiré.
— Diarra, je suis fatigué. J’ai eu une semaine chargée, on est en train de boucler deux chantiers en même temps. Le promoteur chinois nous a mis la pression, je suis sur le fil. Tu sais comment c’est.
— Tu me prends pour une idiote ? Ce n’est pas ton travail, c’est ton regard. Tu regardes ailleurs. Tu penses à quelqu’un d’autre.
Je n’ai pas répondu. Parce qu’elle avait vu juste. Je pensais à elle. À cette femme aux yeux immenses, qui portait en elle un mélange étrange de pudeur et de défi. Fatou Kiné Mbaye.
Depuis notre dîner, je ne dors plus vraiment. J’entends encore sa voix dans ma tête. Je repense à la façon dont elle a baissé les yeux quand je lui ai dit que j’étais marié. Elle n’a pas crié, elle n’a pas fui. Elle a simplement réfléchi. Et c’est ça qui m’a touché. Cette façon de rester digne.
Je ne suis pas un adolescent. J’ai déjà une épouse, une maison, un foyer. Mais je suis aussi un homme. Et cette femme-là m’a troublé comme jamais auparavant. Je ne veux pas juste la séduire. Je veux qu’elle fasse partie de ma vie. Je veux l’épouser. Officiellement. Honorablement.
— Tu comptes me dire ce qu’il se passe ? reprit Diarra, plus calmement cette fois.
Je me suis assis sur le canapé, la tête entre les mains.
— J’ai besoin d’un peu d’air, Diarra. Ce n’est pas contre toi. C’est moi, je suis juste… perturbé ces temps-ci. Le travail, les responsabilités, ça me pèse.
Elle n’a pas insisté. Elle m’a simplement lancé un regard blessé et a quitté la pièce. Et moi, je suis resté là. Immobile.
Dans mon cœur, une tempête se formait. Je savais ce que je voulais. Mais je savais aussi ce que ça allait coûter.
Je n’avais pas encore revu Fatou Kiné. Je ne voulais pas la presser. Elle avait besoin de temps. Mais une chose était certaine : si elle me disait oui, je serais prêt à tout affronter. Même Diarra. Même la honte. Même les regards.
Je ne cherche pas une maîtresse. Je veux une seconde épouse. Et c’est elle.
Souleymane Ba
Je voulais que tout soit parfait. Ce n’était pas juste un dîner. C’était le dîner. Celui où j’allais lui dire que je voulais partager ma vie avec elle. J’avais mis l’écrin dans la poche intérieure de ma veste, vérifié la réservation deux fois, répété mes mots cent fois.
J’ai appelé Aïssata.
— Allô, tu es où ?
— Au cabinet, pourquoi ?
— Je passe te chercher ce soir. 20h pile.
— Pour ?
— Pour dîner. Et pas n’importe lequel. Mets-toi belle.
— Je suis toujours belle.
J’ai souri.
— Justement. Ce soir, encore plus.
— Tu me caches quelque chose.
— Peut-être. Tu verras.
Quand j’ai raccroché, j’étais bien. Le genre de bien-être qu’on ne sent pas souvent. Léger. Apaisé. J’avais l’impression d’avoir enfin trouvé ma place dans ce monde.
Je me suis retourné vers mon bureau, prêt à ranger mes dossiers… et j’ai entendu la porte claquer.
Elle.
Je l’ai vue avant même d’avoir eu le temps de parler. Hadjara. Elle s’est avancée sans rien dire, comme si elle avait encore le droit. Comme si on n’avait pas déjà assez souffert à cause d’elle.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? ai-je demandé, tendu.
— Je devais te parler.
J’ai essayé de garder mon calme. Mais rien qu’à la voir, ça remontait. La manipulation. Le mariage à mon insu. Le procès. Les mensonges. La honte.
— J’ai été clair, Hadjara. Tu ne fous plus les pieds ici. T’as déjà assez joué avec ma vie.
— Je suis enceinte, Souleymane.
Le silence.
Mon cœur a eu un raté. Mon estomac s’est tordu. Pendant une seconde, j’ai cru que j’avais mal entendu. Mais son regard était fixe. Sans tremblement. Aucune hésitation.
— Quoi ?
— Trois mois. Et c’est toi le père.
Je me suis levé d’un bond.
— Tu veux encore me piéger ? C’est quoi ça maintenant ? Après la fausse plainte, le faux mariage, tu veux me coller un enfant aussi ?
— Je ne mens pas cette fois.
Elle ne criait pas. Elle disait ça comme une information qu’on lâche, puis qu’on laisse exploser seule.
Je suis resté figé. Mon cerveau tournait à mille à l’heure. Trois mois ? J’ai revu cette nuit-là… Cette nuit où elle avait tout planifié. La boisson. L’ambiance. Mon flou. Ma perte de contrôle.
Je n’ai pas répondu.
Elle m’a regardé une dernière fois, puis a tourné les talons. Et comme si tout avait été écrit, elle a refermé la porte derrière elle sans un mot de plus.
Je suis resté là. Debout. Seul.
Tout ce que j’avais prévu venait de s’effondrer en une phrase.
Et Aïssata m’attendait… ce soir.
Aïssata Diallo
J’avais rarement été aussi impatiente de finir une journée. Ce soir, j’avais rendez-vous avec Souleymane. Il m’avait dit de me faire belle. Il avait cette voix étrange au téléphone, ce ton presque solennel. Je sentais que ce n’était pas un simple dîner.
Et moi… j’avais aussi ma surprise. Une surprise qui pouvait changer toute sa vie.
Il ne savait pas que j’étais allée faire un test ADN. Je ne l’avais dit à personne. Ni à lui, ni à Zeynabou. J’avais récupéré discrètement leurs verres. C’était risqué, peut-être même insensé, mais je voulais en avoir le cœur net.
Aujourd’hui, les résultats étaient prêts.
Je suis montée dans un taxi en direction du cabinet médical. Tout le long du trajet, j’avais le cœur qui battait vite. Si c’était négatif, je n’en parlerais jamais. Mais si c’était positif… alors je lui offrirais la vérité qu’il attendait depuis toujours.
J’ai récupéré l’enveloppe. Elle était fine. Froide. Mon nom était écrit dessus.
Je sortais du cabinet médical avec l’enveloppe dans la main. J’avais demandé les résultats deux fois, juste pour être certaine que je ne rêvais pas. Je les avais lus, relus, fixés comme si les lettres allaient changer. Mais non. C’était là, sans appel.
Résultat : compatibilité génétique confirmée à 99,9 %. Sujet 1 : Zeynabou Fall. Sujet 2 : Souleymane Ba.
Je me suis assise un instant sur le banc à l’extérieur, le souffle court. Zeynabou. Zeynabou était sa mère. La femme que j’admirais. Celle chez qui je travaillais. La femme qui croyait que son enfant était mort-né. Elle ignorait tout. Et lui aussi.
Un frisson m’a traversée. Ce n’était plus un simple hasard, plus un pressentiment ou une intuition à vérifier. C’était une vérité. Lourde. Belle. Tragique. Et j’étais la seule à la détenir.
J’ai regardé l’heure. Souleymane allait venir me chercher d’une minute à l’autre pour le dîner. Il ne savait pas que ce dîner allait peut-être changer sa vie.
Je rangeai doucement les résultats dans mon sac.
Ce n’était ni le moment ni l’endroit pour lui balancer ça. Il méritait que je le lui dise autrement. Avec précaution. Avec amour.
J’ai pris une grande inspiration, et j’ai souri doucement.
Ce soir, j’allais lui offrir bien plus qu’un dîner.
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