Episode 2: Le passé nous rattrape toujours

Saida Diop
Je savais qu’il viendrait.
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le poids de ce secret, que j’ai gardé pendant des années, m’écrasait la poitrine. Je croyais avoir enterré le passé. Je croyais pouvoir mourir avec.
Mais voilà. Il était là.
Abdoulaye.
Il n’a même pas frappé. Il est entré directement, son regard… il portait tout. La colère. L’incompréhension. La douleur. Et peut-être même un reste de respect, au fond de cette tempête.
Je n’ai pas eu le courage de parler tout de suite. J’ai reculé, jusqu’au salon. Il m’a suivi.
— Dis-moi que c’est faux, Saïda. Dis-moi que ce n’est pas vrai…
J’ai pris une grande inspiration. Je me suis assise. Il est resté debout, comme s’il avait peur de s’effondrer.
— Tu veux la vérité ? Je vais te la donner. Toute.
J’ai levé les yeux vers lui. Je le regarde intensément, ce qui je n’ai jamais fait. Il n’a aucune ressemblance avec son père biologique et c’est mieux ainsi.
— Je suis née dans une famille modeste. Mon père était jardinier. Ma mère, femme de ménage. Je n’ai jamais eu le luxe, Abdoulaye. Juste un rêve : réussir mes études pour sortir ma famille de la misère.
J’ai marqué une pause. Les souvenirs revenaient, un à un.
— J’étais brillante. Boursière. Sérieuse. Trop sérieuse pour certaines de mes camarades. Un jour, ma colocataire m’a suppliée de l’accompagner à une fête étudiante. J’ai refusé. Elle a insisté. Elle m’a dit que ça me ferait du bien, que je ne pouvais pas passer ma jeunesse enfermée dans mes livres.
Je me suis entendue soupirer.
— Je ne voulais pas y aller. Mais j’ai fini par céder. Une erreur. Mon erreur.
Mon regard s’est perdu dans le vide.
— Il était là. Ibrahima Diagne. Il n’arrêtait pas de me fixer. Je me souviens de ses yeux. Ce regard… insistant, gluant. J’étais mal à l’aise, je voulais partir. Ma camarade m’a tendu un verre de jus. Un simple jus…
J’ai fermé les yeux.
— Je me suis réveillée des heures plus tard. À moitié nue. Dans une chambre que je ne connaissais pas. Et lui… à côté de moi. Mon corps me faisait mal. J’ai compris. J’ai hurlé. J’ai couru. J’ai vomi tout ce que j’avais.
Abdoulaye ne disait rien. Il ne clignait même plus des yeux.
— Personne ne m’a crue. Même pas la police universitaire. Mon corps était meurtri, mais ma parole valait peu. J’ai été humiliée. Traînée dans la boue. Et comme si ce n’était pas assez, je suis tombée malade. Très malade. Puis j’ai appris que j’étais enceinte.
Je l’ai regardé.
— C’était toi.
Un silence de mort s’est installé.
— Mes parents m’ont soutenue, comme ils ont pu. Mais ils n’avaient pas les moyens de me défendre en justice. Saliou a pris soin de moi. Il m’a protégée. Quand tu es né, j’ai su que je ne pourrais pas t’élever. J’étais brisée. Détruite. Mais Saliou et sa femme Rougui… ils n’ont jamais eu d’enfant. Ils t’ont aimé comme le leur.
Ma voix s’est fendue.
— J’ai fait une promesse. De ne jamais te dire. De ne jamais salir ton image de fils aimé, respecté. Je voulais que tu aies une vie propre. Une vie loin de ce drame. Mais quand j’ai su que ta fiancée était la fille de ce monstre, j’ai su qu’il était temps que cette vérité sorte
J’ai baissé les yeux.
— Je suis désolée, Abdoulaye. Je ne t’ai jamais abandonné. Je ne voulais juste pas qui tu vives avec ce poids d’être le fils d’un violeur, ou vivre avec une mère qui est détruite de l’intérieur. Mais jamais je n’aurais imaginé… que tu tomberais amoureux de ta demi-sœur.
Il a reculé.
Il ne disait toujours rien. Mais ses yeux pleuraient.
Je n’ai pas osé m’approcher. Je n’avais plus aucun droit.
— Tu peux me haïr, lui ai-je dit. Mais sache que je t’ai toujours aimé. En silence. De loin. Je t’ai regardé grandir. Réussir. J’ai tout suivi. C’était ma fierté secrète. Mon fils… Mon malheur… Mon miracle.
Je crois qu’à ce moment-là, il a compris que rien ne serait plus jamais comme avant.
Aïssata Diallo
Je venais à peine de finir une réunion avec un client quand on frappa à la porte. J’avais à peine relevé la tête que Hadjara entrait, droite, le menton levé, comme si elle venait déposer une plainte en bonne et due forme.
— Je ne suis pas là pour faire un scandale, me dit-elle d’un ton calme, presque trop calme. Mais je tenais à ce que tu sois au courant… Je suis enceinte. De Souleymane.
Un coup sec. Une gifle sans contact. Mon cœur se mit à battre plus fort. Je tentai de garder contenance.
— Hadjara… qu’est-ce que tu veux de moi, au juste ?
— Que tu saches que, quoi qu’il te dise, je resterai dans sa vie. Ce bébé est un lien qu’aucune bague ne pourra remplacer.
Je n’eus pas le temps de répondre. La porte du bureau de la directrice s’était ouverte. Zeynabou. Droit comme un mur de granit. Son regard passait de moi à Hadjara, sans cligner.
— Ce bureau n’est pas une scène de théâtre, dit-elle d’un ton glacial. Hadjara Touré, si vous avez encore un soupçon de décence, sortez d’ici et ne revenez plus.
Hadjara sembla choquée, presque tremblante.
— Je suis venue voir Aissata, vous n’êtes pas aussi civilisée que vous le prétendez
— Vous n’avez aucun droit ici, coupa Zeynabou d’un ton qui aurait pu geler l’Atlantique. Vous avez sali un homme, piégé une procédure, menti à la justice. Et maintenant, vous venez brandir une grossesse comme un passe-droit ?
Je n’avais jamais vu Zeynabou dans cet état. Elle était glaciale, ferme, mais une colère sourde couvait sous sa voix. Hadjara recula légèrement, comme une proie devant un prédateur.
— Ce que vous avez fait à mon fils ne sera pas oublié, conclut Zeynabou. Et si vous osez encore lui tourner autour, je vous garantis que ce ne sera plus devant un tribunal, mais devant moi que vous devrez vous expliquer.
Hadjara ouvrit la bouche, puis la referma. Elle tourna les talons et quitta le cabinet sans un mot de plus.
Je restai figée. Zeynabou referma doucement la porte, puis me regarda.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle enfin.
J’hochai la tête. Mais au fond de moi, tout tremblait encore.
Zouleykha Diagne
Cœur battant, je m’approchai du parloir. C’était la première fois que je revoyais mon père depuis son incarcération. Il avait maigri. Ses traits étaient tirés, mais ses yeux restaient les mêmes. Vifs. Présents. Pleins d’amour pour moi.
— Zouleykha… souffla-t-il en se levant.
Je m’avançai. On s’asseyait de part et d’autre de la petite table. J’avais tellement à lui dire. Mais je ne savais pas par où commencer.
— Papa… je suis venue parce qu’il faut qu’on parle. C’est important.
Il me fixa, attentif. Je pris une inspiration.
— Je veux te parler d’Abdoulaye Diop ?
Il hocha la tête.
— Oui Abdoulaye mon collègue, ton fiancé. Il y a un problème avec lui ?
— Papa… j’ai appris des choses. Des choses graves.
Son regard se durcit.
— c’est à propos du problème avec la banque ? demanda-t-il inquiet
J’avalai ma salive.
— Non ce n’est pas cela, Tu as eu une liaison, il y a très longtemps, avec une jeune femme… elle s’appelait Saïda. C’était bien avant que je naisse.
Il fronça les sourcils, ne comprenant pas. Mais je continuai.
— Cette femme a eu un fils. Elle ne t’a jamais rien dit. Ce fils… c’est Abdoulaye.
Il tomba des nues. Son corps se figea.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Abdoulaye est ton fils biologique, Papa. C’est Saïda qui l’a mis au monde. Il a été élevé par son frère, Saliou, comme si c’était le sien. Il ne savait rien de cette histoire. Il vient juste de l’apprendre
Ibrahima Diagne passa une main sur son visage, complètement bouleversé.
— Tu veux dire que… tu es amoureuse de ton propre frère ?
J’hochai la tête, les yeux humides.
— Je te le jure ma fille, je ne savais rien de cette histoire. Ce qui s’est passé avec Saida reste toujours flou dans ma tête. Je n’aurai jamais cru que cette histoire irait jusque-là , je suis sincèrement désolée ma fille.
Mon père, d’ordinaire si fort, avait les yeux embués. Il posa les coudes sur la table et se couvrit le visage.
— Mon Dieu… qu’avons-nous fait ?
Le silence s’installa. Seul le souffle coupé d’un destin brisé le traversait.
— Je ne veux pas croire que tu as fait du mal à cette femme, papa. Je t’en supplie, dis-moi que ce n’est pas vrai…
Il releva la tête, les yeux rouges.
— Je… je me souviens à peine de cette nuit. C’était une fête. Il y avait du monde. J’étais jeune. Inconscient. Mais je jure devant Dieu, je ne voulais faire de mal à personne.
Je me levai lentement, le cœur en morceaux.
— Je voulais que tu saches. Que tu entendes ça de moi. J’ai besoin de réfléchir… de comprendre.
— Je suis désolé, ma fille, murmura-t-il.
Et dans ses yeux, pour la première fois, j’ai vu un homme détruit. Mais je le suis tout autant que lui
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