Episode 23 - Entre le fer et l'enclume

Aïssata Diallo

Je n’étais pas sûre de vouloir lui parler. Pas encore. Pas après tout ce tumulte. Mais quand il m’a appelée ce matin-là, j’ai entendu dans sa voix ce mélange de fatigue et de sincérité. Et ça m’a attendrie.

Il est venu me retrouver après ma dernière plaidoirie, devant les escaliers du tribunal. Il avait l’air différent. Plus calme. Plus vrai.

— Aïssata… je dois te parler.

Je n’ai pas répondu. J’ai simplement hoché la tête et l’ai suivi vers un coin plus discret. Il semblait chercher ses mots, comme s’il craignait de me perdre encore.

— J’ai accompagné Hadjara chez le médecin.

Je me suis figée.

— Et alors ?

— Elle n’est pas enceinte de moi, Aïssata. C’est terminé. Je ne veux plus qu’elle interfère dans ma vie. Ni dans la nôtre.

Je n’ai rien dit tout de suite. Mon cœur battait fort. Pas de colère, pas de rancune. Juste ce soulagement qu’on n’ose pas encore laisser couler.

Il s’est approché doucement.

— Je suis désolé pour tout ce que tu as vécu à cause de moi. Je veux réparer ça. Je veux avancer avec toi.

Je l’ai regardé. Longtemps. Et dans ses yeux, j’ai vu la vérité. Pas la perfection, non. Mais cette volonté, sincère, d’être un homme meilleur pour nous deux.

Je me suis laissée aller. Une larme a glissé sur ma joue. Il l’a essuyée du bout des doigts.

— Tu me pardonnes ?

J’ai souri, enfin.

— Tu sais bien que oui…

Il m’a pris dans ses bras. Fort. Comme s’il avait peur que je m’échappe.

Puis il a soufflé à mon oreille :

— J’ai déjà parlé avec Abdou Salam. Je veux faire les choses correctement. Ce week-end, je viens voir ta mère. On va fixer une date.

Je me suis reculée, les yeux brillants.

— Tu es sûr de toi, cette fois ?

Il m’a regardée, avec cette tendresse grave qui ne trompe pas.

— Je n’ai jamais été aussi sûr de quelque chose dans ma vie.

Je me suis sentie légère. Comme si, enfin, quelque chose de beau pouvait commencer. Après les tempêtes, les blessures, les procès… il y avait de la place pour l’amour. Pour le vrai.

Et ce week-end… maman allait le rencontrer. Vraiment.

Abdou Salam Diallo

Je l’ai attendue longtemps. Plus que je ne l’aurais cru. Elle m’avait raconté son rôle dans les problèmes de Souleymane. J’étais hésitant certes, mais sa sincérité m’a donné le courage de continuer.

Quand elle est enfin arrivée, vêtue simplement, les yeux un peu rougis, j’ai compris qu’elle avait beaucoup réfléchi. Elle s’est assise en face de moi, sans un mot.

— Tu m’as demandé de venir… alors me voilà, dit-elle en baissant les yeux.

J’ai inspiré. C’était le moment.

— Merci d’être venue, Fatou.

Elle releva les yeux. Je continuai :

— Ce que tu as fait, je ne peux pas le cautionner. Mais je peux le comprendre.

Elle détourna le regard.

— J’ai fait une erreur, murmura-t-elle. Une énorme erreur. J’ai voulu sauver ma mère. J’ai trahi des gens… mais surtout, je me suis perdue moi-même.

Sa voix tremblait.

— Tu t’es relevée, Fatou. Tu as eu le courage de dire la vérité, devant tout le monde. Peu de gens l’auraient fait.

Elle hocha lentement la tête.

— Mais toi… pourquoi tu veux encore de moi, Abdou Salam ? Je suis celle qui a participé à la destruction d’un homme.

Elle me fixait, sincère. Fragile.

Je pris un temps.

— Parce que l’amour ne se commande pas ma chère et moi je t’aime vraiment

Elle tressaillit légèrement.

— Tu m’aimes ?

— Oui. Ce n’est pas une folie soudaine. C’est une certitude qui s’est imposée à moi, chaque fois que je te voyais assumer, réparer, te battre.

Un silence. Elle se leva, fit quelques pas dans la pièce. Puis revint vers moi.

— Tu sais que tu risques ta réputation, en m’épousant. Ton travail avec Souleymane peut être influencé. Ta sœur ne sera jamais d’accord.

— Ma sœur m’aime donc je saurai la convaincre. Et Souleymane, il sait faire la part des choses, ne t’inquiètes pas. Je suis un homme, Fatou Kiné, un musulman.  Et je veux que tu sois ma femme, je n’ai pas de temps à perdre

Elle me regarda, les larmes aux yeux. Puis, dans un souffle :

— Tu es fou…

— Complètement. De toi.

Elle sourit à travers ses larmes.

— Alors oui. J’accepte.

Je me suis levé, l’ai prise dans mes bras, et pendant un instant, le monde entier a disparu

Après le déjeuner, Je suis allé voir ma sœur. Elle sortait du tribunal, encore en robe noire, le visage marqué par la fatigue.

— Aïssata !

Elle s’est retournée aussitôt, surprise.

— Abdou ! Tout va bien ?

— Oui, ne t’inquiète pas. Tu as une minute ?

Elle a hoché la tête. On s’est assis sur un banc à l’ombre, un peu à l’écart.

Je ne voulais pas tourner autour du pot.

— J’ai demandé Fatou Kiné en mariage.

Elle a eu un petit rire nerveux, pensant à une blague.

— Quelle Fatou Kiné ?

— Celle que tu connais.

Son visage a changé. Son regard s’est figé.

— Tu plaisantes ?

— Non. Je suis sérieux, Aïssata.

Elle s’est redressée, comme si elle avait reçu un coup.

— Tu veux épouser la femme qui a failli détruire Souleymane ?

— Celle qui a aussi eu le courage de tout avouer. De se lever au procès, de risquer la prison pour rétablir la vérité. Je l’ai observée, Aïssata. J’ai appris à la connaître. Elle n’est pas ce que je croyais. Ce qu’elle a fait était grave. Mais ce qu’elle a osé faire ensuite… peu de gens auraient eu cette force.

— Elle t’a raconté toute l’histoire ?

— Oui. Elle m’a tout dit. Elle n’a pas menti, pas cherché à s’excuser. Elle a assumé. Et elle regrette sincèrement.

Aïssata a détourné le regard. Elle a mis un temps avant de répondre.

— Et toi… tu l’aimes ?

— Je l’aime, Aïssata. Et je suis prêt à assumer cette décision. Je sais que ce n’est pas simple à comprendre, ni à accepter. Mais je ne veux pas passer à côté d’une femme qui a eu la force de se relever, qui veut faire mieux, et qui m’aime aussi.

Un long silence. Puis elle a levé les yeux vers moi.

— Tu es mon frère. Si tu es heureux, je te soutiens. Je ne vais pas juger l’histoire de quelqu’un alors que moi-même… j’en vis une qui aurait fait hurler les mêmes juges.

Je lui ai pris la main.

— Merci.

— Par contre, dit-elle avec un petit sourire, faudra qu’elle me parle. Sérieusement.

— Je m’en doutais…

On a ri tous les deux. Un vrai rire. Un de ceux qu’on partage quand l’amour commence à tout remettre à sa place.

Abdoulaye Diop

Je n’arrive plus à penser comme avant.

Depuis ce jour, depuis cette vérité qui a tout retourné, je suis comme dédoublé. Mon reflet me regarde, mais je ne le reconnais plus. Toute ma vie, j’ai cru être quelqu’un… le fils aimé de Saliou et Rougui. L’enfant adopté par amour. Je découvre que je suis le fruit d’un drame. D’un mensonge. D’un abandon.

Et chaque fois que je repense à cette nuit dans le salon, à cette dispute entre Saïda et Rougui que j’ai surprise… j’ai l’impression d’étouffer.

Depuis, je n’ai plus envie de voir personne. À part lui.

Souleymane.

Lui seul sait. Lui seul comprend. On ne parle pas beaucoup. Mais son regard suffit. Il est devenu, par la force du destin, mon seul ancrage.

Et pourtant… je n’arrive pas à faire taire ce feu en moi. J’ai continué les recherches.

Je suis retourné à la banque. Discrètement. J’ai fouillé les archives. Les relevés. Les autorisations de transfert. Et j’ai trouvé ce que je cherchais : Abdourahmane Touré a tout falsifié. Il a monté un système de détournement impeccable. Et le plus grave ? Il a tout fait en utilisant l’identité d’Ibrahima Diagne. Vols, prêts fictifs, documents trafiqués…

J’ai tout sauvegardé. La clé USB est là. Je pourrais tout balancer. Je pourrais l’innocenter.

Mais je n’ai pas bougé.

Depuis que j’ai su… Depuis que j’ai compris ce qu’Ibrahima avait fait à ma mère… Est-ce qu’il mérite d’être blanchi ? Est-ce que je peux innocenter un homme qui a détruit des vies ?

J’en étais là, assis dans le silence, le regard figé sur cette petite clé, quand j’ai entendu frapper doucement à la porte.

Zouleykha.

Je me suis levé, lentement. Elle était là, les yeux brillants mais la voix posée.

— Je sais que tu lui en veux… que tu le détestes certainement. Mais je suis venue pour mon père. Je sais que tu as cette clé. Je sais que tu peux l’aider. S’il te plaît, Abdoulaye.

Elle a fait un pas vers moi.

— Mon père est peut-être coupable de beaucoup de choses. Mais sur cette affaire-là, il ne l’est pas. Et tu le sais.

Je l’ai regardée longtemps.

Elle était sincère. Blessée et profondément triste

Mais moi, je ne pouvais pas. Pas encore.

— Je ne te promets rien, Zouleykha, ai-je dit froidement. Je suis fatigué de réparer les erreurs des autres. De porter ce que personne n’a eu le courage d’assumer.

Elle a baissé les yeux. Un silence tendu s’est installé. Puis je lui ai fait un signe de la tête :

— Rentre chez toi.

Elle m’a regardé, une seconde encore. Et sans un mot de plus, elle est repartie.

Je suis resté seul. Avec cette clé. Avec cette vérité. Et cette question sans réponse :

Suis-je capable de justice… même pour celui qui a détruit ma vie ?

 

 

Lire épisode 24 Silence du Barreau

Retour en haut