Deux lunes un ciel E10

Episode 10 : Pour elle, contre vous

0588DE0B-9BA1-463C-8F30-7D337E3DD36E

Fatima Fall

Depuis l’aube, je n’ai pas cessé de vibrer. Chaque battement de mon cœur résonne comme une promesse. Ce soir, tout sera dit, tout sera joué. Le dîner tant attendu aura lieu chez nous. J’ai veillé à chaque détail avec une précision d’orfèvre : les rideaux repassés, les fleurs blanches fraîchement livrées, les chandelles prêtes à s’épanouir à la tombée du jour. Une robe ivoire repose sur le lit comme un présage. Mes ongles brillent d’un vernis discret, mes boucles dorées s’accordent avec la finesse de ma coiffure, et mon sourire, lui, se fixe comme un masque de mariée avant l’heure.

En descendant les escaliers, je me fais légère, presque aérienne. Ma mère me lance un regard approbateur, avant de retourner à ses instructions pour le traiteur. Tata Khadija et tonton Babacar sont déjà installés dans le salon, échangeant à voix basse avec mes parents. L’absence de Khalil me fait battre la tempe. Je demande, faussement détachée :

— Où est Khalil ?

Tata Khadija esquisse un sourire doucereux.

— Il ne sait même pas qu’on est là. Mais il ne va pas tarder.

Et, comme s’il répondait à un appel silencieux, il apparaît dans l’embrasure de la porte, vêtu d’un boubou bleu roi aux reflets solennels. Majestueux, comme un prince qu’on attendait. Mais ses yeux trahissent une surprise glacée. Il nous salue, puis s’assied avec cette réserve polie que je connais trop bien. Son regard ne se pose sur moi qu’un instant. Pas d’étincelle. Juste un doute contenu.

Rosa arrive peu après, enveloppée dans une robe carmin qui épouse ses formes sans pudeur. Mon père fronce les sourcils. Elle, impassible, sourit à tous et prend place comme si ce salon lui appartenait. Dans un coin discret, elle sort son téléphone. Nos regards se croisent. Elle sait ce qu’elle doit faire. Ce soir, tout doit être immortalisé. Il faut des images, des preuves, des souvenirs fabriqués.

On passe à table. Je m’installe près de Khalil, mon cœur galopant d’espoir. L’atmosphère est feutrée, presque irréelle. Le parfum du thiéboudiène flotte dans l’air comme une promesse d’abondance. Et soudain, la voix de tata Khadija brise le silence comme une lame de verre :

— Rokhaya, merci de nous avoir invités. Nous sommes venus ce soir pour discuter d’un sujet important : le mariage de nos enfants, Fatima et Khalil.

Je retiens mon souffle. Khalil relève lentement la tête, figé. Mon cœur s’envole. C’est le moment.

— Khalil, reprend ma mère, tu es comme un fils pour moi. Fatima m’a dit que vous avez repris contact. Il est temps d’officialiser ce lien.

— On ne veut plus de ces allers-retours flous, poursuit-elle. Si tu l’aimes, alors épouse-la.

Un silence vaste, froid. Khalil ne répond pas. Son regard erre. Rosa déclenche discrètement son appareil. La scène est parfaite.

Tonton Babacar, droit dans sa veste beige, prend la parole :

— Khalil, tu connais la valeur de la parole donnée. La famille de Fatima est la nôtre. Si ton cœur est en paix, alors fixons la date.

Il ne dit toujours rien. Je prends une inspiration. Je sens mes doigts trembler, mais je parle.

— Khalil… Je t’aime depuis l’enfance. Tu fais partie de moi. Je veux être ta femme. Je suis prête à porter ton nom.

Il ouvre la bouche. Mais avant qu’un mot ne s’échappe, sa mère tranche :

— Il accepte. Il est juste ému. C’est tout à fait normal.

Applaudissements. Rires. Toasts improvisés. Et lui, toujours muet. Il me regarde, mais je ne lis rien. Pas de lumière, pas de promesse. Juste l’ombre d’un doute. Mais je m’en moque. Il est là. Il n’a pas nié. Il ne m’a pas repoussée.

Alors, je gagne.

Khalil Diouf

Je suffoque. J’ai l’impression de glisser dans un cauchemar sans fin. Tout ce que j’avais prévu de dire ce soir est devenu un écho noyé dans cette mascarade familiale. On m’a tendu un piège d’apparence luxueuse, et tous les visages que j’aime sont complices. Maman, droite comme une sentinelle, regarde la salle comme si elle menait une bataille silencieuse. Fatima vient de me demander en mariage. Devant tout le monde. Et moi, paralysé, incapable de briser cette bulle de faux-semblants.

Ma mère s’approche discrètement, effleurant mon épaule.

— Khalil, si tu m’aimes… accepte ce mariage. Fais-le pour moi.

Son murmure est acéré comme une lame glissée entre les côtes. Ce n’est pas une demande. C’est un ordre déguisé. Une dette affective que je n’ai jamais contractée.

— Bon, on fixe la date ? lance tonton Assane, exalté.

Je me lève, brusquement.

— Je dois voir Malick. C’est urgent.

— Reste un peu, Khalil, proteste ma mère.

— Non, maman. On se verra à la maison.

Je franchis la porte sans me retourner. Dans la voiture, j’appelle le seul visage qui apaise mes tempêtes.

— J’ai besoin de te voir. Maintenant.

Ousseynatou Kane

Je suis en sueur. Mon cœur cogne si fort qu’il pourrait alerter tout le quartier. Il m’a appelée. Il m’attend. Mais il est minuit passé, et mon père dort dans la chambre voisine.

Je tourne en rond, jusqu’à ce que Dieynaba entre.

— Il veut qu’on parle. Dehors. Maintenant.

— Sors. Je te couvre. Prends ton foulard.

Quelques minutes plus tard, je suis dans la voiture. Il m’emmène vers la mer, silencieux. L’air salé caresse mes joues. On descend. Il me regarde comme si le monde venait de s’éteindre autour de moi.

— Tu es magnifique, souffle-t-il.

Je baisse les yeux. Il prend ma main.

— Je t’aime, Ousseynatou. Je veux t’épouser.

Les mots glissent, brûlants. Je tremble.

— Ta mère ne voudra jamais. Je ne suis qu’une fille de cuisine.

— Tu es bien plus. Tu es lumière. Et moi, j’ai fait mon choix.

Je souris, timide. Une larme naît. Il m’attire doucement contre lui. Son étreinte est chaude, infinie. La lune est notre témoin.

Khalil Diouf

Je referme doucement la porte derrière moi. Il est presque deux heures du matin. Je pense qu’elle dort. J’espère qu’elle dort. Mais non. Je la vois dans le salon, droite comme une sentinelle, un châle noué sur les épaules, les yeux cernés d’une veille trop longue. Elle ne dit rien d’abord. Puis elle se lève, lentement, comme si chacun de ses mouvements était lesté d’un poids invisible.

— Tu rentres bien tard, Khalil.

Je hoche la tête sans répondre.

— Je suppose que tu sais que ce que tu as fait ce soir est une honte. Une humiliation pour nous tous.

— Ce que j’ai fait, c’est me lever et sortir. Ce que vous avez fait, maman, c’est m’enfermer dans une mascarade que je n’ai jamais validée.

— Ne joue pas à ce jeu avec moi. Tu sais très bien de quoi il s’agissait. De ton avenir. De notre nom. De ta parole.

Je respire profondément. J’ai attendu ce moment depuis des semaines, et maintenant que nous y sommes, j’ai la gorge nouée.

— Je ne veux pas épouser Fatima.

Le silence. Brutal. Total. Comme une gifle reçue dans le noir.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Je plante mes yeux dans les siens. Je ne flanche pas.

— Je ne veux pas épouser Fatima. Je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimée. J’ai essayé. Par respect, par habitude, par lâcheté peut-être. Mais je ne peux pas. Mon cœur est ailleurs.

Elle s’assoit. D’un geste sec. Son châle glisse de son épaule, mais elle ne le ramasse pas.

— Et où est-il, ton cœur, Khalil ? Chez une autre héritière, peut-être ? Une fille bien née que je n’aurais pas encore rencontrée ?

Je baisse les yeux. Puis je relève la tête.

— Il est avec Ousseynatou Kane.

Son visage reste figé. Un instant, elle ne comprend pas. Puis l’évidence se fait chemin.

— La fille qui travaille ici ?

— Oui.

— La petite cuisinière ?

— Elle est étudiante. Elle travaille pour payer ses frais. C’est une fille honnête, courageuse. Et je l’aime.

Elle se lève d’un bond. Son regard est acéré, ses mots tranchants.

— Tu oses me dire… que tu veux épouser une fille sortie de nulle part ? Une fille de cuisine, Khalil ?

— Une fille de lumière, maman. Une femme vraie. Elle ne porte pas de masque, elle ne cherche rien. Elle n’a que son intégrité, et c’est bien plus que ce que beaucoup peuvent offrir.

— Tu veux salir notre nom ? Tu veux que les gens rient dans les salons, qu’ils disent “le fils Diouf a épousé sa domestique” ?

— Je veux juste être heureux. Et je ne sacrifierai pas mon bonheur à l’apparence.

Elle vacille. Un instant. Puis se reprend. Elle avance vers moi, me fixe droit dans les yeux.

— Ce mariage n’aura pas lieu.

— Tu ne peux pas m’en empêcher.

— Je ferai tout pour. Je préfère encore que tu restes célibataire toute ta vie que de te voir traîner notre nom dans la poussière.

Je me détourne. Mon cœur cogne dans ma poitrine, mais ma voix reste calme.

— Alors prépare-toi, maman. Parce que je vais la demander en mariage. Officiellement. Et je l’épouserai. Avec ou sans votre bénédiction.

Je la laisse seule dans le salon. Sa silhouette se fige, ses bras retombent le long du corps, comme si un vent froid venait de souffler toute sa force.

Je monte dans ma chambre, le cœur lourd, mais décidé

Narrateur

La nuit s’étire comme une plainte. Dans la maison Diouf, le silence s’est alourdi, fait de non-dits, de colères rentrées, de rêves brisés. Khadija reste figée dans le salon désert, le regard perdu dans le vide, comme si l’ombre de son fils lui échappait déjà. Dans sa chambre, Khalil fixe le plafond, le cœur battant, hanté par cette guerre silencieuse qu’il vient de déclarer. Il sait que le plus dur commence. L’amour n’est jamais simple, quand il heurte les murailles des convenances.

De l’autre côté de la ville, Ousseynatou s’endort enfin, un léger sourire au coin des lèvres, ignorant encore les tempêtes à venir. Elle croit avoir franchi un cap, ouvert une porte vers le bonheur. Mais dans les maisons bourgeoises, le bonheur des autres n’est jamais qu’une offense.

Et quelque part, entre ces deux solitudes entremêlées, une vérité nouvelle s’avance, lente et implacable : ce que l’on choisit d’aimer peut parfois coûter le monde entier.

Retour en haut