Deux lunes, un ciel E11

Episode 11: L'épreuve du feu

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Ousseynatou

Je me suis levée avec difficulté ce matin. La nuit m’a semblé interminable. J’ai tourné, viré, ressassant les paroles de Khalil, son regard tendre, sa voix… Je crois que je suis en train de tomber éperdument amoureuse. Aujourd’hui, je dois retourner travailler dans cette maison. J’ai le cœur serré à l’idée de croiser sa mère. Mais au fond de moi, j’espère. Elle aime son fils, non ? Alors peut-être qu’elle finira par m’accepter.

Je chantonne doucement en sortant de ma chambre, comme pour me donner du courage. Ma mère, fidèle à ses habitudes, est déjà dehors, occupée à étaler ses marchandises sur la natte.

— Tu as l’air joyeuse ce matin, ma fille, dit-elle en m’observant.

— Maman, je voudrais te parler, mais à la descente.

— J’espère que ce n’est rien de grave.

— Non, maman. C’est une bonne nouvelle. À ce soir.

Je quitte la maison, direction les Almadies, la maison des Diouf. Mon futur chez-moi ? Je ris toute seule. C’est fou, cette sensation qui m’envahit. Comment un homme comme Khalil peut-il s’intéresser à moi ? Sur le chemin, je pense aussi à ce maudit professeur Sow. 

Cet homme ne cesse de me harceler à l’université. Il m’a même parlé de mariage… Quelle blague. J’ai hâte de pouvoir lui dire que je suis fiancée. Qu’il me laisse enfin tranquille.

J’arrive à la villa, entre dans la cuisine, et commence mon service comme d’habitude. Quelques minutes plus tard, la patronne fait irruption. Elle est furieuse.

— Toi ! hurle-t-elle en entrant brutalement.

Je me retourne, pétrifiée. Pourquoi crie-t-elle ainsi ?

— Qu’est-ce que tu as fait à mon fils ? Tu l’as marabouté pour qu’il décide de t’épouser ?

— Madame, je ne comprends pas…

— Ne me réponds pas ! Tu crois que je ne vois pas ton petit jeu ? Tu veux jouer à la fille sage, travailleuse, discrète… mais tu es une manipulatrice. Une fille de rien du tout qui veut s’infiltrer dans une famille de haut rang. Écoute-moi bien : mon fils va épouser Fatima. Toi, il ne t’épousera jamais !

Je sens tout mon corps trembler, les larmes au bord des yeux.

— Madame, je vous jure que je n’ai rien fait…

— Tais-toi ! Mon fils ne peut pas aimer une fille comme toi ! Il n’est pas lui-même, ça se voit. Tu l’as ensorcelé, mais je te préviens : je vais faire lever ce sort. Et pour l’instant, tu dégages de chez moi, sale arriviste !

Elle sort aussi violemment qu’elle est entrée. Je m’effondre en larmes, incapable de bouger. C’est fini. Cette femme ne m’acceptera jamais.

Je reprends mes esprits difficilement, abandonne ce que j’étais en train de faire, et me dirige vers le quartier des employés. Ndeye Marie m’attend, comme si elle savait déjà.

— Ousseynatou, je t’avais prévenue… Ce genre de relation n’aboutit jamais. Je parle en connaissance de cause. Courage, ma fille, dit-elle avec une infinie tendresse.

Je rassemble mes affaires dans un petit sac. Ndeye Marie me remet ma paie, que je prends en silence. Puis je quitte cette maison qui, l’espace de quelques jours, m’avait laissé croire à un bonheur possible. J’aurais dû écouter Ndeye Marie.

Je traîne dans les rues, perdue dans mes pensées. Il faut que je me rende à l’université. J’ai cours cet après-midi. En arrivant, mon visage trahit mes larmes. J’ai pleuré pendant tout le trajet. J’hésite à appeler Khalil. Je ne veux pas être la cause d’un conflit entre lui et sa mère. Notre relation est encore trop fragile.

Je viens récupérer mes résultats d’examen. J’ai validé toutes les matières, sauf une. Et comme par hasard, c’est celle de ce professeur infect, Monsieur Sow. Pourtant, c’est la matière où j’étais la plus à l’aise. Je me retrouve avec un 06 sur 20. Injuste. Je décide d’aller lui demander des explications.

Je frappe plusieurs fois à la porte de son bureau. Aucune réponse. Je m’apprête à partir quand la porte s’ouvre, laissant sortir une jeune fille. Je suis écœurée. Il me regarde avec ce même air gluant.

— Que me vaut l’honneur de votre visite, Mlle Kane ? dit-il, moqueur.

— Monsieur Sow, j’aimerais voir ma copie. J’ai bien traité le sujet, mais je me retrouve avec une note incompréhensible.

— Vous n’avez eu que ce que vous méritez, répond-il en se levant, sûr de lui.

— Mademoiselle, si vous voulez valider ma matière, vous savez ce qu’il vous reste à faire, ajoute-t-il avec ce regard de prédateur.

— N’osez plus jamais me parler de la sorte, lançai-je en quittant la pièce d’un pas sec.

Quelle journée de merde.

Fatima Fall

Je suis en plein préparatifs pour mon mariage avec Khalil. Depuis le dîner, je ne tiens plus en place. Avec maman, on a contacté un organisateur, choisi quelques modèles de robes, parlé des couleurs… Je suis aux anges. Épouser Khalil, c’est le rêve de toute une vie.

Je descends au salon et trouve maman et tante Khadija installées, en pleine discussion. Je suis persuadée qu’elles parlent de la cérémonie. Mais alors que je m’apprête à entrer, j’entends une phrase qui me glace le sang.

— Tu te rends compte, Rokhaya ? Il veut épouser une fille de rien du tout. Une simple employée de maison ! dit Khadija, indignée.

— Mais si c’est elle qu’il aime, peut-être que Fatima devrait envisager un autre prétendant, répond maman, hésitante.

— Ne dis pas de bêtises, Rokhaya. Tu sais bien que mon fils n’aurait jamais regardé une fille pareille en temps normal. Elle l’a marabouté, c’est sûr.

— Tu crois vraiment à ça ?

— Tu vois une autre explication, toi ? Il refuse d’épouser Fatima pour une cuisinière ! Tu trouves ça logique ?

Je m’avance. Elles sursautent.

— Fatima, tu es là ? demande ma mère.

— Oui maman. Et j’ai tout entendu. Donc Khalil veut annuler notre mariage ? Alors que j’ai déjà commencé tous les préparatifs ?

— Ne t’inquiète pas, ma fille. Khalil t’aime. Ce n’est qu’un sortilège. Je vais le briser, dit tante Khadija avec assurance.

Je ne réponds rien. Je monte dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. Et là, je repense à ce dîner. À ce regard étrange qu’il a lancé à cette fille. Je l’ai minimisé. Quelle erreur. Comment une simple domestique peut-elle me voler Khalil ? Moi, Fatima Fall ? Non. Je ne laisserai jamais cela arriver.

Je suis peut-être en train de perdre une bataille… mais sûrement pas la guerre.

Khalil Diouf

Je suis rentré comme on revient d’un champ de bataille. Le corps chargé de fatigue, le cœur traversé d’orages. J’ai laissé ma valise dans l’entrée, sans même la regarder, et j’ai filé vers la cuisine, cet espace modeste où elle savait tout transformer. Le sel y avait une autre saveur quand elle cuisinait, les silences y devenaient tendres. Mais ce soir, la cuisine était vide.

— Où est Ousseynatou ? ai-je demandé à Ndeye Marie, la gorge serrée.

Elle m’a regardé un instant, puis a baissé les yeux. Comme si elle portait un deuil.

— Elle est partie. Ta mère l’a renvoyée.

Un vertige m’a saisi. Mon souffle s’est suspendu. Sans un mot, j’ai pris les escaliers à grandes enjambées, la rage en bandoulière. Dans le salon, elle était là. Ma mère. Impeccable dans sa mise, assise comme une reine dans son royaume. Elle tournait les pages d’un magazine avec cette nonchalance provocante, comme si rien ne s’était produit.

— Pourquoi ? ai-je demandé, les yeux dans les siens.

Elle a levé la tête, le visage impassible.

— Parce qu’elle a cru, cette fille, que son sang pouvait se mêler au tien. Parce qu’elle a cru qu’une cuisinière, née sans nom, sans lignée, pouvait entrer dans notre monde. Et toi, tu l’as laissée croire.

Je suis resté debout. Droit. Ancré.

— Je l’aime. Et je ne te demande pas la permission. Je t’informe. C’est elle que je vais épouser. Ce n’est pas un caprice. C’est une décision.

Un éclair de stupeur a traversé son visage. Elle s’est levée lentement, la voix coupante comme une lame.

— Alors tu n’es plus mon fils. Tu renies ton éducation, ton rang, ta famille, pour une fille qui n’a rien à offrir ? Tu brises tout pour une illusion.

Je l’ai regardée. Longuement. Non pas avec haine. Mais avec cette lucidité douloureuse de l’enfant devenu homme. Je n’ai pas crié. Je n’ai pas supplié. J’ai simplement tourné le dos.

Et je suis descendu les escaliers en silence, un silence plus fort que tous les cris.

Je quittais une mère. Mais je retrouvais ma vérité.

Je ne voulais plus plaire. Je voulais aimer. Et je l’aimerai, cette femme que le monde méprise, avec toute la force de mes certitudes. Contre elle. Contre l’ordre établi. Contre tout ce qui voudra nous détruire.

J’ai choisi mon camp. Et c’est elle.

 
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