Deux lunes, Un ciel E15

Episode 15

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Ousseynatou Kane

La lumière douce du matin glissait sur les rideaux beiges de notre chambre, enveloppant les draps encore chauds de notre sommeil partagé. Aux îles du Saloum, tout semblait hors du temps. L’eau brillait comme un miroir infini, les oiseaux semblaient chanter rien que pour nous, et Khalil… Khalil était un homme nouveau. Tendre, attentionné, généreux. Son regard ne quittait jamais le mien bien longtemps. Il riait souvent, me couvrait de petites attentions, de présents offerts sans raison autre que celle d’aimer. Un collier de perles fines, une étoffe soyeuse, une bague qu’il m’a passée au doigt dans un éclat de soleil, en murmurant : “Tu es la seule promesse que je veux tenir.”

Le soir de notre nuit de noces, il m’avait prise dans ses bras avec une infinie douceur. Quand il a su que j’étais encore vierge, il m’a regardée longuement, comme s’il découvrait une vérité qu’il n’osait plus espérer. Il m’a serrée fort contre lui, et j’ai senti son cœur battre plus vite. “Merci de t’être gardée pour moi,” m’a-t-il dit avec un sourire ému. Je n’ai rien répondu. J’étais heureuse. Simplement. Éperdument. Ce voyage était notre bulle, loin de tout. Là-bas, il n’y avait ni différence de statut, ni jugement, ni famille. Juste lui, moi, et l’éclat doré de nos jours neufs.

Mais le retour à la réalité fut brutal. Quand nous avons regagné la maison familiale, celle des Almadies, j’ai senti l’hostilité me frôler avant même d’avoir franchi le seuil. La mère de Khalil était là, droite dans sa robe immaculée, le regard tranchant. Elle ne m’a pas saluée. Pas un mot, pas un sourire. Rien qu’un silence glacial, un mépris qui vibrait dans l’air.

Khalil, lui, tentait de faire bonne figure. Il me serrait la main dans la sienne, m’embrassait le front, me présentait à certains membres de la famille comme “sa femme”, avec une fierté que je voyais sincère. Mais dans les yeux de sa mère, je n’étais qu’une erreur. Une tache. Une présence indésirable dans un monde où je n’aurais jamais dû entrer.

Plus tard, dans notre chambre, je me suis assise en silence. Je n’ai rien dit. Il m’a rejoint, m’a prise dans ses bras, et m’a soufflé doucement :

— Je suis désolé pour son attitude. Elle changera, avec le temps.

Je n’ai pas eu le courage de le contredire. Mais au fond de moi, je savais. Cette femme ne m’aimera jamais.

Alors, j’ai fermé les yeux et me suis blottie contre mon mari. Car désormais, c’était tout ce qui comptait : nous deux, et ce que nous bâtirions ensemble, malgré les regards, malgré les silences, malgré les murs.

Dieynaba Kane

Je croyais que ce mariage serait une délivrance.

Quand j’ai prononcé ce « oui », ce n’était ni pour obéir à mon père, ni pour sauver les apparences. Ce n’était pas une offrande de dernière minute sur l’autel du devoir familial. J’ai accepté d’épouser Badara parce que, depuis l’enfance, mon cœur battait en secret pour lui.

Je l’ai toujours aimé. D’un amour discret, silencieux, maladroit parfois. Un amour qui se contentait de miettes : un regard, un mot, un sourire esquissé dans un couloir trop étroit. Il ne me voyait pas. Pas comme moi je le voyais. Mais je le regardais, moi. Je guettais ses allées et venues, ses habits soigneusement repassés, son rire parfois éclatant dans la cour. J’avais l’impression de le connaître sans qu’il ne m’ait jamais vraiment adressé la parole. Alors, quand tout a basculé, quand mon père s’est retrouvé humilié devant sa famille et qu’il fallait sauver la face, j’ai pris la parole. Et j’ai dit que j’étais prête. Je l’ai fait pour lui. Et je l’ai fait pour moi. Parce que quelque part, j’y ai vu une opportunité divine. Une chance de devenir sa femme. D’exister enfin à ses yeux.

Mais le conte de fées s’est effondré dès la première nuit.

Il n’y a pas eu de lune de miel. Pas de tendresse, pas de mots doux. Rien qu’un lit froid, et une pression silencieuse, pesante. Une attente. Celle du linge blanc, celui qu’on exhibe au matin pour clamer la virginité de la mariée. Et moi, trop stressée, trop figée, incapable de me détendre, je n’ai rien pu lui offrir. Pas même une trace. Une preuve.

Le lendemain, il n’a pas eu un mot pour moi. Juste ce regard chargé de colère, de mépris. Et puis les accusations. Les cris. Les insultes.

— Il n’y avait aucune tache sur le drap, tu comprends ça, Dieynaba ? Rien !

Il m’a traitée de fille facile. Il a dit que j’étais comme ma sœur. Que, tout comme elle, j’avais sans doute traîné avec un homme avant lui. Que je n’étais qu’une déception. Moi qui l’aimais… Moi qui l’avais attendu, espéré, rêvé…

Puis sa mère est entrée dans la chambre, suivie de deux tantes. Des femmes dures, au visage figé par l’habitude du jugement. Elles ont demandé à voir le drap, à confirmer les doutes. Et moi, nue sous les tissus, le visage en feu, j’ai juste baissé les yeux. L’une d’elles a dit que j’étais « pareille que ma mère », avec ce ton glacial qu’on réserve aux femmes jugées trop libres.

Je n’ai pas pleuré tout de suite. Pas devant eux. Mais dès qu’ils ont quitté la pièce, j’ai éclaté. Des sanglots longs, des gémissements sans fin. Je voulais crier, hurler, m’enfuir. Mais je suis restée. Parce que j’étais maintenant sa femme. Parce que j’avais voulu ça. Parce que je n’avais plus le choix.

Depuis, chaque nuit est une épreuve. Chaque jour, un supplice. Il ne me parle que pour me blâmer. Il me rejette du regard, me repousse du geste. Et moi, je m’accroche à l’image de l’homme que j’aimais. Celui que j’avais idéalisé. Celui qu’il n’a jamais été.

Je vis l’enfer. Mais en silence.

Je n’ai rien dit à ma mère. Ni à Ousseynatou. Je souris quand on me demande si tout va bien. Je mens comme on respire. Mais la douleur est là, incrustée dans ma peau. Elle me suit comme une ombre.

Et parfois, le soir, seule dans ma chambre, je pose la main sur mon ventre. J’imagine un enfant, une vie à venir. Quelqu’un à aimer pour de vrai, sans condition, sans doute, sans humiliation.

Je l’ai aimé. Mais je ne suis plus sûre de pouvoir encore l’aimer.

Je ne suis plus sûre de croire en l’amour du tout.

 Fatima Fall

Je suis restée enfermée pendant des jours. Les rideaux tirés, la lumière filtrant à peine sur les murs froids de ma chambre. Chaque bruit venu du dehors m’agressait, chaque voix me semblait hostile. Le monde tournait, oui, mais sans moi. Khalil s’était marié. Ousseynatou était devenue sa femme. Et moi, j’étais restée là. Dans le silence amer de mes rêves fracassés.

J’avais pourtant tout donné. Mon amour. Ma patience. Mon avenir. J’avais tout dessiné autour de lui. Il était mon repère, mon horizon, mon évidence. Et il m’avait plantée là, sans un mot, sans une explication, pour épouser une fille qui, quelques semaines plus tôt, portait encore un uniforme de domestique.

Je restais assise des heures, sans bouger. Je ne mangeais presque plus. Ma mère toquait parfois à la porte, murmurait des paroles de réconfort que je n’entendais même plus. J’avais mal. Une douleur sourde, insidieuse, qui rongeait tout.

Et puis ce matin-là, en ouvrant machinalement mon téléphone, je suis tombée sur cette photo.

Rosa.

En robe de mariée.

Radieuse. Épanouie. Entourée de sourires. Mariée.

J’ai cru que mes yeux me trahissaient. Rosa ? Ma meilleure amie ? Celle avec qui je partageais tout ? Celle qui, il y a à peine quelques jours, me jurait qu’elle gérait « sa petite situation » ? Elle s’était mariée. Sans un mot. Sans m’en parler. Sans même une invitation.

J’ai bondi hors du lit, attrapé mes clés, mes chaussures, mon sac. Mon cœur battait si fort qu’il me faisait mal. J’ai traversé la ville comme une furie, sourde aux klaxons, aux passants, à tout.

Devant chez elle, je n’ai pas attendu qu’on m’ouvre. J’ai tambouriné.

— Rosa ! Ouvre !

Elle a ouvert. Elle semblait surprise, presque coupable. Ses yeux ont tenté de sourire. Les miens brûlaient.

— Fatima… je comptais t’appeler.

— M’appeler ? Tu t’es mariée et tu comptais m’appeler ? C’est une blague ?

— C’est arrivé vite. Je… je ne pouvais pas prévenir tout le monde.

— Tout le monde ? Je ne suis pas “tout le monde”, Rosa ! Tu étais censée être ma sœur !

Elle s’est tue. Elle savait qu’elle ne pouvait rien dire. Rien qui justifie cette trahison.

— Tu m’as laissée me noyer, Rosa. Tu savais ce que je traversais. Tu savais pour Khalil. Et tu n’as rien dit. Rien !

— Fatima, ce n’était pas contre toi. Je… Je voulais juste que ça reste simple. Discret.

— Discret ? Tu as posté les photos ! Tu voulais juste m’exclure. Avoue-le.

Elle a baissé la tête. C’était la première fois que je voyais Rosa à court de mots.

Et là, j’ai compris. Elle ne m’avait jamais considérée comme une véritable amie. Elle avait été là, oui. Mais toujours à distance. Toujours dans l’ombre. Toujours un peu jalouse, un peu complice, mais jamais loyale. Jamais sincère.

— Je te souhaite tout le bonheur que tu pourras arracher à cette vie, Rosa. Mais toi et moi… c’est fini.

Je suis sortie sans me retourner. Les larmes me montaient aux yeux, mais je les ai retenues. Je n’allais pas pleurer. Pas pour elle. Pas aujourd’hui.

Je suis montée dans la voiture. Et là, une seule pensée m’obsédait :

Qui a bien pu épouser Rosa ?

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