deux lunes, Un ciel E19

Episode 19 - Le poids du silence

Le vent soufflait fort ce matin-là sur le quartier populaire de Pikine. Dans la cour des Kane, le linge suspendu aux fils tendus entre les murs claquait sous les bourrasques, tandis que les cris des enfants des voisins résonnaient au loin. Mais à l’intérieur de la maison, tout n’était que tension et reproches étouffés.

Amadou Kane faisait les cent pas sous l’auvent, les mains croisées dans le dos, son visage fermé, ses traits durs comme taillés dans le granit. Il n’avait presque pas dormi. Depuis que ses filles étaient revenues du foyer conjugal, meurtries, humiliées, le tumulte intérieur qu’il contenait depuis des années avait fini par éclater. Et ce matin-là, c’est sur Aminata qu’il déversa toute l’amertume accumulée.

— C’est toi, Aminata ! s’exclama-t-il brusquement, brisant le silence comme un coup de tonnerre. C’est toi qui as insisté pour qu’elles fassent de grandes études, pour qu’elles deviennent indépendantes, pour qu’elles « choisissent leurs maris » ! Voilà le résultat ! Aucune n’est restée dans son foyer !

Aminata Ba, assise sur le vieux banc en ciment, resta figée. Ses mains nouées sur ses genoux, son regard planté au sol, elle ne répondit pas. Cela faisait des années qu’elle encaissait les colères d’Amadou. Elle avait appris à reconnaître la fatigue dans sa voix, la peur cachée sous ses mots. Mais cette fois-ci, c’était différent. Il ne criait plus par orgueil, mais par impuissance.

— Toute ma réputation est par terre, gronda-t-il encore. Les gens parlent, Aminata. Tu entends ? Ils parlent. Ils disent que mes filles sont trop gâtées, trop libres, qu’elles ont oublié la tradition. Et je dois les écouter sans broncher. Moi, Amadou Kane ! J’ai honte de sortir dans ce quartier !

— Tu crois que moi, je ne souffre pas ? murmura-t-elle enfin. Tu crois que je dors tranquille la nuit ? Mes filles sont revenues en larmes. Dieynaba, couverte de bleus. Ousseynatou, chassée sans explication. Tu veux que je me taise aussi ?

— Tu veux qu’on fasse quoi, hein ? Tu crois qu’aller pleurnicher chez eux va arranger quoi que ce soit ?

Elle se leva lentement, en silence, et attacha son foulard plus fermement. Le tissu glissa sur ses tempes blanches. Elle prit une profonde inspiration.

— Je vais aller voir sa belle-famille.

Amadou se retourna d’un bloc.

— Quoi ?

— Je vais aller chez Khalil. C’est lui que je veux entendre. Je veux qu’on me regarde en face. Qu’on me dise ce qu’on reproche à ma fille. Je ne peux plus rester là à attendre.

Il éclata d’un rire nerveux, incrédule.

— Tu oublies que tu n’as jamais mis les pieds là-bas. Tu disais que tu ne voulais pas avoir de problèmes avec sa mère. Tu te rappelles ?

— Je m’en souviens, dit-elle calmement. Je ne suis pas allée chez eux, non. J’ai voulu éviter l’humiliation, la confrontation… Mais aujourd’hui, ce n’est plus de moi qu’il s’agit. C’est de ma fille.

Elle attrapa son sac, et sans un mot de plus, elle quitta la cour. Amadou la regarda s’éloigner, les bras ballants, incapable de la retenir.

Le quartier des Almadies semblait appartenir à un autre monde. Villas bien gardées, trottoirs propres, jardins entretenus avec une régularité militaire. Aminata, en descendant du taxi, hésita un instant. Devant cette grille imposante, elle ne reconnut rien. Rien dans cette maison ne rappelait les souvenirs simples qu’Ousseynatou lui avait décrits au téléphone. C’était une demeure trop lisse, trop vaste, trop silencieuse pour porter les marques d’une vie de famille ordinaire.

Elle poussa doucement le portail. La cour était vide. Une voiture luxueuse garée à l’ombre d’un manguier. Une large porte vitrée qui brillait au soleil.

Elle frappa. Deux coups secs, puis un troisième, plus timide.

C’est Khalil qui ouvrit. Il parut d’abord surpris. Puis il reconnut immédiatement le visage.

— Bonjour… madame ?

— Aminata Ba, dit-elle posément. Je suis la mère d’Ousseynatou.

Un silence s’installa. Khalil s’écarta lentement pour la laisser entrer.

Elle avança dans le grand salon aux murs blancs et meubles en bois vernis. Tout ici semblait étouffer sous la propreté. Elle s’assit, droite, les mains croisées sur ses genoux.

— Je ne suis pas venue pour vous implorer. Ni pour faire un scandale. Je veux juste comprendre. Pourquoi ma fille a été renvoyée comme une vulgaire domestique ? Pourquoi n’a-t-elle pas eu le droit de s’expliquer ?

Khalil, embarrassé, s’assit à son tour. Il semblait fatigué. Le regard creux, les épaules lourdes.

— Je n’ai pas réfléchi. Il y a eu des photos… Des messages. Je… Je n’ai pas su réagir. Tout est allé très vite.

— Et vous avez pensé qu’elle vous trahissait ? Vous, qu’elle a choisi envers et contre tous ?

— Je ne sais plus à qui faire confiance, murmura-t-il.

Avant qu’Aminata ne puisse répliquer, des pas précipités descendirent l’escalier. Une femme apparut dans l’encadrement de la porte. Elle s’arrêta net.

Le plateau qu’elle portait glissa de ses mains et s’écrasa au sol dans un fracas de fruits éclatés.

— Aminata Ba…

Aminata tourna la tête lentement. Elle croisa les yeux de Khadija Ndiaye. Un vertige la saisit.

— Khadija ? souffla-t-elle.

Khadija, livide, ne répondit pas. Le passé venait d’entrer dans son salon, sans prévenir. Le passé, dans toute sa nudité. Dans toute sa violence.

Aminata, elle, resta droite. Silencieuse. Mais en elle, tout remontait. Les cris. La peur. Les papiers qu’elle avait dû signer. Le regard de sa fille emportée dans les bras d’une autre. Et cette autre, c’était elle. Cette femme figée devant elle. Khadija.

Un long silence s’installa. Un silence chargé d’un secret prêt à éclater.

— Je savais que ce jour finirait par arriver, murmura Aminata, sans quitter Khadija du regard.

Le portail grince légèrement, puis une valise roule sur les pavés, traînée par une main sûre, décidée. Un boubou blanc brodé d’or s’avance avec majesté dans l’allée. Le tissu ondule à chacun de ses pas. Le foulard parfaitement noué semble défier les lois de la gravité, tout comme le port de tête de celle qui s’avance.

Rosa ne cherche pas à se faire discrète. Elle marche droit vers l’entrée, suivie de trois femmes qui peinent à transporter ses bagages. L’une d’elles filme la scène avec son téléphone.

Au seuil de la villa, un domestique tétanisé ouvre la porte. À l’intérieur, le claquement sec des valises et les voix feutrées éveillent les soupçons.

— Ouvrez. Je suis chez moi désormais, annonce Rosa. La deuxième épouse d’Assane Fall.

Dans le salon, Rokhaya pose les papiers qu’elle triait. Son regard croise celui de Fatima, sur le départ. Les deux femmes échangent un bref silence, avant que les éclats de voix n’explosent depuis le perron.

Elles accourent.

Rosa les attend, un sourire insolent figé sur les lèvres.

— Bonjour tout le monde. J’espère que vous avez fait de la place. Je m’installe.

— C’est une blague ? souffle Fatima, la gorge sèche.

— Tu es tombée sur la tête ? gronde Rokhaya, déjà prête à en découdre.

Mais Rosa ne répond qu’à Fatima, plantant ses yeux dans les siens :

— Je suis la femme de ton père.

Le monde s’arrête. Le décor vacille.

Fatima se tourne vers Rokhaya, puis vers son père, qui vient d’apparaître au fond du couloir.

Assane ne dit rien.

— Dis-moi que ce n’est pas vrai, murmure-t-elle.

— Rokhaya, écoute-moi…, commence-t-il.

— TU L’AS ÉPOUSÉE ?! hurle Rokhaya. Cette fille ?! L’amie de ta propre fille ?

— Je suis une épouse légitime, coupe Rosa. Et je compte faire valoir mes droits.

La gifle de Rokhaya fuse, claque contre la joue de Rosa. Mais la jeune femme riposte aussitôt. Elles s’empoignent. Les insultes volent. Les valises roulent sur les dalles.

— Maman ! s’écrie Fatima en tentant de les séparer.

— Lâchez-vous ! crie Assane.

Fatima pousse les deux femmes, s’interpose, essoufflée.

— C’est quoi ce cauchemar ?!

Rosa remet en place son foulard, les mains tremblantes, le souffle court.

— Je suis chez moi. Je ne partirai pas.

Fatima s’éloigne lentement, les larmes plein les yeux. Elle regarde son père une dernière fois.

— Tu m’as trahie.

Et elle monte dans sa chambre sans un mot de plus.

Rosa reste debout dans le salon. La victoire a un goût amer. Les caméras sont rangées. Les valises ouvertes.

Mais tout, autour d’elle, sent la défaite.

Aïcha Gueye

Le sol de la chambre semblait fuir sous ses pieds.

Depuis que Malick avait claqué la porte, le calme apparent de la maison pesait comme une sentence. Aïcha était restée figée, le regard rivé sur le carrelage, les mains tremblantes. Elle n’avait pas bougé, même lorsque la lumière du couloir avait vacillé sous le vent.

Elle savait que l’équilibre était rompu.

Pas à cause des cris, ni à cause du silence. Mais parce qu’un soupçon avait été semé, et que ni les larmes ni les preuves ne suffiraient à l’arracher.

Assise sur le lit, elle triturait une serviette de table, la tordant entre ses doigts comme pour expulser l’angoisse. L’image d’Absa, gémissante, pliée en deux, la hantait. Puis celle de Khar, droite comme une ombre dans le salon, affirmant que le jus venait d’elle. Et enfin celle de Malick, qui n’avait rien dit. Rien.

Même pas un regard.

La solitude était devenue une présence palpable.

— Je n’ai rien fait, souffla-t-elle, comme pour s’en convaincre elle-même. Je n’ai rien mis dedans. Juste du bissap, un peu de sucre, rien d’autre…

Ses paroles s’évanouirent dans la chambre vide. Seul un filet d’air passait par la fenêtre entrouverte, soulevant à peine le rideau beige. Elle aurait voulu crier, hurler son innocence, secouer la maison entière pour qu’on entende son cœur battre encore. Mais elle n’en avait plus la force.

Quelque chose s’était cassé.

Pas leur mariage. Pas encore. Mais cette certitude qu’il finirait toujours par la croire, qu’il l’aimerait plus que les insinuations. Cette croyance-là avait disparu.

La nuit avançait, incertaine.

Elle se leva avec lenteur, comme si ses jambes pesaient une tonne, et marcha jusqu’à la salle de bain. Le miroir renvoya une image qui ne lui appartenait plus : une femme fatiguée, les traits tirés, les yeux cernés. Une femme qui n’avait plus rien d’une épouse heureuse.

Elle ouvrit le robinet. L’eau glacée mordit sa peau. Elle se pencha pour se rafraîchir le visage, mais une nausée la prit soudain, brutale. Elle se redressa d’un coup, haletante, la main sur la bouche.

Elle resta un moment ainsi, appuyée contre le lavabo, le souffle court. Puis elle s’assit lentement sur le sol carrelé, et la pensée s’imposa. Comme une claque.

Elle compta les jours.

Et le vertige revint.

Le lendemain, elle se rendit seule à la clinique. Sans prévenir personne. Ni Malick, ni sa mère, ni même ses amies. Juste elle. Et cette peur sourde au creux du ventre.

Dans le cabinet médical, les minutes s’étirèrent comme des heures.

Le docteur tourna l’écran de l’échographie vers elle.

— Vous êtes enceinte de six semaines.

Le monde cessa de tourner.

Aïcha sentit ses lèvres remuer sans son. Une émotion étrange lui traversa le corps. Pas une joie nette. Pas encore. Plutôt un mélange d’étonnement, de soulagement, et d’un chagrin neuf, immense.

— Six semaines ? répéta-t-elle comme dans un rêve. Mais… je croyais que…

— C’est un début de grossesse tout à fait normal. Le cœur bat bien. Tout va bien.

Tout va bien.

Le médecin disait cela, mais comment tout pouvait-il aller bien alors que l’homme qu’elle aimait ne voulait plus la voir ? Qu’il doutait d’elle ? Qu’il la traitait comme une menace ?

Le retour chez elle fut silencieux.

Assise dans le taxi, elle gardait une main posée sur son ventre, comme pour se raccrocher à une vérité. C’était là, vivant, fragile, inattendu. Un enfant. Son enfant.

Elle ne savait pas si elle le garderait. Elle ne savait pas si elle en avait la force.

Mais elle savait une chose : ce bébé n’avait rien à voir avec les soupçons, les guerres d’ego, les mensonges d’Absa ou les regards accusateurs de Khar. Ce bébé était une promesse. Une lumière minuscule dans un monde d’ombres.

Elle entra chez elle. La maison semblait figée, comme un décor abandonné.

Aïcha s’enferma dans la chambre, s’assit sur le bord du lit, et posa la paume sur son ventre, doucement.

— Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, murmura-t-elle, les yeux embués. Mais je te jure une chose : tu ne porteras pas la douleur que j’ai portée. Pas ma solitude. Pas mes silences. Tu seras aimé. Même si je dois t’aimer seule.

Un battement, quelque part, répondit dans sa poitrine.

Un rythme neuf. Une force nouvelle.

Elle releva la tête.

Et dans ce monde où elle avait été jugée sans appel, elle se promit de rester debout.

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