Episode 24 -Chemins retrouvés

Le téléphone de Malick vibra sur la table, brisant le silence de son appartement en désordre. Il jeta un œil à l’écran, surpris. Le nom qui s’affichait, il ne s’y attendait pas : Maman Aïcha.
Il hésita. Puis décrocha.
— Allô ? Bonjour, maman…
La voix de la mère d’Aïcha était posée, mais grave, comme si elle pesait chacun de ses mots.
— Malick. J’espère que je ne te dérange pas.
— Non, pas du tout. Est-ce qu’Aïcha va bien ?
Un silence. Puis :
— Elle m’a parlé… de sa grossesse.
Malick resta muet. Il sentit son cœur se resserrer dans sa poitrine.
— Elle m’a dit que tu ne savais pas encore. Mais je la connais, Malick. Je sais quand elle souffre en silence. Et cette fois, elle est décidée à avancer sans toi.
Il inspira lentement.
— Elle a raison, murmura-t-il. Je l’ai déçue. J’ai détruit ce qu’on avait de plus précieux.
— Ce que tu as détruit, tu peux peut-être le réparer. À condition de venir en homme. Pas pour te justifier. Pas pour te défendre. Mais pour lui montrer que tu es capable de rester debout, même quand tout vacille.
Malick hocha la tête, les yeux embués.
— Je suis prêt à faire ce qu’il faut. Je l’aime encore. Et je veux être là… pour elle, pour cet enfant.
— Alors viens. Elle est à la clinique. Pour une échographie. Tu n’auras peut-être pas d’autre occasion.
La voix de la mère s’adoucit légèrement.
— Tu sais, malgré tout, je ne souhaite pas que ma fille élève un enfant dans la colère. Va lui parler. Et écoute-la. Elle seule peut décider de la suite.
Il serra le téléphone contre son oreille, les yeux fermés.
— Merci, maman. Merci de me laisser une chance.
— Ne la gâche pas, Malick. C’est tout ce que je te demande.
Et la ligne se coupa doucement, comme une promesse suspendue.
Le hall de la clinique résonnait à peine sous les pas feutrés des visiteurs. Malick traversa l’espace d’accueil sans s’arrêter, guidé par une seule pensée, un seul visage.
Aïcha.
Devant la porte du service d’échographie, il la vit. Assise, seule, le dos droit, les mains croisées sur son ventre arrondi. Une force tranquille, mais fragile. Une femme debout dans l’épreuve.
Il s’approcha lentement, comme on approche un sanctuaire.
— Aïcha…
Elle tourna la tête. Leurs regards se croisèrent. Il lut dans ses yeux la blessure encore vive, mais aussi une paix nouvelle, plus grande que la colère.
— Tu n’étais pas obligé de venir, dit-elle d’une voix calme.
— Je sais. Mais je voulais être là. Pour toi. Pour vous.
Elle ne répondit pas. Un silence s’installa, dense.
— Je suis désolé, Aïcha. Pas seulement pour les erreurs… mais pour le silence. Pour cette lâcheté qui m’a éloigné de toi, alors que je n’aurais jamais dû partir.
Elle baissa les yeux. Ses doigts froissèrent distraitement le tissu de sa robe.
— Ce n’est pas à moi que tu dois parler aujourd’hui, Malick, dit-elle doucement. C’est à eux.
Elle posa la main sur son ventre.
— Moi, je me suis déjà relevée.
À ce moment précis, une infirmière ouvrit la porte.
— Madame Gueye ? C’est à vous.
Aïcha se leva, prête à entrer seule. Mais, avant de franchir le seuil, elle se retourna.
— Tu veux voir ? demanda-t-elle, presque dans un souffle.
Malick acquiesça, ému, la gorge nouée.
Ils entrèrent ensemble.
La salle d’échographie baignait dans une lumière pâle, presque tendre. L’écran s’anima, et le médecin, concentré, guida la sonde sur le ventre d’Aïcha.
— Voilà… les battements sont très bons.
Puis, après un instant :
— Deux sacs amniotiques. Deux fœtus.
Il sourit.
— Ce sont des jumeaux.
Aïcha eut un léger sursaut. Ses yeux s’emplirent de larmes. Malick, lui, resta figé, comme traversé par un vertige.
Deux fils.
Deux chances de réparer. Deux éclats d’avenir.
— Merci, murmura-t-il. Merci de m’avoir laissé vivre ça.
Elle ne répondit pas. Mais dans le silence de cette pièce, dans le battement double sur l’écran, quelque chose de neuf se formait. Quelque chose qui n’avait pas encore de nom. Peut-être une deuxième chance.
Malick sortit de la clinique le cœur bousculé, encore chamboulé par le battement fragile de ces deux vies qu’il avait vues danser à l’écran. Il marcha sans but dans le parking baigné de chaleur, incapable de monter dans sa voiture. Tout en lui vacillait : la honte, le regret, l’amour, la peur.
Il s’arrêta sous un arbre, sortit son téléphone, puis hésita longuement. Ses doigts tremblaient un peu en composant le numéro.
— Allô ? fit la voix de sa mère à l’autre bout du fil, étonnée.
— Maman…
Elle perçut immédiatement dans son ton cette chose rare chez lui : la gravité.
— Malick ? Qu’est-ce qu’il y a ? Il s’est passé quelque chose ?
Il inspira profondément, les yeux fermés.
— Je sors de la clinique. Aïcha… elle attend des jumeaux, maman.
Un silence.
— Deux ?… répéta-t-elle, bouleversée.
— Oui. Et j’ai failli passer à côté d’eux. À cause de mes erreurs. À cause de ton silence aussi.
Elle s’apprêtait à répondre, mais il l’arrêta doucement.
— Je ne t’appelle pas pour te juger. Mais pour te demander une chose. Va la voir, maman. Va la voir et demande-lui pardon. Parce que cette femme t’a toujours respectée. Et parce qu’elle porte mes enfants. Les tiens, aussi.
Elle murmura, émue :
— Tu veux que j’aille chez elle… maintenant ?
— Si tu attends, il sera trop tard. Elle t’a aimée, tu sais. Elle a seulement voulu être heureuse, pas voler l’honneur de personne. Va la voir. Dis-lui ce que ton cœur te dicte. Même si c’est maladroit. Même si c’est trop peu, trop tard. Va, maman.
Un long silence s’installa. Puis, d’une voix douce, presque brisée :
— Je vais y aller, Malick. Je vais y aller. Et j’espère qu’elle m’ouvrira la porte.
Il hocha la tête, même si elle ne pouvait le voir.
— Merci.
Et quand il raccrocha, pour la première fois depuis des semaines, un peu d’apaisement glissa dans ses veines.
Aïcha n’avait pas bougé depuis des heures. Elle était rentrée de la clinique avec un calme étrange, presque fragile. À l’intérieur, tout semblait suspendu : les meubles, les murs, sa respiration. Même les battements dans son ventre paraissaient ralentis.
Elle caressait doucement ce ventre qu’elle apprenait à apprivoiser. Deux vies. Deux fils. Deux promesses dans un monde où la sienne avait vacillé.
Elle repensait à l’échographie, aux mots sobres du médecin, au visage de Malick figé d’émotion. Il n’avait pas pleuré. Mais elle avait vu dans ses yeux une sorte de tremblement qu’elle ne lui connaissait pas. Il n’avait rien dit de plus. Elle non plus.
Ils s’étaient tus comme deux étrangers qui se retrouvent après un naufrage.
Un bruit à la porte la tira de ses pensées.
Elle se leva, le cœur serré. Ce n’était pas Malick. Elle en était certaine. Il n’aurait pas frappé ainsi.
Elle ouvrit.
Et découvrit sa belle-mère.
Son visage avait perdu sa superbe d’autrefois. Dans ses bras, une boîte en carton, recouverte d’un tissu brodé. Elle semblait lourde de silence et de choses non dites.
— Aïcha…
La voix était rauque, plus basse qu’à l’accoutumée.
— Je sais que je n’ai pas le droit d’être là. Que je t’ai fait trop de mal. Mais je viens comme une mère. Pas seulement celle de Malick… mais celle de ces enfants que tu portes.
Aïcha ne répondit pas. Elle laissa son regard flotter entre les mains ridées de la vieille femme et la boîte qu’elles tenaient comme un trésor.
— Je n’ai pas su t’accepter, continua la vieille femme. Je t’ai jugée, rejetée, méprisée parfois… Et pourtant, aujourd’hui, je suis venue humblement. Ce que j’ai dit, je ne peux pas l’effacer. Mais je peux te dire pardon. Et je peux te promettre une chose : si tu me laisses entrer dans la vie de ces enfants, je les aimerai. Je les aimerai sans condition.
Elle déposa la boîte à terre, près des pieds d’Aïcha.
— Je t’en supplie… ne me prive pas de cette chance. Pas pour moi. Pour eux.
Aïcha sentit un nœud se former dans sa gorge. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle les refusa. Pas encore. Pas cette fois.
Elle baissa les yeux vers la boîte. À travers le tissu entrouvert, elle aperçut un bonnet en laine blanche, des chaussons tricotés, un boubou minuscule, soigneusement plié. Des gestes de tendresse muette. De regrets offerts à demi-mots.
Elle releva enfin les yeux.
— Ce pardon… dit-elle lentement, ce ne sera pas pour vous. Ce sera pour eux.
Un silence. Et puis, sans rien ajouter, elle ouvrit la porte plus largement.
Mère Astou entra. Sans bruit. Sans triomphe. Juste avec le poids de ce qu’elle n’avait pas su dire plus tôt.
L’air sentait le désinfectant, le coton propre et quelque chose d’indéfinissable : l’attente, peut-être.
Fatima était éveillée.
Allongée, le regard fixé au plafond, elle ne clignait presque pas des yeux. Elle ne dormait plus, mais elle ne vivait pas encore tout à fait. Il y avait en elle cette étrange suspension des heures, ce moment où le corps se souvient qu’il appartient à la vie, mais où l’âme ne sait plus très bien à quel monde elle appartient.
Les derniers jours s’étaient mêlés dans sa mémoire comme un rêve fébrile : les visages penchés sur elle, les voix étouffées, des noms qu’on murmurait à son chevet. Et au centre de tout cela, un silence. Le sien.
Un petit coup discret à la porte la tira de sa léthargie.
— Entrez, dit-elle dans un souffle à peine audible.
La porte s’ouvrit, et un homme pénétra dans la pièce. Il n’avait rien d’imposant, pourtant sa présence imposait le calme. Grand, la trentaine élégante, un visage doux mais attentif, il portait une blouse blanche qui semblait fraîchement repassée.
— Bonjour, mademoiselle Fall, dit-il d’une voix posée. Je suis le docteur Mamadou Faye. On m’a confié votre suivi post-opératoire.
Fatima le regarda sans répondre, les paupières lourdes, le front légèrement plissé. Elle hocha la tête. Ce n’était pas de la méfiance, mais un reste de fatigue, un réflexe de recul.
— Vous avez bien récupéré, poursuivit-il en consultant sa tablette. Vos constantes sont bonnes. Vous êtes en sécurité ici.
Elle détourna les yeux.
— J’ai eu un accident ? demanda-t-elle, même si elle connaissait déjà la réponse.
— Un choc, oui. Mais vous êtes forte. Très forte, à ce que montrent vos analyses. Et… à ce que dit votre regard.
Elle le fixa, surprise.
— Mon regard ?
Il haussa les épaules avec un sourire doux.
— Il y a deux types de patients, mademoiselle Fall. Ceux qui demandent à guérir, et ceux qui se battent en silence. Vous êtes de ceux-là, je crois.
Fatima resta un instant figée. Ce qu’il disait touchait une corde sensible. Depuis l’enfance, elle avait appris à tout affronter sans bruit. À contenir. À dissimuler. Même ses douleurs les plus profondes, elle les avait toujours rangées dans des silences bien ordonnés.
— Ce que je ressens… personne ne le voit, murmura-t-elle.
— Moi, je ne cherche pas à voir, répondit-il calmement. Je suis là pour vous accompagner. Pas pour vous sonder.
Il referma le dossier, le posa sur la tablette roulante.
— Si vous avez besoin de parler, je reviendrai dans la journée. Si vous voulez juste du silence, je respecterai cela aussi.
Il s’apprêtait à sortir quand elle l’appela doucement :
— Docteur Faye ?
Il se retourna.
Elle hésita, puis souffla :
— Merci. De ne pas me regarder comme… un problème.
Il hocha lentement la tête, avec un sourire discret.
— Vous n’êtes pas un problème. Vous êtes une jeune femme en convalescence. Une histoire en train de se réécrire. Et peut-être… une promesse.
Puis il sortit, sans faire de bruit.
Fatima ferma les yeux, bouleversée.
Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit vue. Non pas jugée, ni sauvée. Juste vue.
Et c’était déjà immense.