Deux lunes, Un ciel E25

Episode 26 -Quand l'amour s'apprend encore

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Assise seule sur un banc ,Ousseynatou fixait un bougainvillier décharné dont les pétales jonchaient la terre rouge.

Elle semblait calme. Mais en elle, c’était la tempête. Le souffle court, les pensées éclatées. Tout ce qu’elle croyait de sa vie venait de voler en éclats. Son père… n’était pas son père. Sa sœur… celle qu’elle avait crainte, jalousée, défiée si longtemps… était sa jumelle.

Et Khalil…

Elle entendit ses pas avant de le voir. Des pas hésitants, presque désolés. Il s’approcha en silence, puis s’arrêta à quelques mètres. Dans ses yeux, il y avait autre chose qu’autrefois. Un mélange de remords, d’humilité… et de cet espoir tenace qu’on n’ose plus nommer.

— Je peux m’asseoir ? demanda-t-il doucement.

Elle haussa les épaules, sans détourner le regard du bougainvillier.

Il s’installa à ses côtés, à une distance prudente, respectueuse.

— Je t’ai cherchée dans tout l’hôpital, murmura-t-il. Je voulais te voir. Te parler.

Elle ne répondit pas.

— Ce que tu as découvert aujourd’hui… ce que vous avez découvert… c’est inimaginable.

Il marqua une pause. Sa voix était basse, presque brisée.

— Et pourtant, malgré tout, je suis là. Je suis là parce que je t’aime, Ousseynatou. Rien de ce que j’ai appris ne change ça.

Elle tourna lentement la tête vers lui. Ses yeux luisaient d’une clarté sombre, presque douloureuse.

— Rien ne change ça ? Vraiment ?

— Oui. Tu es celle que j’ai choisie. Celle que j’ai attendue. Celle que j’ai blessée, je le sais… mais que je veux retrouver.

Elle inspira longuement. Ses bras se croisèrent, comme pour retenir ce qui menaçait de jaillir.

— Tu sais ce qui a changé, Khalil ? Ce n’est pas l’amour. C’est la réalité.

Elle se leva, lentement, droite dans la lumière déclinante.

— Fatima est ma sœur jumelle. Du même sang. Du même ventre. Et sans le savoir, on a grandi dans deux mondes contraires. Deux silences. Deux solitudes. Et on a aimé le même homme. Toi.

Khalil se leva aussi, le regard chargé.

— Je ne l’ai jamais aimée comme je t’aime. Ce qu’il y avait entre elle et moi, c’était…

— Une illusion, je sais. Peut-être même une erreur. Mais une erreur bâtie sur un mensonge… et ce mensonge, on le porte toutes les deux.

Elle le fixa. Ses traits étaient calmes, mais intransigeants.

— Tu as été son fiancé. Tu l’as embrassée. Tu as cru que c’était elle. Et moi, je ne peux pas vivre dans cette ombre-là. Je ne veux pas.

Il fit un pas vers elle.

— Ce que je ressens pour toi est unique. Rien ne peut l’éteindre.

Elle recula.

— Moi, si. Je peux l’éteindre. Par survie.

Un silence s’installa. Dense. Définitif.

— Ce n’est pas par orgueil que je te refuse, Khalil. C’est par dignité. Par lucidité. J’ai connu trop de silences, trop d’effacements. Aujourd’hui, je ressens une immense gratitude. Pas envers toi. Envers la vie. Parce qu’elle m’a rendue à moi-même. À ma sœur. À ma vérité.

Elle leva les yeux vers le ciel teinté d’orange et de poussière.

— Et je veux la vivre, cette vérité. Entièrement. Sans confusion. Sans honte. Et surtout… sans triangle.

Khalil sentit une faille s’ouvrir en lui. Il comprit qu’il ne pourrait plus recoller ce qui avait été brisé.

— Alors… c’est fini ? souffla-t-il.

Elle le regarda une dernière fois. Son visage était doux. Mais sa décision, inébranlable.

— Non, Khalil. Ce n’est pas une fin. C’est un commencement. Pour moi.

Et elle s’éloigna.

Le vent balaya les pétales morts du bougainvillier.

Khalil resta là. Seul. Le monde autour de lui, pour la première fois, vraiment vide.

Khadija Ndiaye, drapée dans un grand boubou ivoire, sirotait son verre d’un geste calculé, la jambe élégamment croisée, le regard perdu dans le vide comme si elle contemplait une victoire intérieure. Mais sous le vernis, tout n’était que tension. Depuis plusieurs jours, les fondations de son empire craquelaient. Et elle le savait.

La porte d’entrée s’ouvrit sans fracas.

Elle ne bougea pas.

Des pas d’homme résonnèrent dans le couloir. Mesurés. Sûrs. Puis la voix de Babacar Diouf fendit le silence comme une lame :

— Tu es seule ?

Elle leva lentement les yeux. Il était là, le visage tiré mais déterminé, vêtu d’un costume clair, sans cravate, comme un homme venu dire l’essentiel. Il ne s’assit pas tout de suite. Ne retira pas sa veste. Il la fixa longuement, puis avança jusqu’au fauteuil en face.

— Tu rentres donc sans prévenir maintenant ? lança-t-elle, un peu trop sèchement.

Il ne répondit pas à la pique. Il avait l’air étrangement calme. Plus calme qu’elle ne l’aurait voulu.

— J’ai quelque chose à t’annoncer, Khadija.

Elle arqua un sourcil, posa lentement son verre sur la table basse.

— Je t’écoute.

Un battement. Puis il lâcha, d’une voix tranquille :

— Je me suis marié.

Elle eut un petit rire sec, sans joie.

— Tu te répètes, Babacar. Je suis déjà ta femme.

Il secoua la tête.

— Plus maintenant. Du moins, plus seulement. J’ai épousé Ndeye Marie.

Le silence fut immédiat. Massif. Le bissap sembla tourner dans son verre.

Elle pâlit.

— La… gouvernante ?

Il hocha la tête.

— La femme qui a pris soin de cette maison plus que toi. Qui a connu nos enfants dans leurs heures vraies. Qui a essuyé les larmes que tu ignorais, rattrapé les absences que tu justifiais. Oui. Cette femme-là. Elle est aujourd’hui ma femme.

Khadija resta figée. On eût dit qu’une gifle venait de traverser la pièce.

— Tu oses… me dire cela, sans honte ? me l’imposer comme une vérité anodine ?

Il ne répondit pas. Se contenta de se lever, lentement, avec cette gravité douce qui rendait son silence plus tranchant que n’importe quelle parole. Puis il sortit.

Un souffle. Une bourrasque. Puis… un pas nouveau.

Ndeye Marie entra dans le salon.

Elle n’avait rien de spectaculaire. Un pagne sobre, un chemisier blanc repassé à la perfection. Ses cheveux tirés en chignon, son visage lisse, paisible, presque humble. Mais ce calme n’était plus celui d’une domestique. C’était celui d’une femme qui n’avait plus à se justifier.

— Khadija, dit-elle simplement.

Khadija leva les yeux, lentement. L’élégance sur le bord du précipice. Le masque encore intact, mais déjà fêlé.

— Ndeye Marie… Tu es bien audacieuse, ces temps-ci. Entrer ici sans prévenir. Sans frapper. Tu oublies ta place ?

Un sourire fin effleura les lèvres de Ndeye Marie.

— Je n’ai rien oublié, Khadija. Je connais exactement ma place. Je suis l’épouse de Babacar Diouf. Ta coépouse. Et cette maison… est aussi la mienne désormais.

Le mot éclata dans l’air comme une gifle. Coépouse.

Khadija se redressa, outrée, les doigts serrés sur les accoudoirs.

— Tu oses… te mettre sur le même plan que moi ?

— Je ne me mets nulle part, répondit Ndeye Marie. C’est ton mari qui m’a placée là. Ce n’est ni par calcul, ni par revanche. C’est lui qui a choisi. Lui qui est venu. Libre. Lassé.

Khadija frémit.

— Lassé ? Tu crois pouvoir rivaliser avec ce que j’ai été pour lui ? Ce que je suis ? Moi, Khadija Ndiaye ? Première épouse. Reconnue. Respectée. Ancrée dans l’histoire et les alliances.

— Justement, répondit Ndeye Marie avec douceur. Tu es tout cela. Mais tu es devenue tout cela seule. Loin de lui. Loin de la tendresse. Tu as fait de ton nom un mur. De ton rang une prison. Et Babacar… il cherchait juste une porte.

Elle avança d’un pas. Droite. Calme.

— Je n’ai pas volé son amour. Je l’ai accueilli. Quand il est venu, usé, blessé, fatigué. Et moi, je l’ai écouté. Je l’ai aimé… sans stratégie. Sans menace. Sans attente.

Khadija voulut répliquer, mais ses mots se perdirent dans sa gorge.

— Tu peux refuser de me voir comme ton égale, poursuivit Ndeye Marie. Tu peux me haïr, m’insulter, me mépriser. Ça ne changera rien. Je suis ici. Légalement. Dignement. Et je ne suis plus ta servante. Je suis ta coépouse. Et tout ce que je demande… c’est le respect que cela implique.

Khadija tremblait. De rage. De honte. De solitude, peut-être.

— Tu ne seras jamais mon égale, siffla-t-elle. Tu peux t’habiller comme moi. Manger à ma table. Dormir sous mon toit. Tu resteras… celle qui m’apportait le café.

Le regard de Ndeye Marie se durcit. Mais elle ne haussa pas le ton.

— Peut-être. Mais moi, je n’ai jamais eu besoin d’écraser quelqu’un pour me sentir debout. Et Babacar… il a vu ça. C’est pour ça qu’il est venu.

Elle recula d’un pas. Lente. Majestueuse à sa manière.

— Tu as perdu ton mari, Khadija. Mais pas à cause de moi. À force de regarder tout le monde de haut… tu n’as pas vu qu’il s’éloignait, lui aussi.

Elle tourna les talons.

Et quand elle quitta la pièce, ce ne fut pas en domestique. Ce fut en reine.

La nouvelle.

Dans le royaume ancien.

Rosa, allongée sur la table d’examen, fixait l’écran avec appréhension. À ses côtés, Assane se tenait droit, les bras croisés, le regard fixé sur le médecin, comme s’il s’apprêtait à entendre le verdict d’un tribunal.

Le médecin, un homme d’une cinquantaine d’années à la voix posée, déplaçait lentement la sonde sur le ventre de Rosa. Un petit battement se fit entendre, régulier, net. Il jeta un coup d’œil à l’écran, puis à son dossier, avant de se redresser légèrement.

— Tout va bien, rassura-t-il. Le fœtus est en bonne santé. Félicitations.

Un mince sourire se dessina sur les lèvres de Rosa, fragile comme une feuille au vent. Mais le médecin ne s’arrêta pas là.

— D’après les mesures et le développement, nous sommes à environ douze semaines de grossesse.

Le cœur de Rosa rata un battement. Douze semaines.

Assane cligna des yeux.

— Vous êtes sûr ? interrogea-t-il, la voix un peu plus sèche.

— Oui, tout à fait. Trois mois environ. Ce genre de datation est assez précis à ce stade.

Le silence qui suivit fut plus lourd que l’air lui-même. Rosa ne disait rien. Assane la regardait, les mâchoires contractées, les yeux brûlants de doutes.

— Merci, docteur, dit-il en se levant brusquement.

— Je vous laisse quelques minutes, conclut le médecin, refermant doucement la porte derrière lui.

Assane ne dit pas un mot. Il sortit le premier de la salle, le pas vif, la respiration hachée. Rosa descendit lentement de la table, l’estomac noué, la gorge sèche. Elle savait. Ce qu’elle redoutait venait de tomber, brutalement.

Trois mois. Et leur mariage… n’avait que deux mois.

Ce n’était plus une erreur. C’était une révélation. Et elle allait devoir affronter la tempête.

Assane claqua la portière sans ménagement. Son visage était fermé, les traits durs comme s’il s’était enfermé lui-même dans un mur de silence. Rosa monta à son tour, sans un mot, les mains jointes sur son ventre, comme si elle espérait encore y protéger quelque chose. La voiture démarra, mais il ne mit pas la radio. Le moteur seul faisait vibrer l’habitacle, entrecoupé du souffle nerveux d’Assane.

Ils roulèrent quelques minutes dans un mutisme tendu, jusqu’à ce qu’il gare brusquement la voiture en bordure de route, à l’ombre d’un vieux neem.

Il coupa le contact.

Tourna lentement la tête vers elle.

— Trois mois… murmura-t-il d’une voix basse, contenue.

Rosa ne répondit pas. Elle serrait son sac si fort que ses phalanges blanchissaient.

— Trois mois, Rosa. Et notre mariage en a deux.

Un silence.

Puis la colère monta, rapide, impitoyable.

— Tu te moques de moi ?! Tu me prends pour un imbécile ? Tu pensais que je n’allais pas faire le calcul ?!

— Assane… je peux t’expliquer.

— M’expliquer quoi ? Que tu étais enceinte d’un autre homme quand je t’ai épousée ? Que tu as souri, juré fidélité, alors que tu portais déjà un mensonge ?

— Ce n’était pas prévu… C’était un accident. Un moment de faiblesse. Avant notre mariage. Un seul soir. J’étais perdue, seule. Tu t’étais éloigné de moi, tu ne me donnais plus aucune nouvelle, j’ai cru que tu m’avais oubliée…

— Et tu es allée te consoler dans les bras d’un autre ? lança-t-il, les poings crispés sur le volant. Et ce que tu portes là… c’est son enfant ?

Elle se tourna vers lui, les larmes montant.

— Je ne sais pas. Peut-être… peut-être que oui. Mais je n’ai jamais cessé de t’aimer, Assane. C’est toi que j’ai voulu épouser. Toi que j’ai choisi.

— Tu m’as choisi… avec un ventre qui ne m’appartenait déjà plus.

Il se détourna, frappant le volant du plat de la main.

— Tu m’as trahi, Rosa. Tu m’as sali.

— Je t’en supplie, ne dis pas ça…

— Je ne peux pas accepter ça. Je ne peux pas accepter d’élever l’enfant d’un autre en croyant qu’il est le mien. Ce n’est pas ce que j’ai promis à Dieu. Ce n’est pas ce que j’ai promis à moi-même.

Elle éclata en sanglots.

— Tu vas me répudier… ?

Il tourna lentement la tête vers elle, ses yeux noirs de colère et de douleur mêlées.

— Si je t’écoutais maintenant, oui. Mais je veux réfléchir. Parce que je ne suis pas seulement un homme blessé. Je suis un homme qui croyait à l’amour, Rosa. Et toi, tu viens de le piétiner.

Il rouvrit la portière, l’air suffocant dans l’habitacle.

— Je vais marcher. Je veux être seul.

Il sortit, claqua la porte.

Rosa resta là, recroquevillée, une main sur son ventre.

Et ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps, elle eut peur. Non pas pour elle. Mais pour l’enfant qu’elle portait, et qui n’avait rien demandé

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