Deux lunes, Un ciel E26

Episode 26 - Entre les murs du cœur

Aminata se recula pour les laisser entrer. Babacar s’inclina avec respect devant elle, puis prit place sans un mot. Le salon était modeste, mais portait cette dignité silencieuse des maisons habitées par des femmes fortes.

Assane resta debout un instant, comme s’il cherchait ses mots dans l’air.

— Je ne suis pas venu avec des promesses ni des justifications. J’ai failli. Envers Aminata. Envers ma fille. Et envers vous, Amadou. Vous avez porté une responsabilité qui était la mienne. Et je n’en ai pris conscience que trop tard.

Il tourna un instant les yeux vers la fenêtre, puis reprit :

— Je n’ai jamais su qu’elle était enceinte. Si je l’avais su… peut-être que tout aurait été différent. Mais je sais que les regrets ne bâtissent rien. Alors je viens vous dire merci. Pour chaque repas partagé. Pour chaque douleur apaisée. Pour chaque jour où vous avez traité Ousseynatou comme votre propre fille.

Amadou ne répondit pas tout de suite. Puis il se leva lentement, s’approcha, et posa une main ferme sur l’épaule d’Assane.

— Je ne l’ai pas traitée comme ma fille. Elle est ma fille.

Assane acquiesça d’un signe lent.

— Je comprends. Et je le respecte.

À ce moment, Ousseynatou entra, attirée par le murmure des voix. Son regard passa d’un homme à l’autre, puis se posa sur Babacar, qui lui sourit avec une affection paternelle.

— Tu tombes bien, dit-il en se levant. On parlait de toi.

Elle haussa un sourcil, méfiante.

— Encore des secrets ?

— Non. Plus maintenant. Juste des cœurs qui essaient de guérir. Et un père qui voulait dire merci. Et un autre vieil ami qui… aimerait te faire une requête.

Elle croisa les bras.

— Je t’écoute.

Babacar s’approcha, baissa légèrement la voix, comme on parle à une nièce chère.

— Ousseynatou, je ne suis pas là pour juger. Tu as traversé l’indicible. Mais je veux te parler de Khalil.

Elle serra la mâchoire. Il le vit. Mais continua doucement.

— Ce garçon a fait des erreurs. Trop. Mais il t’aime. Et il souffre de ton absence. Par orgueil, il ne dira peut-être pas tout ce qu’il ressent. Mais je sais qu’il t’attend. Et je sais surtout que tu l’aimes, toi aussi.

— Ce n’est pas si simple, murmura-t-elle.

— Rien ne l’est, répondit Babacar. Mais parfois, il suffit d’un seul pas pour ouvrir une porte. Je ne te demande pas d’oublier. Je te demande de réfléchir. À ton bonheur. Pas au passé, pas à la colère, mais à ce que tu veux pour demain.

Un silence. Long. Dense.

Puis elle se tourna vers Amadou.

— Papa, tu penses que je devrais rentrer chez lui ?

Amadou lui sourit, un peu triste, mais plein de tendresse.

— Je pense que tu devrais aller là où ton cœur bat sans peur.

Aminata ajouta doucement :

— Tu ne lui dois rien. Mais si tu l’aimes encore… alors donne-lui une chance de réparer.

Ousseynatou ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, quelque chose avait changé dans son regard. Moins de douleur. Un peu plus de lumière.

— Je vais rentrer, dit-elle. Mais pas pour lui faire plaisir. Pour moi. Parce que j’ai le droit de recommencer. Et parce que je ne veux plus fuir ce que je ressens.

Assane soupira, soulagé. Babacar hocha la tête, le cœur allégé.

Et Amadou, du fond du salon, murmura :

— C’est ainsi que les filles deviennent femmes.

Les bureaux de BD Auto vibraient d’une activité feutrée, presque élégante. Le jour déclinait doucement derrière les baies vitrées, projetant des ombres longues sur le sol poli. Dans le bureau du directeur général, tout était calme — un calme de fin d’orage, dense d’une tension douce.

Dieynaba Kane était assise en face de Mamadou, concentrée sur sa tablette, le regard absorbé, les doigts légers. Vêtue d’un tailleur crème à la coupe impeccable, elle avait cette grâce naturelle que rien ne forçait. Sa voix, lorsqu’elle parlait, était posée, nuancée, sans fioritures. Elle avait commencé comme stagiaire, des mois plus tôt. Elle était devenue bien plus qu’une collaboratrice : une présence qui avait déplacé les lignes de la solitude.

Mamadou Samb l’observait, sans s’en cacher. Depuis qu’elle avait posé le pied dans sa vie, il s’était surpris à écouter le silence, à attendre des battements qui ne venaient pas de son agenda. Il avait changé — ou plutôt, il s’était retrouvé.

— Tu fais quoi ce soir ? demanda-t-il doucement, presque distrait.

Elle releva les yeux, un peu surprise.

— Rentrer, je crois… Pourquoi ?

Il se leva, contourna lentement son bureau, et vint s’adosser à la table juste devant elle.

— Et si on dînait ensemble ? Pas pour parler du travail. Juste… toi et moi.

Elle hésita, mais un sourire, subtil comme une éclaircie, vint fendre son visage.

— D’accord.

Il s’approcha, sa voix plus basse, comme pour ne pas troubler l’instant.

— Tu sais que tu comptes beaucoup pour moi, n’est-ce pas ?

Elle baissa les yeux. Il prit sa main, doucement.

— Je vais aller voir ton père.

Elle se figea, les lèvres entrouvertes.

— Quoi ?

— Je veux faire les choses bien, Dieynaba. Tu n’es pas une rumeur d’open space. Tu n’es pas une distraction. Je veux t’épouser. Proprement. Officiellement.

Elle resta figée. Une seconde. Deux.

— Tu es… sérieux ?

— Plus que jamais.

Elle sentit son cœur battre un peu plus vite. Ce qu’elle lisait dans ses yeux, ce n’était ni l’envie, ni la conquête. C’était une promesse.

— Mon père est… exigeant. Et je ne suis pas sûre qu’il t’ait jamais apprécié.

— Alors je le gagnerai. Je suis un homme entier. Et tu es la première à me faire poser les armes.

Elle se leva à son tour. Ils étaient face à face, presque à se toucher.

— Et si je te dis que j’ai peur ?

Il entoura son visage de ses paumes.

— Alors je marcherai à ton rythme. Mais je ne reculerai pas.

Elle sourit, les yeux brillants.

— Alors va le voir, Samb. Et bon courage.

Il rit. Un rire léger, sincère, amoureux.

Et dehors, le monde continua de tourner, sans bruit.

Dans la maison des Kane, la chambre d’amis s’était muée en chambre de convalescence. Fatima, drapée dans un châle beige, était assise au bord du lit. Le regard perdu dans le vide, elle semblait écouter quelque chose en elle — un bruit ancien, peut-être la voix de l’enfant qu’elle avait été.

Ousseynatou, debout devant elle, cherchait ses mots. Il y avait entre elles un silence plus fort que les rancunes. Celui des vérités qui cherchent un passage.

C’est Fatima qui parla la première.

— Ousseynatou… Je voulais te demander pardon. Pour les mots qui ont blessé, pour les gestes qui ont humilié. Pour ma jalousie surtout… Elle m’a rendue aveugle. Je n’ai pas d’excuse. Seulement des regrets.

Elle inspira longuement.

— Je te voyais si admirée, si droite… Je ne savais pas que tu étais aussi seule. Et je ne savais pas… que tu étais ma sœur. Si je l’avais su, peut-être que je t’aurais aimée plus tôt.

Ousseynatou s’approcha lentement. Elle s’assit près d’elle, et lui prit la main.

— Tu as été ma rivale, ma douleur… mais aussi mon miroir. Et aujourd’hui, je ne peux plus te haïr. Je te comprends. Et je te pardonne, Fatima.

Fatima sentit ses larmes déborder. Un sanglot discret secoua ses épaules. Elle ferma les yeux.

— Merci…

Un instant de paix fragile suspendit l’air.

Puis Ousseynatou reprit, la voix hésitante.

— Il faut que je te dise quelque chose.

Fatima rouvrit les yeux.

— Je suis enceinte.

Un silence. Puis, dans les yeux de Fatima, quelque chose brilla — un mélange de surprise et de tendresse.

— Raison de plus pour retourner avec lui.

Ousseynatou hocha la tête.

— Il ne le sait pas. Et je ne sais même pas s’il doit le savoir. Comment reconstruire quelque chose d’aussi… brisé ?

Fatima lui serra les mains.

— Parce qu’il t’aime. Et parce que tu l’aimes. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Ne laisse pas mes erreurs détruire votre avenir. Ne renonce pas à l’amour, pas toi.

Un battement. Puis un autre. Et dans ce silence nouveau, Ousseynatou esquissa un sourire.

La porte s’ouvrit. Dieynaba, radieuse, entra dans la pièce comme un éclat de soleil. Elle s’arrêta, surprise de les voir si proches, main dans la main. Puis son sourire s’élargit.

— On dirait que le vent a tourné ici aussi. Tant mieux… parce que moi aussi j’ai une nouvelle.

— Quoi donc ? demanda Fatima.

Dieynaba se tint bien droite.

— Mamadou Samb veut m’épouser. C’est officiel.

Un cri de joie les réunit toutes les trois. Fatima se leva, chancela à peine, et l’enlaça.

— Tu le mérites, ma sœur.

Ousseynatou souriait. Le cœur serré, mais ouvert.

Ce soir-là, dans une pièce sans faste ni musique, trois jeunes femmes avaient défait les nœuds du passé, et renoué avec l’essentiel.

L’avenir, pour une fois, avait le goût de l’alliance.

 
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