Episode 5: Passions et Silences

Ousseynatou Kane
Je me suis réveillée avec cette fatigue qui ne vient pas du corps, mais de l’âme. Une lassitude sourde, pesante, qui me suit comme une ombre. La veille, Khalil m’a raccompagnée. Le fils de ma patronne. Poli, respectueux… et troublant. Il y a quelque chose en lui qui m’échappe, mais qui m’attire irrésistiblement. Comme une lumière douce que je n’aurais pas le droit de regarder en face.
Je secoue la tête. Il faut que j’arrête. Ce n’est pas pour moi, ces pensées-là. Pas pour une fille comme moi, née dans la poussière des quartiers populaires, qui partage sa chambre avec sa petite sœur et s’endort parfois le ventre à moitié vide. Lui vient d’un monde lisse et bien rangé, où les silences sont feutrés et les colères polies. Un monde où les filles portent des tailleurs ajustés et des talons en sourdine. Moi, je suis invisible pour les hommes comme lui.
Je descends. Mon père est déjà là, assis dans son fauteuil, le dos droit, les bras croisés sur son boubou. Il ne sourit pas. Il m’attend.
— Tu es rentrée tard, hier soir.
Sa voix est calme, mais son regard ne l’est pas.
— Je suis désolée, papa. Le dîner s’est prolongé, je ne pouvais pas partir avant la fin du service.
— Et tu es rentrée comment ?
Je baisse les yeux, hésite. Je ne sais pas mentir, mais je sais encore moins affronter sa colère.
— J’ai pris le bus.
Il me regarde longuement, sans mot. Puis il détourne le regard. C’est pire qu’un reproche. Je file dans la cuisine rejoindre Dieynaba. Elle coupe des oignons, concentrée, mais je sais qu’elle a entendu.
— Tu ne m’as pas dit comment tu es rentrée, hier soir, lance-t-elle sans me regarder.
— Pas toi aussi…
— Je suis ta sœur, Ousseynatou. Et je sais qu’il n’y a plus de bus à cette heure-là.
Je pousse un soupir, lasse de devoir justifier ce qui n’a pas été un crime.
— C’est Khalil qui m’a déposée.
Elle laisse tomber son couteau. Ses yeux s’ouvrent grand.
— Le fils de la patronne ?!
— Oui, mais ce n’est rien. Il m’a juste raccompagnée. Il a insisté. Il est… gentil. Très.
— Tu es amoureuse.
— Non ! Enfin… je ne sais pas. Il est beau. Et il m’a regardée comme si… j’étais quelqu’un.
— Et Badara ?
Je détourne la tête.
— Je ne l’ai jamais aimé. Jamais. Et je ne l’aimerai jamais.
Avant qu’elle ne réponde, la porte s’ouvre brutalement. Ma tante Tacko entre, comme un orage. Pas un bonjour. Pas un regard. Juste la colère.
— Où est ton père ?
— Dans le salon.
Elle y va d’un pas vif. Quelques minutes plus tard, la voix de mon père tonne.
— Ousseynatou !
Je m’y rends. Mes jambes tremblent. Dans le salon, mon père, ma mère et ma tante me fixent comme si j’étais un procès en cours.
— Dis-nous où tu étais, hier soir, gronde Tacko.
— J’étais au travail. Et… c’est mon patron qui m’a raccompagnée.
— Ton patron ? s’étrangle-t-elle. Tu te fais raccompagner par des hommes maintenant ? Tu crois qu’on est dans un film ? Mon fils t’aime, il veut t’épouser, et toi, tu joues les filles faciles ?!
Je baisse la tête. Ma mère ne dit rien. Mais ses yeux brillent. Mon père se lève lentement.
— Ce mariage aura lieu. De gré ou de force. Tu épouseras Badara. Point final.
— Papa, non ! Je veux finir mes études ! Je veux travailler, être indépendante !
— Tu ne décideras pas ici. Pas sous mon toit.
— Amadou, s’il te plaît… intervient timidement maman. On peut parler.
— Tais-toi, Aminata. Tu veux qu’elle finisse comme toi ? Humiliée, abandonnée, enfermée dans une vie sans issue ?
— Telle mère, telle fille, murmure Tacko, venimeuse, avant de quitter la pièce.
Ma mère se met à pleurer. Et moi, je reste figée. Parce que je suis la cause de ses larmes. Parce que je l’aime. Et que je n’ai jamais voulu être un poids.
Mberry Diouf
Le téléphone d’Abdoulaye a vibré alors que je m’apprêtais à sortir. Un message est apparu. Une simple phrase. Mais elle a suffi à tout faire basculer.
« Monsieur Sow, pourquoi je n’ai pas eu la moyenne alors que j’ai fait tout ce que vous vouliez ? »
Je suis restée figée. Les lettres dansaient devant mes yeux. Je l’ai relue. Une fois. Deux fois. Le cœur au bord des lèvres. Une étudiante. Une phrase équivoque. Trop.
Il sort de la douche, torse nu, à l’aise.
— C’est quoi ce message, Abdoulaye ?
Il lit, puis repose le téléphone sur la table, sans se troubler.
— Pourquoi tu lis mes messages ? C’est mon téléphone.
— Tu crois que c’est ça, le problème ? Tu veux vraiment qu’on parle de vie privée ? Cette fille… elle a couché avec toi pour une note ?
Il hausse les épaules, agacé.
— Tu exagères. C’est une étudiante qui râle. Ça arrive.
— Tu mens. Et tu me méprises. Tu n’as même pas la décence de mentir proprement.
Il attrape ses clés et sort. Comme si rien n’était grave. Comme si moi, je n’existais pas.
Je reste là. Seule. Le souffle court. La colère me lacère, mais je ne pleure pas. J’ai trop pleuré dans cette maison. Quand je l’ai rencontré, il n’avait rien. Je lui ai donné tout. Ma patience. Mon argent. Mon nom. J’ai financé sa thèse, payé sa dot, organisé sa vie. Cet appartement, c’est mon père qui l’a acheté. Et aujourd’hui, il sort en claquant la porte, comme si je n’étais qu’une ligne en bas de son CV.
Je pars chez maman. Je ne lui dirai rien. Elle l’aime trop. Et moi, je ne suis pas encore prête à entendre ses silences accusateurs.
Quand j’arrive, elle m’ouvre, radieuse.
— Tu vas bien, ma fille ?
— Juste fatiguée.
Elle ne pose pas de questions. Elle a ce talent-là : lire la douleur sans la nommer.
— Tu as parlé à Khalil depuis le dîner ?
— Pas encore.
— Sois là pour lui, Mberry. Il a besoin de toi, même s’il ne le dit pas.
— Je le sais, maman. Je le serai.
Khalil descend. Il a cette prestance tranquille qui me touche toujours. On échange quelques mots. Puis maman entre dans le vif.
— Khalil, il est temps de penser à ton avenir. Ta sœur est mariée. Tu dois aussi songer à fonder ton foyer. Trouver une fille bien. De notre monde.
— Oui maman. Je prendrai une décision. Mais laisse-moi un peu de temps.
— Fatima, peut-être ? Tu l’as bien aimée. Elle est parfaite.
Il ne dit rien. Juste ce murmure :
— C’était avant.
Je le regarde. Il pense à quelqu’un. Et je devine… que ce n’est pas Fatima.
Khalil Diouf
Je quitte la pièce sans bruit, mais un nœud se forme dans ma poitrine. Une corde invisible qu’on resserre autour de moi. On veut me choisir une vie déjà écrite, toute polie, toute lisse. Une femme parfaite, une maison dans les quartiers chics, un avenir digne d’un album photo. Mais ce n’est pas ce que je veux.
Je pense à elle.
À Ousseynatou.
Son nom s’impose à moi avec la délicatesse d’un murmure et la force d’une vérité. Elle ne sait pas ce qu’elle éveille en moi. Elle marche comme si elle devait s’excuser d’exister. Et pourtant, elle m’a regardé hier avec une dignité qui m’a cloué le cœur. Sa voix tremblait, mais elle n’a pas fui. Elle a répondu, droite. Présente.
Ma mère ne comprendrait pas. Elle dirait qu’elle n’est pas du bon monde. Pas de notre rang. Elle dirait que j’ai le choix de mille femmes parfaites. Mais moi, je n’en veux qu’une. Une qui n’a rien demandé. Une qui, peut-être, me verrait pour ce que je suis, et pas pour ce que je représente.
Je ne veux pas d’un mariage pour rassurer les autres. Je ne veux pas d’une épouse de vitrine. Je veux un lien vrai. Quelque chose de fragile et fort à la fois. Un amour qu’on construit à deux. Contre tout. Contre tous, s’il le faut.
Et cette histoire-là…
Elle commence peut-être avec elle.