Episode 9 : Entre deux vérités

Khalil Diouf
Depuis qu’elle m’a repoussé, Ousseynatou ne m’accorde plus que des silences, des regards esquivés, des phrases courtes comme des lames. Elle s’est cloîtrée dans une prudence blessée, comme si mes mots étaient devenus des pièges. Et pourtant, plus elle me fuit, plus son absence résonne dans mes jours. Je la cherche dans les reflets du matin, dans les parfums tièdes du déjeuner, dans le bruit léger de ses pas derrière la porte du personnel. Elle habite mes pensées avec la régularité d’une prière. Je me suis promis aujourd’hui de briser ce silence. Pas par orgueil. Par besoin. Par vérité.
Je la vois sortir, sac au bras, silhouette droite malgré la fatigue. Je l’interpelle. Elle s’arrête, méfiante. Je lis dans ses yeux l’écho de ce qu’elle ressent, même si ses lèvres n’en disent rien.
— Ousseynatou… je t’en prie. Quelques minutes, c’est tout ce que je demande.
Elle soupire, jette un œil vers la rue, hésite. Puis cède. Nous montons dans la voiture. Je conduis jusqu’à un parking discret. Le silence s’installe, lourd, presque sacré.
— Je ne peux plus faire semblant. Tu comptes pour moi. Chaque jour que je passe loin de toi me fait sentir plus vide. Je ne suis pas en train de jouer, Ousseynatou.
— Arrêtez… Vous êtes fiancé. Ce que vous dites est dangereux.
— Non. Je ne suis fiancé à personne. Ma mère s’accroche à cette idée, mais moi… c’est à toi que je pense.
Elle baisse les yeux, les mains tremblantes. Son souffle est court.
— Mais Fatima… elle est venue ici. Elle m’a parlé. Elle s’est présentée comme votre future épouse.
Je ferme les yeux un instant. J’aurais voulu éviter ça. Mais tout est là, brutalement déballé.
— Elle croit ce qu’elle veut croire. Ce que je veux, c’est toi. Je n’ai que faire des apparences. Donne-moi une chance. Pas une promesse, juste… une porte entrouverte.
Elle me tend lentement son numéro, les doigts frôlant les miens. Puis elle descend, sans un mot. Mais son silence ne m’effraie plus. Il est différent. Moins tranchant. Il y a, dans ses gestes, un doute que je n’ai encore jamais vu. Un doute qui me donne espoir.
Je reste seul un moment, avant de prendre mon téléphone. Il faut que cette mascarade cesse. J’appelle Fatima.
— Allô, Fatima ?
— Khalil ! Je pensais justement à toi… Quelle surprise !
— J’aimerais qu’on parle. Demain soir. Est-ce que je peux passer ?
— Oh oui ! Viens dîner à la maison. Maman sera ravie.
J’hésite. Je voulais un tête-à-tête, une conversation honnête. Mais j’entends déjà le sourire triomphal dans sa voix.
— Très bien. Demain, vingt heures.
Elle raccroche. Je regarde le ciel. Il est immense et lourd. Comme tout ce que j’ai à affronter.
Fatima Fall
Il a appelé. Il a prononcé mon nom. Et pour moi, c’est comme une promesse qui revient. Depuis des semaines, je le sens distant, flou, insaisissable. Mais ce soir, il m’a tendu une main. Et moi, je m’y accroche comme à une bouée.
Je redescends les escaliers, impatiente, surexcitée presque. Je trouve maman dans le salon, en train de parcourir un vieux carnet de comptes. Son visage sérieux s’adoucit dès qu’elle m’aperçoit.
— Maman… Khalil vient dîner demain. Chez nous.
Elle lève les yeux, attentive.
— C’est lui qui l’a proposé ?
— Il voulait qu’on sorte. Mais je lui ai dit de venir ici. C’est plus symbolique, tu comprends ?
Elle hoche la tête, approuve d’un petit sourire.
— Tu as bien fait. Il faut qu’il sente que cette maison est la sienne. Il faut qu’il se rappelle d’où il vient, et surtout, avec qui il est destiné à être.
Je m’assieds près d’elle, le cœur battant.
— Tu crois qu’on peut parler fiançailles ?
— Laisse-moi m’en charger. Mais demain, il faut que tout soit parfait.
Elle sort son téléphone, compose un numéro. Je reconnais la voix de Khadija Diouf, même à travers la distance.
— Bonsoir Khadija. Tu vas bien ? Fatima organise un petit dîner demain. Khalil sera là. Tu devrais venir avec ton mari.
Je la fixe, les mains moites, tandis qu’elle parle avec assurance, comme si tout était déjà écrit.
— On en profitera peut-être pour évoquer l’avenir de nos enfants… Qui sait, dit-elle doucement.
Je ferme les yeux. Je le vois déjà, ce dîner. Khalil à ma droite. Maman face à lui. Une bague peut-être. Une annonce. Mon rêve, dans sa forme la plus éclatante.
Aicha Gueye
La lumière jaune de la cuisine n’éclaire plus mes espoirs. Je vis désormais dans un demi-jour où tout me rappelle ce que je ne suis plus. La maison est pleine, mais je m’y sens seule comme jamais. Ce soir encore, j’ai préparé le dîner, minutieusement, comme on dresse une offrande. Absa est assise, la main posée sur son ventre naissant, comme si elle caressait son avenir. Moi, je suis debout, droite, mais intérieurement fléchie.
Elle goûte la sauce, grimace, se lève brusquement.
— C’est trop épicé ! Tu veux me faire perdre le bébé ?
La gifle est invisible, mais violente. Ma belle-mère se redresse lentement, plante ses yeux dans les miens.
— Depuis qu’elle est enceinte, tu fais tout pour l’empoisonner.
Je suis figée. Je ne comprends pas. Je n’ai rien fait. J’ai suivi les instructions. J’ai goûté moi-même.
— Ce n’est pas vrai… Je n’ai rien changé à la recette.
— Silence ! Tu crois que je ne vois pas ta jalousie ? Tu es stérile et tu veux qu’elle le soit aussi ?
Le mot tombe. Cruel. Tranchant. Stérile. Comme un couperet qui s’abat encore et encore. Je baisse les yeux. Les larmes me montent, mais je refuse qu’elles coulent. Malick entre, assiste à la scène, impassible.
— Elle a fait de son mieux, dit-il enfin, sans conviction.
Puis il prend ses clés.
— Je vais acheter autre chose à manger.
Il revient une demi-heure plus tard avec une pizza pour Absa, qu’il dépose dans sa chambre. Il ne me regarde pas. Ne dit rien. Juste un soupir, avant de regagner notre lit.
— Je n’ai pas voulu… Je pensais que le piment était doux, murmuré-je dans l’obscurité.
Il ne répond pas. Son téléphone vibre. Un message. Il se lève, consulte l’écran, puis annonce :
— Absa a des douleurs. Je vais voir.
La porte se referme sur son dos. Et moi, je reste là. Vide. Épuisée. Abandonnée dans ce corps sans fruit. On m’avait promis que l’amour suffisait. Mais dans cette maison, ce n’est pas l’amour qui sauve. C’est la maternité