Deux lunes, Un ciel E1

Fatima Fall — L’élégance en héritage

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Fatima Fall

Je me lève avec la précision d’un métronome, comme tous les matins de semaine. Il n’y a rien de paresseux dans mes gestes : chaque mouvement obéit à une mécanique douce et rigoureuse, celle que l’on développe quand on porte un nom qu’il faut faire briller. Je ne garde les grasses matinées que pour les dimanches, et encore… même là, mon esprit reste en éveil. La douche est brève, presque militaire, mais l’eau chaude suffit à délier mes pensées. J’enfile un pantalon taille haute couleur crème, une chemise blanche au col impeccable, puis je prends soin d’ajuster ma montre à mon poignet — offerte par mon père le jour de mes vingt-cinq ans. Une touche de blush, un soupçon de mascara, et un trait de rouge nude : mon maquillage est un masque subtil, jamais trop appuyé. Un nuage de Miss Dior dans le creux de mon cou parachève la silhouette. Avant de quitter ma chambre, je m’arrête un instant devant le miroir. D’un geste, je lisse une mèche récalcitrante, réajuste la bretelle de mon sac. Je me regarde sans complaisance. Ce que je vois me plaît : une femme sûre d’elle, droite, l’allure soignée, les yeux déjà concentrés sur les responsabilités de la journée.

En bas, dans la salle à manger, ma mère m’attend, assise comme une reine silencieuse devant son petit déjeuner. Même dans l’intimité de la maison, elle ne cède rien à la négligence. Son foulard est parfaitement noué, ses boucles d’oreilles assorties à son tailleur beige. Elle me regarde arriver, et son sourire trahit une tendresse discrète.

— Ma fille, tu es bien réveillée, dit-elle avec douceur.

Je m’approche, lui dépose une bise sur la joue, puis m’installe face à elle.

— Oui maman. Papa est parti ?

— Il est déjà chez ton oncle Babacar. Ils avaient rendez-vous ce matin.

— D’accord. Aminata ! appelai-je, plus fort. Tu peux venir me servir s’il te plaît ? Je suis déjà en retard !

Aminata surgit aussitôt de la cuisine, un plateau entre les mains, et me le tend avec précaution. Des œufs brouillés, du pain frais, un jus d’orange pressé. Le rituel ne change jamais, mais dès la première bouchée, je fronce les sourcils.

— Aminata… Combien de fois vais-je devoir te dire que je déteste le poivre en excès ? Ce n’est pas compliqué pourtant.

— Je suis désolée, Mademoiselle Fall, dit-elle en baissant les yeux. Cela ne se reproduira plus.

— J’espère bien. Sinon je devrai changer de cuisinière.

Je me lève sans un regard de plus, attrape mon sac. Ma mère m’interpelle d’un ton préoccupé :

— Tu ne veux pas manger autre chose avant de partir ?

— Non, je mangerai au bureau. Et toi, tu vas à la boutique ?

— Oui, je dois faire les inventaires. Tu sais comment sont les vendeuses. Si on les laisse seules, elles en profitent.

J’acquiesce d’un hochement de tête, puis je quitte la maison. Dehors, l’air est encore frais malgré le soleil déjà haut. Ma voiture m’attend, climatisée, et fidèle. Je roule vers Teranga Agro, notre fierté familiale. Mon père a bâti cette entreprise à la sueur de son front, dans un secteur ingrat où seuls les plus tenaces survivent. Aujourd’hui, Teranga Agro est un leader dans la transformation de produits locaux. Et moi, je suis celle à qui il compte tout léguer. L’héritière. L’unique. La promesse qu’il n’a jamais cessé de chérir. Ma mère m’a eue tard, après des années de traitements humiliants et de prières silencieuses. Elle m’a appelée Fatima, comme sa propre mère. Je suis son miracle, son offrande au ciel après les larmes.

Je n’ai jamais manqué de rien. Mon enfance fut dorée, réglée par les désirs que j’exprimais à peine. Voyages, vêtements, écoles privées à l’étranger… mon père m’offrait tout, sans jamais oublier de me rappeler que l’excellence était le vrai prix à payer. Et je ne l’ai jamais déçu. Major de promotion, diplômée avec mention, je suis à la fois une héritière et une gestionnaire redoutable.

Et pourtant… même les princesses gardent des failles. La mienne a un nom : Khalil Diouf. Mon premier amour. Le fils de tonton Babacar. Nous étions jeunes, timides, mais sincères. Nos mères savaient, elles laissaient faire, complices silencieuses. Il est parti en France après notre dernière année de lycée. On s’est écrit, longtemps, puis les appels ont diminué, et le silence s’est installé. Mais je ne l’ai jamais oublié. Il vit encore en moi, comme un frisson au creux de la mémoire.

**

Quand j’arrive au bureau, je salue brièvement la secrétaire et file à mon étage. Mon bureau est vaste, épuré, tout y respire l’ordre. Je m’installe et j’ouvre mon ordinateur. À peine ai-je consulté les derniers rapports que je sens mon front se plisser. Un retard dans la production. Un gros. Et personne ne m’en a informée ? Je me lève brusquement et sors.

— Mlle Wane, dites à Monsieur Dieye de venir immédiatement me voir.

Elle acquiesce, nerveuse. Quelques minutes plus tard, le technicien entre dans mon bureau, les épaules tendues.

— Monsieur Dieye, vous êtes en charge de la coordination avec nos fournisseurs. Pourquoi ce retard ?

— La ferme partenaire a eu un problème de livraison. Nous n’avions pas anticipé…

Je le coupe net.

— S’ils ne peuvent pas respecter les délais, ils ne sont plus fiables. Trouvez un autre fournisseur. C’est clair ?

— Oui, Madame Fall. Je vais m’en occuper. La commande sera rattrapée avant la fin de la semaine.

Je le congédie d’un geste, puis compose immédiatement le numéro de mon père.

— Papa ? On a un souci avec notre fournisseur principal. Le retard est grave. Je pense qu’on doit envisager une rupture de contrat.

— Je sais, ma fille. C’est pour ça que je suis chez ton oncle Babacar ce matin. Il m’a parlé d’une solution.

— Laquelle ?

— Khalil. Il possède maintenant un grand domaine agricole à Richard-Toll. Il veut devenir notre fournisseur.

— Khalil… mais il vit encore en France, non ?

— Plus maintenant. Il rentre demain, pour de bon. Il compte reprendre l’exploitation. Vous allez devoir travailler ensemble.

Un silence s’installe. Mon cœur tambourine comme un tambour mal maîtrisé. Mon père poursuit :

— Ta tante Khadija organise un dîner pour fêter son retour. Elle va appeler ta mère. Sois disponible.

Je raccroche, pensive. Khalil. De retour. À Dakar. Et cette fois-ci, il sera dans ma vie. Officiellement. Professionnellement. Peut-être sentimentalement aussi… Qui sait ?

**

Ma journée se termine, mais mon excitation ne faiblit pas. Je prends ma voiture et me rends chez Rosa. Elle habite Mermoz, dans un appartement moderne, minimaliste, aux frais d’un homme que je n’ai jamais rencontré. Elle ne travaille pas, mais vit bien. Très bien. Je ne juge pas. Nous avons des trajectoires différentes. Elle m’ouvre la porte, rayonnante, en nuisette de soie.

— Devine qui revient définitivement au Sénégal, dis-je sans préambule.

— Khalil Diouf, bien sûr. Tu crois que je n’ai pas mes antennes ?

— J’ai l’impression que mon cœur n’a jamais cessé de battre pour lui.

— Ma chérie, et s’il revenait avec une fiancée ?

— Rosa, arrête ça !

— C’est une possibilité ! Tu crois qu’il a attendu sagement toutes ces années ?

Je soupire, puis me redresse :

— Peu importe. Je veux raviver la flamme. Et je vais le faire.

— Alors il te faut une robe. Pas une robe… la robe.

Elle saisit sa tablette, déjà à l’affût des dernières collections. On cherche, on compare, on rêve. Puis on trouve. Une pièce sublime, rouge profond, dos nu, fente discrète. Suffisamment audacieuse pour séduire, mais assez élégante pour ne pas supplier. Une robe qui dira tout ce que je tais.

Ce soir-là, je rentre chez moi avec la conviction qu’un nouveau chapitre commence. Khalil Diouf… cette fois, tu ne m’échapperas pas.

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