Episode 4 - Frissons et pressions

Djamila Sow
Assise près de la baie vitrée, je laisse mon regard se perdre dans le défilé des voitures. Paris bruisse autour de moi, mais en moi, c’est le silence d’une attente confuse. Depuis son appel, je pense à lui. À Bachir. Il veut venir me voir. Ici. À Paris. L’idée me fait frissonner. Par désir, par peur.
Je connais ces élans qui bousculent tout, je sais comme ils peuvent aussi tout brûler. Je n’ai pas envie de me perdre dans une histoire sans lendemain. Il me plaît, et c’est peut-être justement ça, le vrai danger.
Mon téléphone vibre. Amina. Sa voix rayonne.
— La date est retenue, Djami ! Ce sera le 5 août.
Je souris.
— Félicitations ma belle ! Même si je n’ai jamais trop aimé Mouhamed, je suis heureuse pour toi.
— Arrête un peu, il a changé, tu verras. Je pense qu’il m’aime vraiment sinon il n’allait jamais me demander en mariage
Je n’ose pas insister. C’est son choix, sa foi en l’amour. Moi, je me retiens encore.
— Tu rentres bientôt, hein ? Tu sais que tu dois m’aider à tout organiser. Et ta sœur, alors ? Le mariage, c’est pour quand ?
— Très bientôt. Elle veut se caser rapidement.
Amina rigole.
— Je plains déjà le mari de ta sœur. Elle a un sacré caractère.
Je ris aussi. C’est vrai. Mais elle mérite aussi d’être aimée.
— Et toi alors ? Qu’est-ce qu’il devient, ton prince de l’aéroport ?
Je baisse la voix, comme si dire les choses trop fort allait les rendre irréversibles.
— Il veut venir me voir. Dans trois jours. À Paris.
— Waouh ! Il faut en profiter pour apprendre à la connaître. Assure-toi qu’il n’a aucun engagement
—-C’est ce qui fait peur. Un homme comme lui peut-il rester célibataire ?
—-Ah oui pourquoi pas ? Il a peut-être rencontré de filles, mais qu’il n’est pas encore amoureux
On papote encore un peu avant qu’elle ne raccroche. Puis j’appelle la maison : maman, papa, Linda. Je leur annonce le mariage d’Amina. Ils sont heureux pour elle. Moi, je commence à compter les heures.
Je suis trop excitée pour le dire à ma tante. Elle me retiendrait, me mettrait mille doutes en tête. Cette rencontre-là, je préfère qu’elle reste à moi seule.
Linda Sow
Nous avons une réunion aujourd’hui sur la gamme Lumière d’Ébène, le cœur de Beauty Plus. Une ligne de soins éclaircissant doux, conçus pour magnifier la peau noire. Je maîtrise chaque actif, chaque test, chaque fiche technique. Rien ne m’échappe
Le nouveau recru, James Sané, entre dans la salle. Toujours ce regard. Il me fixe, avec une intensité à laquelle je ne suis pas habituée. Professionnelle, polie, mais chargée d’une tension que je ne peux nommer. Il s’assied sans dire un mot.
Tout se déroule normalement… jusqu’à ce qu’Elhadj Diallo entre.
L’air change. Sa présence est trop lourde, trop affirmée. Il est tiré à quatre épingles, sûr de lui, dérangeant. Il reste en retrait pendant la présentation, puis me fait signe. Il veut me parler seul à seul.
Nous nous éloignons.
— Linda, où en est-on avec notre accord ?
Je prends une inspiration.
— Ce que tu demandes n’est pas facile, Elhadj.
Il sourit. Un sourire qui glace.
— Je veux que mes produits soient mis en vente. Rapidement. Et je n’accepterai aucun refus. Tu connais les conséquences.
Puis il quitte la pièce, me laissant figée. Je sens mon estomac se tordre.
Je descends précipitamment, appelle Ousmane. Je le trouve adossé à la voiture, les bras croisés.
— Elhadj insiste pour qu’on remette White Secret sur le marché. Je ne peux pas accepter ça, Ousmane.
Il lève un sourcil.
— Tu es dans de sales draps. C’est ce qui arrive quand on pactise avec les mauvais.
— Arrête. Je cherche une solution, pas des reproches.
— Il faut racheter ses parts.
— Impossible. L’entreprise est encore fragile. Je ne peux pas imposer ça à mon père.
Il me regarde longuement, puis dit d’un ton neutre :
— Dans ce cas, parle-en à ton futur mari. Peut-être qu’il a une solution.
Je serre les dents. Pas envie de répondre. Je monte dans la voiture et ferme les yeux. Je sens que tout m’échappe.
James Sané
Je n’ai jamais oublié la texture blanchâtre du drap d’hôpital. Ni l’odeur acide des antiseptiques. Ni la peau brûlée de ma petite sœur.
Elle avait vingt-deux ans.
Une éternité devant elle. Un rire qui réveillait les murs. Une obsession pour les soins du visage. Elle voulait être jolie. Elle voulait être lumineuse. Elle voulait, disait-elle, une peau « uniforme, éclatante comme dans les pubs ».
C’est la gamme White Secret qui l’a tuée.
Un mois après le début du traitement, ses bras ont noirci. Puis les cloques sont apparues. Infection foudroyante. Septicémie. J’étais en déplacement au Canada pour un séminaire sur les perturbateurs endocriniens. Ironie tragique. Je recevais un prix pour mes travaux. Ma sœur agonisait à l’hôpital de Fann.
Je n’ai pas pu lui dire adieu.
Depuis ce jour, je vis avec une seule obsession : retrouver la chaîne de responsabilité. Comprendre comment ces produits ont pu être distribués sans alerte, sans contrôle, dans un pays où la moindre erreur coûte une vie.
C’est ce qui m’a conduit à Santé Peau Afrique. Hamid, le directeur, m’a recruté dès mon retour. Il connaissait mon parcours, il connaissait ma rage. Et il avait besoin de quelqu’un comme moi pour infiltrer Beauty Plus.
C’est ainsi que je me suis retrouvé dans cette entreprise. Officiellement en tant que responsable qualité. En réalité, comme agent infiltré, chargé de collecter des preuves, de démêler les circuits, de faire tomber les responsables.
Je croyais que ce serait simple. Je croyais que la PDG, Linda Sow, était une prédatrice comme les autres. Qu’elle savait. Qu’elle couvrait les trafics.
Mais je ne suis plus aussi sûr.
Elle ne ressemble pas à ce que j’imaginais. Il y a dans son regard une dureté contrôlée, mais aussi quelque chose de vulnérable, de sincère… presque désarmant.
Quand elle parle de sa marque, ce n’est pas un discours vide. On sent qu’elle y a mis son histoire, son nom, ses tripes.
Et quand j’observe ses interactions avec Elhadj Diallo, son associé… je perçois de la peur. De l’agacement. Un dégoût contenu.
Il y a quelque chose d’anormal. Je le sais. Je le sens. Ce n’est peut-être pas elle qui tire les ficelles.
Mais comment lui faire confiance ?
Comment oublier le corps froid de ma sœur sous les néons ?
Comment renoncer à cette promesse que j’ai faite à ma mère — Marème — qui ne sort plus de sa chambre depuis deux ans ?
Je suis là pour une mission. Pas pour tomber amoureux.
Et pourtant… chaque fois que Linda entre dans cette salle de réunion, c’est comme si mes certitudes perdaient un peu de leur poids.
Je dois rester concentré. Je dois continuer à collecter des preuves.
Hamid m’appelle presque tous les soirs. Il attend un rapport. Des documents. Des analyses.
Je les ai.
Mais je retarde.
Je veux comprendre. Je veux être sûr.
Et je veux savoir… si ce que je ressens pour elle est réel, ou juste une distraction dangereuse.
Parce qu’à la fin de cette mission, quelqu’un devra tomber.
Et je ne suis pas encore prêt à décider si ce sera elle.
Narrateur externe
La nuit tombait lentement sur les trois villes liées par un fil invisible. À Dakar, Linda fixait le plafond de sa chambre, les bras croisés sur le ventre, les pensées en vrac. La pression d’Elhadj Diallo lui collait à la peau comme une seconde sueur. Elle ne voulait pas trahir les fondements de l’entreprise familiale, mais elle sentait déjà le sol céder sous ses pas.
Non loin de là, dans un appartement modeste, James refermait son cahier de notes. Le nom de sa sœur y revenait comme une signature douloureuse. Il s’était promis de ne pas mêler ses émotions à sa mission, mais chaque jour dans les couloirs de Beauty Plus réveillait une colère froide. Il croyait encore Linda coupable. Il voulait des preuves. Et il les trouverait.
À Paris, Djamila avait du mal à trouver le sommeil. La voix de Bachir résonnait encore dans sa tête. Trois jours. Il avait dit : « J’arrive dans trois jours. » Elle n’aurait pas dû sourire comme ça. Ni lui répondre si vite. Mais c’était trop tard. Quelque chose en elle avait déjà fléchi.
Et quelque part entre Londres et Paris, un billet d’avion venait d’être confirmé au nom d’Abdallah Bachir Ndao. Le mensonge prenait l’avion. Le cœur, lui, battait en éclats.