Silence du barreau E10

Episode 10: Le présumé coupable

2 jours plus tôt…

Abdoulaye Diop

Je ne sais même pas pourquoi je suis resté si tard. Peut-être cette intuition bizarre, ce petit détail qui m’avait échappé la veille. J’avais reçu un mail de la comptabilité qui mentionnait un solde irrégulier sur l’un des comptes de réserve, mais leur propre système n’indiquait rien d’anormal. J’ai donc repris les logs manuellement.

Pendant deux heures, je n’ai rien vu. Jusqu’à ce que je remarque une série de transferts qui n’apparaissaient dans aucune des requêtes classiques. Invisibles dans les rapports comptables. Pourtant, le débit était réel.

J’ai approfondi, ligne après ligne, et là j’ai compris : un sous-programme avait été inséré dans le noyau de notre système de gestion. Un script qui déclenchait des virements à intervalles irréguliers, dissimulés dans des opérations légitimes. Un vrai travail d’orfèvre.

Mais ce qui m’a glacé, c’est que le destinataire changeait à chaque fois. Toujours des comptes internes à InnovBank. Des comptes dormants, créés parfois depuis des années, sans aucune activité… jusqu’à ces derniers mois.

Je me suis levé de mon siège. Il fallait que j’en parle à quelqu’un. Pas au service conformité. Pas à la comptabilité. Pas encore. Seulement une personne : Abdourahmane Toure, mon supérieur direct, et accessoirement frère du PDG.

Abdourahmane était en train de fermer son ordinateur quand j’ai frappé.

— Vous avez une minute ?

— Entre, Abdoulaye. Qu’est-ce qui se passe ?

Je lui ai exposé calmement ce que j’avais découvert. Les transferts, les scripts masqués, les comptes dormants réactivés. Il m’a écouté sans m’interrompre, les bras croisés.

— Tu es sûr de ce que tu avances ?

— J’en suis certain. Je peux vous envoyer le rapport détaillé et les extraits de logs.

Il a soupiré, longuement. Puis, il s’est levé de son siège et a fermé la porte du bureau.

— Écoute, Abdoulaye. Ce que tu viens de me dire est extrêmement sensible. On ne peut pas lancer une alerte comme ça, sans comprendre exactement de quoi il s’agit.

— Justement, je pense qu’il faut creuser.

— Je vais en parler au directoire. Mais en attendant, je te demande de ne rien dire à personne. Pas un mot à la compta, ni à la direction juridique.

J’ai hoché la tête, mais quelque chose dans son regard m’a mis mal à l’aise. Comme s’il était déjà au courant. Ou pire : comme s’il savait exactement ce que j’avais découvert.

Je sortis du bureau d’Abdourahmane sans rien dire de plus. J’avais hoché la tête, comme un bon petit soldat, et refermé la porte avec calme. Mais à l’intérieur, tout bouillonnait.

Je n’avais pas pour habitude de douter de mes supérieurs. Mais là… il y avait quelque chose dans son regard. Pas de panique, pas de surprise. Juste de l’autorité, sèche, directe. Il voulait que je me taise. Immédiatement.

Je marchai dans le couloir sans me presser. Je saluai les collègues que je croisai, comme si de rien n’était. Mais ma tête tournait à cent à l’heure.

Quand j’arrivai à mon bureau, je refermai la porte doucement derrière moi, et m’assis. L’écran était toujours allumé. Les fichiers étaient encore là. Les preuves. Les anomalies.

Je pris une grande inspiration, puis je sortis discrètement une clé USB de ma sacoche. Une clé toute simple, sans étiquette. J’avais déjà tout préparé, sans trop savoir pourquoi. Un pressentiment, peut-être.

Je transférai tous les éléments importants : copies des fichiers système, extraits de la base de données, horodatages. Ce que j’avais vu ne devait pas disparaître. Et si quelqu’un venait effacer les traces ? Mieux valait être prudent.

Quand le transfert fut terminé, je glissai la clé dans la petite poche intérieure de ma veste, celle que je ne touche jamais. Personne ne savait qu’elle existait.

Je quittai enfin le bureau.

Le couloir me parut soudain plus long que d’habitude. Les néons bourdonnaient. Les visages semblaient différents, comme s’ils m’observaient. Peut-être que je devenais parano. Peut-être pas.

Ce que je savais, c’est que je venais de mettre les pieds dans quelque chose de sale. Et que, pour l’instant, j’étais seul à le savoir.

Narrateur externe 

À peine la porte refermée derrière Abdoulaye, Abdourahmane reste debout un instant, immobile. Ses yeux fixent l’écran encore allumé, puis il se précipite pour verrouiller la porte.

Il sort son téléphone, compose rapidement un numéro. Son ton est bas, tendu.

— Allô ? C’est moi. On a un problème.

_ quel problème ? demande son interlocuteur

— L’informaticien a tout vu. Les transferts masqués, les mouvements dissimulés. Il a fouillé trop loin.

_ Comment as-tu pu être aussi négligent ? J’espère que personne d’autre n’est au courant

Il jette un coup d’œil vers la porte, baisse encore le ton :

—  Il ne dit rien pour l’instant, mais il va parler. Ce gamin est plus malin que je ne le pensais.

_Il va falloir qu’il se taise sinon on va employer les grands moyens

— Oui, j’ai essayé de le calmer. Je lui ai dit de ne rien dire à personne. Mais j’ai l’impression qu’il se doute de quelque chose

— On n’a pas le choix. Il faut agir. Et vite. On fait tomber quelqu’un d’autre. Un pion. Quelqu’un qui soit assez visible pour détourner l’attention.

Il s’assoit brusquement. Ses doigts tapotent nerveusement sur le bureau.

— Je pense à Diagne. Il est là depuis des années. Il connaît les anciens systèmes, il a eu accès à tout. C’est l’employé modèle, mais justement… personne ne verra venir le coup. Si on monte le dossier correctement, on dira que c’est lui qui a camouflé ses propres détournements.

_ ça ne serait pas une première, si on le fait tomber dit son interlocuteur

Son regard devient plus dur.

— Il faut que j’aille en parler à Fode rapidement. Je dois faire vite avant que l’informaticien ne prenne les devants. 

Il coupe l’appel. Reste un instant silencieux, l’air grave.

Puis il se lève et va tirer les stores. Son visage disparaît dans la pénombre du bureau.

Il se lève, verrouille le battant à clé, puis retourne à son bureau d’un pas rapide. Il ouvre une session restreinte sur le serveur interne de l’entreprise.

Son regard est figé, concentré.

Des transferts importants. Fréquents. Invisibles pour la plupart.

Mais l’arborescence que lui a montrée Abdoulaye ne laisse plus de place au doute : quelqu’un a creusé un tunnel dans le système.

Et ce quelqu’un, c’est lui.

Mais maintenant qu’Abdoulaye est au courant, il n’a plus le choix. Il commence à falsifier les dernières entrées. Il modifie l’identifiant des accès, remplace les noms, et fait tout porter sur un profil secondaire.

Nom : Ibrahima Diagne.

Il ferme les fichiers, les imprime et les glisse dans un classeur noir, puis sort de son bureau, l’air calme, presque soulagé.

Le bureau est vaste, impeccable, froid. Fodé Sarr Toure debout près de la baie vitrée, téléphone à la main. Il termine une conversation brève, autoritaire. Lorsqu’il se retourne, il aperçoit Abdourahmane qui entre, un dossier à la main.

— Qu’est-ce que c’est ?

Fodé ne s’assoit même pas.

Abdourahmane referme doucement la porte derrière lui, approche d’un pas mesuré.

— Je viens de faire une vérification sur une alerte transmise par l’informatique.

— Encore des histoires de bugs ?

— Non, pas un bug. Des transferts financiers, discrets, dissimulés. C’est sérieux.

Fodé le fixe.

— Tu parles de quel montant ?

— Plusieurs millions. Échelonnés sur deux ans. Camouflés via des comptes secondaires.

Un silence. Fodé croise les bras.

— Et c’est qui ?

Abdourahmane pose calmement le dossier sur la table basse.

— Tout indique Ibrahima Diagne. C’est lui qui a les accès, et c’est à partir de ses identifiants que tout a transité.

— Ibrahima ?

Un froncement de sourcils. Fodé reste sceptique.

— Tu l’as vu ? Tu lui as parlé ?

— Pas encore. Je voulais t’informer d’abord. On parle de sommes importantes, d’atteinte à la réputation de la banque. Je voulais ton feu vert avant d’agir.

Fodé feuillette le dossier rapidement.

— Tu peux prouver que c’est lui ?

— Tous les éléments sont là. Accès, connexions, historiques. Il a probablement agi seul.

Fodé serre la mâchoire, referme le dossier.

— Je veux que ce soit propre. Discret. Pas de scandale pour l’instant. Tu prépares une note interne, tu me la fais valider.

— Très bien. Et pour l’informaticien ?

— Abdoulaye ? Il soupire.

— Il n’a rien vu d’autre ?

— Non. Il m’a juste signalé les mouvements. Je lui ai dit que je m’en chargeais.

Fodé hoche la tête.

— Parfait. Je veux que ça reste entre nous pour l’instant. Dès demain, je veux une rencontre avec Ibrahima.

— Compris.

Abdourahmane tourne les talons, le visage impassible.

Il quitte le bureau avec un calme parfait…

Ignorant que tout ce qu’il vient de monter de toutes pièces est déjà copié sur une clé USB… et entre les mains d’Abdoulaye.

Présent

Abdoulaye Diop

Je suis resté figé un moment, incapable de bouger. Les policiers venaient d’embarquer Ibrahima Diagne sous mes yeux. C’était rapide, brutal. Aucune résistance. Il semblait perdu. Moi aussi.

Je savais que j’avais mis le doigt sur quelque chose de grave, mais je ne pensais pas que ça irait aussi loin, aussi vite. J’avais seulement signalé des anomalies. Des transferts illégaux. Des écritures dissimulées dans des partitions presque invisibles. J’avais copié toutes les preuves sur une clé USB hier soir. Par précaution.

Mais ce matin, on arrêtait déjà un homme.

Mon cœur cognait fort. J’avais besoin d’explications.

Je suis monté à l’étage, direction le bureau d’Abdourahmane Toure. J’ai frappé. Il a répondu d’un ton sec, presque nerveux :

— Entrez.

Je l’ai trouvé debout, tourné vers la baie vitrée, les bras croisés. Derrière lui, la ville semblait paisible. Moi, je bouillais.

— Monsieur Toure, je viens de voir la police arrêter M. Diagne. Qu’est-ce qui se passe exactement ?

Il s’est tourné lentement vers moi, un faux calme sur le visage.

— Ce qui se passe, Diop, c’est que la direction a pris ses responsabilités. Il y a eu des mouvements financiers suspects, vous me les avez montrés, je les ai transmis à mon frère. Il a porté plainte.

Je me suis avancé de deux pas, troublé.

— Mais… je n’ai jamais dit que c’était lui. Je n’avais même pas encore déterminé l’auteur exact des manipulations. Il fallait pousser les investigations, convoquer les personnes concernées, pas déposer plainte aussi vite !

Son visage s’est durci. Il s’est approché, tout près.

— Écoutez, ce n’est plus de votre ressort. Vous avez fait votre part. Maintenant, laissez la justice faire la sienne.

J’ai ressenti un frisson. Quelque chose clochait. Il voulait que je me taise.

— Vous êtes sûr que c’est la vérité qu’on poursuit ? Ou juste un coupable à pointer du doigt pour éteindre un incendie ?

Il a soutenu mon regard quelques secondes, puis a souri, froidement.

— Ce genre de réflexion, gardez-les pour vous. Et concentrez-vous sur votre travail.

Je n’ai rien dit. J’ai tourné les talons et quitté la pièce.

Ma main s’était resserrée sur la poche intérieure de ma veste. La clé USB y était toujours.

Je ne savais pas encore ce que j’allais faire avec…

Mais ce matin, j’avais compris une chose : Ibrahima Diagne n’était peut-être pas le vrai coupable.

Et moi, j’étais peut-être le seul à pouvoir le prouver.

Je ne savais pas comment lui dire. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine alors que je frappais à sa porte. Elle m’a ouvert, souriante, un peu surprise de me voir à cette heure-là.

— Abdoulaye ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

Je suis resté planté là, incapable de répondre tout de suite. Elle a dû le voir dans mes yeux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? … Il s’est passé quelque chose ?

J’ai pris une grande inspiration. Ma gorge s’est serrée.

— Zouleykha… ton père a été arrêté ce matin.

Son visage s’est figé. Le sourire s’est éteint, remplacé par une incompréhension brutale.

— Quoi ?

— La police est venue le chercher à la banque. Devant tout le monde. C’est Fodé Toure qui a déposé plainte pour détournement. Il parle d’une somme énorme.

Elle a reculé, comme si elle avait reçu un coup en pleine poitrine.

— Non… non ce n’est pas possible. Pas lui… Il a toujours été droit !

J’ai fait un pas vers elle. Elle m’a regardé avec des yeux pleins de larmes.

— Dis-moi que c’est une erreur. Dis-moi que c’est un malentendu.

— Je n’en sais rien. Mais je vais tout faire pour comprendre. Je te le promets.

Elle s’est laissée tomber sur le canapé. Les mains sur le visage. Je ne pouvais pas la consoler. Pas cette fois. Alors je suis parti. Je savais où aller.

Je suis sorti du domicile de Zouleykha sans dire un mot de plus. Sa douleur m’avait frappé de plein fouet. Elle avait le regard vide, comme si le sol s’était dérobé sous ses pieds. Et moi, j’avais l’impression de l’abandonner, mais je savais que je devais agir.

Je me suis rendu au cabinet de ma tante. Je ne savais pas si elle allait m’écouter, encore moins si elle allait accepter, mais je devais essayer.

Je l’ai trouvée seule, concentrée sur un dossier.

— Bonjour, ma tante. J’ai besoin de te parler, c’est urgent.

Elle a levé la tête, un peu surprise.

— Je t’écoute.

Je n’ai pas perdu de temps.

— Ce matin, à InnovBank, un de mes collègues a été arrêté. Ibrahima Diagne. Le PDG a déposé plainte pour détournement. Mais je t’assure, y’a quelque chose qui cloche dans cette histoire. On a voulu aller trop vite. J’ai analysé certains transferts, et ça me paraît trop propre, trop parfait. On dirait qu’on a préparé ça à l’avance.

Je marquai une pause. Elle me regardait fixement.

— Je suis informaticien, je vois quand quelque chose a été maquillé. J’ai copié tout ce que j’ai pu sur une clé. Et je suis presque sûr que quelqu’un essaie de lui faire porter le chapeau.

Elle fronça les sourcils, presque agacée.

— Pourquoi tu me racontes ça, Abdoulaye ?

— Parce que j’ai pensé que tu pourrais peut-être assurer sa défense. Il a besoin de quelqu’un de solide, de quelqu’un qui n’a pas peur d’aller chercher la vérité.

Un silence pesant s’installa. Elle se redressa lentement, referma son dossier, et me lança d’une voix tranchante :

— Non. C’est moi qu’on a engagée pour représenter la partie civile. Fodé Toure m’a confié ce dossier. Et je te le dis clairement : ne t’en mêle pas. Tu risquerais plus que tu ne crois.

Je suis resté figé. Elle ne me laissait aucune ouverture. Rien.

J’ai juste hoché la tête.

Je me suis levé, la gorge serrée. Je ne pouvais rien faire ici. Pas encore. Mais je ne lâcherais pas.

Pas tant que je n’aurai pas compris qui est vraiment derrière tout ça.

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