Episode 3 - Fractures d'Identité

Aïssata Yasmine
Je suis partie avant l’aube. Le taxi m’a cueillie à Keur Massar alors que la ville dormait encore, et tout le long du trajet jusqu’à Grand-Yoff, j’ai gardé ce dossier serré contre moi, comme s’il pouvait me répondre. Il y a des choses que je ne comprends pas. Des choses que je ressens, et qui ne collent pas aux apparences.
Comment un homme comme Souleymane peut-il affirmer, les yeux dans les yeux, qu’il n’a jamais épousé cette femme… alors qu’un acte de mariage, en bonne et due forme, porte sa signature ? Quelque chose m’échappe, et c’est ce vide entre les lignes que je suis venue explorer.
La mairie de Grand-Yoff, je ne la connaissais que de nom. En la voyant de près, j’ai eu l’impression d’entrer dans un vieux cahier usé : peinture qui s’écaille, ventilateurs fatigués suspendus au plafond, odeur d’humidité ancienne. Rien ici ne respire la transparence, et pourtant tout est là : les naissances, les décès, les mariages… Ce bâtiment contient nos vies entières, empilées dans des registres.
À l’accueil, une dame m’a demandé d’attendre. Même pas mon nom. Juste : « Asseyez-vous là. » J’ai attendu. Longtemps. Observé les mères avec leurs bébés, les hommes qui déposaient des papiers, les agents qui faisaient tout sauf travailler. Un théâtre de gestes mécaniques. Et moi, assise sur un banc bancal, à me demander ce que je cherche exactement.
Quand on m’a enfin appelée, j’ai été conduite dans un bureau au fond d’un couloir. L’homme qui m’a reçue avait le crâne presque chauve, une paire de lunettes épaisses posée de travers, et un air de quelqu’un qui a trop vu pour s’étonner encore. Il n’a même pas dit bonjour.
— Vous venez pour l’acte de mariage entre Monsieur Souleymane Ba et Mademoiselle Fatou Kiné Mbaye, je suppose.
Je me suis contentée d’un hochement de tête. Pas besoin d’en dire plus.
Il a ouvert un vieux registre, l’a feuilleté avec lenteur, et s’est arrêté à une page.
— Enregistré il y a quatre mois. Dossier complet. Deux pièces d’identité. Deux témoins. Signatures. Cachet de l’officier. Tout est conforme.
J’ai pris une grande inspiration.
— Est-ce que Monsieur Ba s’est présenté en personne ce jour-là ?
Il a fermé le registre, croisé les doigts devant lui.
— Le registre indique sa présence. Sa signature a été recueillie. Il était là, tout comme Mademoiselle Mbaye. Les témoins aussi. Rien n’a été signalé.
Je l’ai regardé droit dans les yeux.
— Mais vous… vous en souvenez-vous personnellement ?
Il a marqué un temps, regardant quelque part au-delà de mon épaule.
— Difficile à dire. On traite beaucoup de dossiers ici. Mais… je me souviens que ce jour-là, on a prolongé le service en fin d’après-midi pour un mariage civil un peu… particulier.
Je l’ai pressé du regard.
— Particulier ?
— Discret. Rapide. Pas comme les autres. Mais tout était en règle. On ne fait pas d’enquêtes sur les intentions des gens, Maître. On vérifie les documents, on enregistre. C’est tout.
Il s’est arrêté un instant. Puis, sur un ton presque fataliste, a ajouté :
— Les vérités administratives… elles ne racontent jamais toute l’histoire. Elles disent juste ce qui a été écrit.
Je suis sortie de là avec un goût amer dans la bouche. Trop de détails concordent, trop de papiers en ordre. Et pourtant, mon intuition me hurle que quelque chose a été mis en scène. Soigneusement.
Quelqu’un a fabriqué cette vérité.
Et ce n’est pas Souleymane qui détient le dernier mot.
Narrateur externe
La maison des Diop s’éveillait avec lenteur, comme un cocon encore habité par la chaleur de la nuit. Une lumière douce perçait à travers les rideaux beiges de la salle à manger, caressant la table en bois massif où les gestes du matin reprenaient leur cours, précis, familiers.
Rougui versait le café dans trois tasses émaillées, pendant que Saliou feuilletait le journal sans vraiment le lire. Son regard, distrait, s’arrêtait plus souvent sur la fenêtre que sur les titres. Le silence entre eux n’était pas pesant. C’était celui des couples de longue date, rôdé par l’habitude, adouci par le respect mutuel.
Des pas se firent entendre dans le couloir. Abdoulaye apparut, chemise claire, toujours aussi bien habillé.
— Bonjour Maman, bonjour Papa.
— Bonjour mon chéri, répondit Rougui en lui tendant sa tasse avec un sourire tendre.
— Bien dormi ? demanda Saliou en posant enfin son journal.
— Oui. Ça fait du bien de dormir à la maison.
Il s’installa près d’eux, attrapa le sucre. Rougui lui ajouta un peu de lait, comme elle le faisait toujours. Ces petits rituels qu’elle refusait d’abandonner, même maintenant qu’il était adulte.
— Tu veux du pain ? interrogea-t-elle.
— C’est bon, merci. Je ne vais pas tarder de toute façon.
Saliou plissa les yeux, le regardant avec une malice bienveillante.
— Un grand gaillard comme toi, cadre à InnovBank, toujours à se faire chouchouter par sa mère. Il est peut-être temps de songer à te marier, non ?
— Laisse-le tranquille, Saliou, murmura Rougui, faussement agacée. Il prendra son temps.
— Trente ans. Responsable informatique, Il attend quoi ? Un décret présidentiel ?
Abdoulaye sourit, posa doucement sa tasse.
— Je vais bientôt vous présenter votre future belle-fille.
Un court silence suivit cette phrase. Rougui se redressa légèrement. Saliou esquissa un sourire discret, comme s’il s’attendait à cette déclaration depuis un moment.
— En voilà une bonne nouvelle, souffla-t-il simplement.
Le reste du petit-déjeuner se déroula dans un calme joyeux. Puis Abdoulaye se leva, embrassa sa mère, serra la main de son père, et attrapa ses clés.
— Bon j’y vais à ce soir
Quand la porte se referma derrière lui, Rougui resta un instant figée, la main encore suspendue dans le vide. Elle s’apprêtait à débarrasser quand la voix de Saliou la retint.
— Rougui… n’est-il pas temps de lui dire la vérité ? Ce garçon n’est plus un enfant. Il va se marier, il mérite de tout savoir.
Elle se retourna lentement. Son visage s’était durci. Le regard, jusque-là doux, s’était assombri.
— Il n’y a rien à dire. Absolument rien.
— Tu sais que s’il l’apprend d’une autre bouche, il nous en voudra à mort.
Elle secoua la tête, refusant même d’envisager cette possibilité.
— Il ne l’apprendra pas. Et celle qui pourrait parler n’ouvrira jamais la bouche.
Elle quitta la pièce d’un pas rapide, presque fuyant. Saliou, lui, resta assis. Son regard s’était perdu dans les volutes du café refroidi, et dans cette question suspendue : combien de temps encore la vérité allait-elle rester enfouie ?
Le bureau de réunion était tamisé par les stores mi-clos. Sur la table, des dossiers ouverts, des stylos capuchonnés, des post-it griffonnés à la hâte. Il ne faisait pas encore chaud, mais l’air portait déjà la tension d’une journée lourde de décisions.
Aïssata, assise au bout de la table, feuilletait lentement un document. Elle lisait chaque ligne avec l’attention de celle qui cherche un indice là où tout semble trop parfait. Son stylo tournait distraitement entre ses doigts, en rythme avec une pensée qui ne voulait pas se formuler.
Face à elle, Saïda, toujours droite, toujours sobre, consultait ses notes en silence. Elle leva enfin les yeux vers Aïssata, et dit :
— Tu as l’air ailleurs.
— Je pense à l’audience de demain, répondit Aïssata sans lever les yeux. Quelque chose ne colle pas dans le dossier.
Zeynabou entra à ce moment-là, un cahier à la main. Elle referma doucement la porte et s’assit à la droite d’Aïssata.
— Tu parles du mariage contesté ? demanda-t-elle, déjà au courant.
— Oui. Je viens de sortir de la mairie. Tout semble parfaitement en règle : les signatures, les témoins, les papiers. Mais Souleymane nie fermement. Il dit qu’il n’a jamais signé ce document.
— C’est bien sa signature ? demanda Saïda, le ton neutre.
— À première vue, oui. Mais j’ai comparé avec plusieurs documents précédents… et je trouve des irrégularités. L’angle, la pression, le tracé. C’est subtil, mais assez pour me laisser un doute.
Zeynabou, attentive, tapota du doigt sur le carnet.
— Tu penses à une imitation ?
Aïssata acquiesça.
— Fatou Kiné était son assistante. Elle avait accès à ses documents, à ses habitudes. Elle aurait pu apprendre à reproduire sa signature. Elle dit qu’il lui a promis un mariage, qu’il a signé devant elle… mais rien ne prouve que la cérémonie a eu lieu.
Saïda croisa les bras, le regard plus tranchant.
— Tu es avocate, Aïssata. Pas enquêtrice. Ce que tu ressens n’a aucune valeur dans un prétoire. Ce qui compte, c’est ce que tu peux prouver.
— Je sais, répondit-elle avec calme. Mais je ne peux pas ignorer ce que je vois. Ce que je sens.
— Et tu crois qu’il est innocent ? demanda Zeynabou.
Un court silence. Puis Aïssata répondit, posément :
— Je crois qu’il y a une zone d’ombre. Peut-être pas une innocence pure, mais pas non plus une culpabilité évidente. Quelqu’un a voulu le piéger… ou bien couvrir autre chose.
Saïda referma son dossier avec un claquement net.
— Tu veux demander une expertise graphologique ?
— Oui. Je compte en faire la requête à l’audience. Et j’espère que le juge l’accordera.
Zeynabou eut un léger sourire.
— Tu fais bien. Ce genre de dossier est piégé. On touche à l’intime. À la réputation. Aux sentiments.
Saïda, plus sèche, reprit :
— Et c’est pour ça que tu dois rester professionnelle. Ne te perds pas dans les intentions. Reste accrochée aux faits.
Aïssata referma lentement son propre dossier. Son regard se posa un instant sur le mur, comme si elle cherchait à y lire une réponse.
— Il y a des moments où j’aimerais que ce métier soit plus simple, murmura-t-elle.
Zeynabou se leva, arrangea quelques papiers, et lui glissa, en souriant :
— Ce serait moins beau, s’il était plus simple.
Puis elle sortit. Aïssata resta un moment immobile, avant de se lever à son tour.
Saïda, seule désormais, regarda brièvement la porte. Son visage s’était durci. Mais dans ses yeux, un doute luisait aussi, imperceptible.