Episode 4 - L'audience

Mansour Hann (Journaliste )
Le bureau est en désordre. Et c’est exactement ce qu’il me faut pour écrire. Des papiers en vrac, des tasses vides, des livres entassés sans logique. Le chaos, au fond, me rassure. Il reflète l’état du monde que je décris. Un monde sans ordre, où les mots sont les seules armes qui restent.
J’étais en train de relire un passage, le stylo suspendu, concentré sur une phrase qui me résistait. Je traquais la nuance, cette infime vibration qui distingue une chronique mordante d’une tribune ratée.
Puis la porte s’est ouverte. Doucement, mais assez pour que je lève les yeux. Je l’ai reconnue tout de suite. Hadjara Touré.
Elle n’a pas changé. Toujours cette allure digne, ce sac accroché au coude comme un gilet de sauvetage, et ce regard, plein de certitudes et de regrets. Elle est entrée sans frapper. Comme si notre histoire lui en donnait encore le droit.
— Mansour, j’ai besoin de ton aide.
Je me suis adossé au dossier de ma chaise, sans cacher ma contrariété.
— Tu aurais pu prévenir. Tu sais que je déteste les surprises.
— Ce que j’ai à te dire ne pouvait pas attendre.
Je l’ai regardée longuement. J’ai vu la tension dans ses mains, la fatigue sur son visage maquillé à la hâte. Et puis j’ai dit :
— Alors parle.
Elle a respiré fort, comme si chaque mot allait lui coûter.
— J’ai porté plainte contre Souleymane. Pour bigamie. Il a épousé une autre femme dans mon dos.
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Pas de joie. D’ironie.
— C’est le destin des traîtresses, non ?
Elle a baissé les yeux, mais elle n’a pas fui. Pas cette fois.
— Tu sais très bien que je t’ai toujours aimé. Ce mariage était arrangé. Mon père m’a imposé ce choix. Je n’ai pas eu le courage de dire non.
— Tu veux dire que tu as choisi l’argent. Le confort. Le nom. Tu n’avais pas l’air forcée quand tu m’as annoncé que c’était fini.
Elle a encaissé, les yeux brillants, mais elle est restée droite.
— Je n’ai pas cherché à t’effacer. J’ai fait ce que je croyais juste. Aujourd’hui, je paie le prix de ce choix.
J’ai croisé les bras, dubitatif.
— Et maintenant tu veux que je te venge ?
— Je veux que tu écrives. Ce que tu sais faire. Que tu racontes cette histoire. Que tu dises la vérité. Je veux que le monde voie qui il est vraiment.
Je me suis levé. J’ai contourné mon bureau, me suis appuyé contre la fenêtre. Dakar en contrebas semblait indifférente à ses drames privés.
— Je le ferai. Pas pour toi. Pour ce que ça dit de nous, de cette société qui fait semblant d’être moderne tout en fonctionnant à coups de pactes muets et de trahisons cachées. Mais ne t’y trompe pas, Hadjara : je ne te dois plus rien.
Elle m’a regardé avec cette reconnaissance silencieuse qu’on réserve aux ennemis bienveillants.
— C’est tout ce que je te demande. Merci, Mansour.
Elle est sortie sans un mot de plus. Je l’ai suivie des yeux. Elle ne vacillait pas. Même maintenant. Même en ruine, elle savait garder sa posture.
Je me suis rassis. J’ai regardé mon écran. J’ai effacé la chronique politique. Et j’ai commencé une autre page.
Une page sur un homme dont le nom allait basculer dans une autre catégorie. Non plus celle des puissants. Mais celle des suspects.
Narrateur externe
La salle d’audience, sobre et fonctionnelle, était remplie bien avant l’heure. Les bancs craquaient sous les pas impatients, les dossiers étaient serrés contre les poitrines, et les regards se cherchaient plus qu’ils ne se croisaient. Au premier rang, Hadjara Touré, le visage fermé, serrait le bord de sa robe entre ses doigts.
Au fond de la pièce, installé à l’écart, Mansour Hann observait. Un carnet sur les genoux, le stylo déjà décapuchonné. Il ne venait pas voir une femme. Il venait assister à un affrontement. Il venait chercher une vérité.
Lorsque la juge fit son entrée, les voix s’éteignirent aussitôt. Elle consulta brièvement le dossier posé devant elle, releva les yeux, et annonça d’un ton neutre :
— Affaire numéro 00632/BIG. Madame Hadjara Touré contre Monsieur Souleymane Rachid Ba, pour faits présumés de bigamie.
Un mouvement léger secoua l’assistance. Les noms prononcés avec cette gravité judiciaire devenaient des événements en eux-mêmes.
— Maître Wade, à vous.
L’avocat se leva, tout en mesure, la diction précise.
— Madame la Juge, le dossier est simple dans sa gravité. Monsieur Ba est déjà marié à ma cliente depuis trois ans, sous un régime monogamique clair. Pourtant, un nouvel acte de mariage, daté du 14 juillet dernier, enregistré à la mairie de Grand-Yoff, le présente comme époux d’une autre femme. Deux pièces d’identité, deux témoins, un acte signé. Ce n’est pas une erreur administrative : c’est une trahison encadrée par la loi. Et punie par elle.
La juge acquiesça d’un hochement lent, presque imperceptible.
— Maître Diallo ?
Aïssata se leva à son tour. Droite, le regard clair, elle ne feignait pas l’assurance : elle s’y accrochait. Sa voix, calme mais ferme, s’éleva sans trembler.
— Madame la Juge, nous contestons l’authenticité de cet acte. La signature qui y figure présente des anomalies nettes. Mon client nie formellement tout engagement de ce type. Aucun élément matériel ne confirme une cérémonie civile, religieuse ou coutumière. Il s’agit d’une fabrication. Un faux, savamment construit.
— Vous suggérez qu’un faux a été produit avec deux témoins, deux identités, et l’accord d’un agent de l’état civil ? interrogea la juge.
— Je le suggère, oui. La personne qui se prétend son épouse était son assistante. Elle avait accès à sa vie administrative. Elle connaissait ses usages, ses habitudes, sa signature. Nous sollicitons une expertise graphologique.
Maître Wade laissa échapper un rictus, s’apprêtait à répondre — mais un bruit interrompit la scène.
Des talons résonnèrent sur le parquet. Une silhouette s’encadra dans l’embrasure de la porte.
— Madame la Juge, dit la voix grave, je demande à être entendue.
Tous les regards convergèrent vers elle. Fatou Kiné Mbaye.
— Votre identité ? demanda la juge.
— Fatou Kiné Mbaye. Secrétaire juridique de Monsieur Ba. Et sa seconde épouse. Je souhaite me constituer partie civile.
Un frisson parcourut l’assemblée. Souleymane Rachid Ba, jusque-là impassible, eut un sursaut brutal.
— Il m’a trahie, continua Fatou. Moralement. Juridiquement. Il m’a fait croire que notre union, bien que discrète, était légitime.
— Avez-vous des preuves ? demanda la juge.
— Il a signé. Il m’a promis que le reste viendrait. J’ai quitté mon poste. J’ai tout donné. Il m’a laissée seule, avec des mots vides.
Souleymane bondit.
— C’est faux ! Tu sais très bien qu’il n’y a jamais eu de mariage entre nous !
— Asseyez-vous, Monsieur Ba, trancha la juge. Dernier avertissement.
Aïssata détourna brièvement les yeux. Elle voulait croire son client. Mais quelque chose, une hésitation infime, venait d’ébranler sa certitude.
La juge conclut :
— Le tribunal ordonne :
- L’ajout de Mademoiselle Mbaye comme partie civile,
- Une expertise graphologique de l’acte de Grand-Yoff,
- La convocation de l’agent de l’état civil.
— Audience suspendue.
Le marteau frappa.
Des soupirs. Des murmures. Des regards. Fatou Kiné sortit la première, droite, presque fière. Hadjara, assise, fixait un point invisible. Souleymane, décomposé, n’avait pas bougé.
Au fond, Mansour Hann ferma son carnet. Les lignes étaient prêtes. L’article déjà écrit dans son esprit.
Le scandale venait de naître. Et cette fois, il avait des témoins.
Narrateur externe
la chronique de Mansour Hann
SOULEYMANE R. BA : UN PDG Intouchable ou Imposteur ?
Par Mansour Hann
Il y a des affaires qu’on couvre par devoir, et d’autres qu’on raconte parce qu’elles disent tout — sur un homme, sur une époque, sur nos institutions. Celle qui oppose Hadjara Touré à Souleymane Rachid Ba appartient à la seconde catégorie.
La bigamie n’est pas une nouveauté dans nos tribunaux. Mais ce dossier-ci dépasse les simples conflits conjugaux. Il met en jeu l’image d’un homme que l’on disait modèle : patron éclairé, citoyen responsable, mari fidèle. Il interroge aussi, en filigrane, la porosité entre les sphères privées et les privilèges publics.
Souleymane Rachid Ba nie. Il nie avoir contracté un second mariage. Il nie avoir été présent à la mairie de Grand-Yoff le jour de l’enregistrement. Il nie la véracité de l’acte. Mais l’acte existe. Il porte son nom, sa signature. Deux témoins y figurent. L’administration l’a validé. Alors, question simple : qui ment ?
La vérité, dans cette affaire, n’est pas qu’un fait juridique. C’est une bataille de crédibilité. Une lutte entre une épouse blessée, une assistante amoureuse, et un homme qui vacille entre deux versions de lui-même.
Hadjara Touré n’est pas une victime naïve. C’est une femme déterminée, revenue de ses illusions. Fatou Kiné Mbaye, elle, n’est pas une intrigante de pacotille : c’est une ex-salariée prête à perdre son emploi pour un engagement qu’elle croyait légitime. Et au centre, un PDG, ébranlé, peut-être sincère, peut-être piégé.
Ce qui dérange ici, c’est la précision du faux — si faux il y a. La minutie du montage. La rigueur apparente du document. Rien n’est bâclé. Tout est en ordre. C’est ce qui rend l’affaire redoutable.
Car un faux crédible est plus dangereux qu’un vrai douteux.
Dans un pays où l’on fabrique des mariages pour sauver des réputations, ou pour les détruire, l’affaire Ba est une alerte. Elle rappelle que la confiance n’est pas un détail administratif. Et que dans les histoires d’amour contractées sous régime monogamique, l’oubli volontaire est souvent l’antichambre de la chute.
Je n’ai aucun goût pour les procès d’intention. Mais j’ai une mémoire. Et dans ma mémoire, les puissants qui s’indignent trop fort sont souvent ceux qui n’ont pas vu venir la lame qu’ils ont eux-mêmes affûtée.
Ce n’est pas à moi de dire si Souleymane Rachid Ba est coupable.
Mais si la signature est authentique, alors il y a eu mensonge. Et si elle est falsifiée, alors il y a eu manipulation.
Dans les deux cas, ce n’est pas un mariage, mais un système qu’il faut interroger.
—
M.H.