Silence du Barreau E8

Episode 8 - Faux semblants

Narrateur externe

Dans le salon décoré avec sobriété de la villa de Souleymane, Abdoul Hachim Ba est assis sur son fauteuil préféré, un journal grand ouvert entre les mains. Ses lunettes glissaient légèrement sur son nez, mais il ne les redressait pas. Il lisait sans vraiment lire. Depuis plusieurs minutes, ses pensées divaguaient.

La porte du salon s’ouvrit doucement.

— Papa, bonjour.

Woly entra, tirée à quatre épingles comme toujours. Derrière elle, Rama Ba, sa tante, suivait avec un grand plateau recouvert d’un torchon.

— Tiens, Woly. Apporte ça à Souleymane à son bureau. Je lui ai préparé son plat préféré, dit Rama en lui tendant le plateau.

Woly hocha la tête, un sourire doux aux lèvres.

— Merci tata. Il sera content.

Mais avant qu’elle ne parte, Hachim posa son journal sur ses genoux, l’observa un instant, puis lança d’une voix calme mais lourde de sens :

— Pourquoi Souleymane ne t’a jamais regardée ? C’est toi qui aurais dû être sa femme.

Woly baissa les yeux.

— Je ne sais pas… Il m’a toujours vue comme une petite sœur.

— Justement, c’est le problème. Rama s’était rapprochée. Sa voix était tranchante, pleine d’amertume.

— Tu as toujours été trop effacée. Si tu avais été plus maligne, plus rapide, on aurait jamais eu besoin de Hadjara, elle a profité de l’argent de Souleymane avant de suivre le plan.

Woly tenta de se défendre.

— J’ai tout fait, tata. Vous le savez. Mais je ne peux pas forcer quelqu’un à m’aimer.

— L’amour n’a rien à voir là-dedans. Hachim s’était redressé.

— C’est une question de stratégie. Et cette stratégie, c’est à nous de l’écrire. Tu dois revenir dans sa vie, maintenant que son mariage s’effondre. Et cette fois, tu ne dois pas échouer.

Woly prit le plateau et sortit sans un mot de plus. Elle savait que refuser ne servirait à rien. Tout comme elle savait qu’elle n’avait jamais vraiment eu le choix.

Quand la porte se referma derrière elle, Rama s’approcha d’Hachim, les bras croisés.

— Si le plan de cette Hadjara échoue, on passe à l’étape suivante. Et Souleymane devra épouser Woly, qu’il le veuille ou non.

— Il faut qu’on garde la main, Rama. Ce garçon ne doit pas nous échapper.

— Tout ça, c’est la faute de Soda Marieme. La voix de Rama vibrait de rancune.

— À cause d’elle, on se retrouve à faire les chiens de garde d’un môme qui ne connaît même pas ses origines.

Hachim se leva lentement, sa main froissant les pages du journal qu’il tenait toujours.

— Je n’oublierai jamais ce jour… dit-il dans un souffle.

— Le jour où cette notaire est entrée dans la maison pour lire le testament. C’était censé être notre victoire. Et c’est devenu notre humiliation.

Il fixa un point invisible devant lui, les mâchoires serrées. Rama ne dit rien. Elle savait que ce jour-là, leur sort avait basculé. Et que désormais, leur revanche ne pouvait passer que par un nom : Souleymane R. Ba.

 2 ans plus tôt

Maison familiale – Quelques jours après l’enterrement

Le salon était plongé dans une ambiance lourde. Rideaux tirés, meubles couverts de tissus sobres, quelques bouteilles d’eau à peine entamées sur la table basse. Tous étaient en tenue de deuil. Souleymane, restait droit dans son fauteuil, les mains posées sur les genoux. Abdoul Hachim Ba, son oncle, était installé non loin, raide, les yeux fixés sur le tapis. Sa tante Ramatoulaye Ba croisait les bras, le visage dur.

Quand la porte s’ouvrit, tout le monde leva la tête.

Maître Aïda Diouf entra, élégante, calme, un dossier sous le bras. Son regard fit rapidement le tour de la pièce. Elle salua poliment :

— Bonjour à tous.

Personne ne répondit. Elle s’assit, posa le dossier sur ses genoux et l’ouvrit.

— Nous allons procéder à la lecture du testament de feu Madame Soda Marieme Ba, décédée le 17 mai dernier.

Elle marqua une brève pause, puis commença à lire :

— « Moi, Soda Marieme Ba, jouissant de toutes mes facultés mentales, déclare ce qui suit : Je lègue 100% des parts de mon entreprise immobilière, BA IMMO, à mon fils unique, Souleymane Rachid Ba. »

Souleymane resta impassible. Il ne bougea pas. Hachim, lui, crispa les mâchoires. Un léger tressaillement fit vibrer ses narines, mais il se força à rester calme. Ramatoulaye serra les bras un peu plus fort contre elle, le regard noir.

Maître Diouf poursuivit, imperturbable :

— « Je lui lègue également la mission familiale de Fann Résidence, ainsi qu’une maison aux Maristes et une à Saly. Il versera une pension équivalente à 5% des recettes nettes de l’entreprise à mon frère Abdoul Hachim Ba et à ma sœur Ramatoulaye Ba, tant qu’il entretiendra de bonnes relations avec eux. »

Un silence glacial s’installa. Hachim pinça les lèvres, le visage figé. Il tentait de masquer sa colère, mais ses doigts tapotaient nerveusement l’accoudoir du fauteuil.

— « Enfin, je désigne mon fils, Souleymane Rachid Ba, comme seul décisionnaire et Président Directeur Général de l’entreprise BA IMMO. »

La lecture terminée, Maître Diouf referma lentement le dossier, se leva sans un mot supplémentaire, salua brièvement d’un signe de tête et quitta la pièce. Souleymane la suivit aussitôt, sans même adresser un regard à ses oncle et tante.

La porte claqua doucement.

Quelques secondes passèrent. Puis, Ramatoulaye explosa :

— Je te l’avais dit, Hachim ! Cette femme nous a toujours détestés. Elle ne méritait même pas nos prières. Qu’elle brûle en enfer !

Hachim se leva sans répondre. Il savait que ce jour-là, toute tentative de prise de pouvoir leur avait glissé entre les doigts. Et que désormais, ils devraient s’incliner… ou frapper autrement.

 présent

— J’ai toujours porté le masque de l’oncle attentionné. J’ai joué le rôle, j’ai souri, j’ai même supporté ses caprices. Mais je guettais une faille. Et ce garçon… il est tenace. Intelligent. Trop intelligent.

Ramatoulaye Ba, assise en face de lui, secoua lentement la tête.

— Je croyais que l’amour allait l’aveugler. Qu’il ferait une erreur. Je me suis dit qu’il allait signer un régime de communauté avec cette Hadjara. Mais non. Il a gardé la tête froide. Même amoureux, il a protégé ses intérêts.

Hachim laissa échapper un rire bref, sans joie.

— Il faut qu’il épouse Woly. C’est notre seule chance de garder un pied dans sa vie. Une fois qu’elle aura des enfants avec lui, ce sera fini. Il sera coincé, et nous, assurés d’une vie confortable.

Ramatoulaye croisa les bras, le regard dur.

— Si Woly n’y arrive pas seule, je m’en occuperai. Je ferai appel à un marabout s’il le faut. Il doit céder.

Le silence retomba un instant. Puis Hachim, les mâchoires contractées, cracha avec un mépris glacé :

— Maudit soit le jour où ce bâtard est entré dans nos vies.

Souleymane Ba

Je terminais à peine un mail important quand la porte de mon bureau s’ouvrit. Woly entra avec un grand sourire et un plat couvert dans les mains. Je levai les yeux, surpris, mais pas mécontent de la voir.

— Bonjour mon cousin adoré ! lança-t-elle, radieuse.

Je répondis en souriant.

— Bonjour cousine. Que me vaut l’honneur de ta visite ?

— Je suis venue t’apporter ton repas, de la part de tante Rama.

Je posai mon stylo et tendis la main pour prendre le plat.

— Merci, c’est vraiment gentil.

Elle ne bougea pas tout de suite. Je la vis hésiter, tripoter le bord de son boubou. Puis elle inspira légèrement.

— Souleymane… je veux te parler.

Je fronçai les sourcils.

— Ah oui ? Tu as un souci ?

Elle leva les yeux vers moi, le regard moins assuré.

— Pourquoi tu ne m’épouses pas ?

J’éclatai de rire, franchement, sans réfléchir. Je crus d’abord à une blague.

— Allez, arrête tes bêtises. Tu es ma cousine, Woly. On a grandi ensemble. Tu es comme ma petite sœur. Et puis, tu as oublié ? Je suis déjà accusé de bigamie !

Elle tenta de répondre, mais je la coupai doucement.

— Écoute. Je t’aime bien, tu le sais. Mais ce n’est pas ce genre d’amour. Ne te fais pas de mal pour rien.

Elle baissa les yeux, visiblement embarrassée.

— Bon… j’y vais alors. Bon appétit.

Je n’eus pas le temps de dire autre chose. Elle tourna les talons et quitta le bureau. Je soufflai, un peu mal à l’aise.

Mon téléphone vibra. L’écran affichait “Maître Aïssata Diallo”. Je décrochai aussitôt.

— Bonjour Maître.

— Bonjour Monsieur Ba. Je voudrais avoir l’adresse de Fatou Kiné.

— C’est noté sur son dossier : Pikine Icotaf, rue 20.

— Très bien. Je vais y aller pour discuter avec elle.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai proposé sans réfléchir :

— Vous voudriez que je vous y conduise ?

— Pas la peine, je peux me débrouiller.

J’ai insisté, presque timidement.

— Je peux rester dans la voiture. Vous le faites pour moi, non ?

Un silence. Puis sa voix, posée, mais un peu sèche :

— Non. Je le fais pour mon travail. D’accord. Ce soir à 18h alors.

Elle raccrocha. Je restai un moment le téléphone à la main. Cette femme me rendait fou. Elle me tenait à distance, mais chaque fois que je l’écoutais parler, je me rapprochais un peu plus d’elle… sans qu’elle ne s’en rende compte.

Je souris. 18h, ce soir. J’y serai.

Aïssata Diallo

Quand j’ai vu Souleymane arriver, appuyé contre sa voiture, en jean et polo Lacoste, j’ai eu un léger moment d’hésitation. Il était décontracté, mais soigné. Un style simple, sans effort, qui lui allait bien. Moi, j’avais opté pour un bas large fluide et une chemise blanche rentrée à la taille. Rien d’extraordinaire, mais je savais que ça faisait son petit effet.

Il m’a regardée comme si j’étais une merveille. Je l’ai salué brièvement en entrant dans la voiture. Pas de mots inutiles. Il a démarré.

Le trajet jusqu’à Pikine s’est fait dans un silence presque pesant. Il jetait des coups d’œil vers moi, discrets, mais trop fréquents pour que je les ignore. Moi, je fixais la route, concentrée, comme si je répétais mentalement les questions que j’allais poser à Fatou Kiné.

Arrivés à destination, nous avons demandé la maison. Une voisine nous l’a indiquée. On s’est arrêtés un peu plus loin, juste devant. J’allais ouvrir la portière quand Souleymane a dit doucement :

— C’est elle ?

Je l’ai suivie du regard. Hadjara venait de sortir de la maison. Derrière elle, une autre femme l’avait rejointe. Je reconnus Fatou Kiné. Elles ont échangé quelques mots, sont montées dans la voiture de Hadjara, puis ont pris la route.

Souleymane m’a regardée. J’ai hoché la tête. Sans parler, il a démarré.

Nous les avons suivies discrètement à travers les rues de Pikine, jusqu’à la clinique Santé Plus. J’ai froncé les sourcils. Ce n’était pas un dispensaire de quartier, c’était la clinique la plus chère de Dakar.

Elles sont sorties du véhicule et ont traversé l’entrée principale. J’ai dit à Souleymane de rester dans la voiture. J’avais besoin de comprendre.

J’ai traversé le hall d’un pas calme, professionnel. J’ai vu Hadjara et Fatou monter par l’ascenseur. Je les ai suivies discrètement jusqu’au couloir du deuxième étage. Elles se sont arrêtées devant une chambre, y sont entrées, puis en sont ressorties quelques minutes plus tard. Je me suis dissimulée derrière le coin du mur.

Dès qu’elles sont parties, j’ai frappé à la porte. Une jeune femme m’a ouvert. Elle avait le même visage que Fatou Kiné, les mêmes yeux.

— Bonsoir, je fais partie du corps médical. Comment va le malade ? ai-je demandé, un sourire rassurant aux lèvres.

— Elle va bien, elle se remet doucement de son opération, m’a répondu la jeune femme.

— Ah, c’est votre mère ?

— Oui. Elle a subi une greffe de rein. Elle se rétablit lentement

— Une greffe n’est jamais une mince affaire mais heureusement, elle a pu le faire. Des milliers de gens meurent car ils n’ont pas pu avoir cette greffe, ça coûte excessivement cher.

— Oui, alhamdoulilah. Une femme formidable nous a beaucoup aidées. Hadjara. C’est la femme du patron de ma sœur. C’est elle et son mari qui ont tout payé.

— C’est vrai ? dis-je en feignant la surprise.

— Oui, ils sont trop bienveillants. Qu’Allah les récompense.

J’ai murmuré quelques mots de compassion, puis j’ai pris congé. Mon cœur battait à tout rompre, pas à cause du geste… mais à cause de la manœuvre.

En descendant les escaliers, je me demandais ce que j’allais dire. Comment j’allais dire ça. Et surtout, pourquoi Hadjara mentait-elle autant ?

Je suis montée dans la voiture.

Souleymane m’a accueillie avec une voix douce, un peu inquiète :

— Tu as mis du temps. Je les ai vues sortir.

Je me suis retournée vers lui, le regard franc.

— Apparemment… tu as payé l’opération de la mère de ta deuxième épouse.

— Quoi ?

Il avait blêmi.

— Sa mère s’est faite opérer ?

— Oui. Une greffe de rein. Sa sœur me l’a confirmé. Et selon elle, c’est toi qui as donné les dix millions.

Il m’a regardée sans rien dire. Je n’avais pas besoin d’en rajouter. Je savais qu’il n’était au courant de rien. Et maintenant, moi, je savais que Hadjara était allée trop loin.

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