silence du barreau E9

Episode 9- Le hasard n'existe pas

Khadija Sagna  et son petit ami de l’université Abdallah Ly étaient tendrement enlacés dans le salon.

— Si ma mère apprend que je suis ici au lieu d’être à l’université, elle va me tuer, murmura Khadija

— Nos parents sont compliqués, répondit Abdallah. En plus, si elles découvrent qu’on est ensemble, est-ce qu’elles vont accepter ? Vu qu’elles passent leur temps à se démonter au tribunal…

— En tout cas, ça va être compliqué. À moins que nos pères arrivent à les convaincre…

— J’espère qu’ils vont accepter.

Des bruits de clés les interrompirent. Ils se redressèrent précipitamment pour se replacer.

La porte s’ouvrit sur Sadou LY, père de Abdallah, il est aussi professeur de droit à l’université Cheikh Anta Diop.

— Bonjour les enfants, dit Sadou Ly en entrant

— Bonjour Mr LY, répondit Khadija en se levant. J’étais venue étudier avec Abdallah, mais j’ai fini. Je rentre.

Elle quitta rapidement la maison. Abdallah raccompagna son père vers le salon, où sa mère venait d’entrer.

— C’est qui cette jeune fille, Abdallah ? demanda Assietou Ly.

— Mon amie. Celle dont je te parlais

— Je te demande d’étudier et tu te permets de ramener tes amis ici

— Maman c’est du sérieux entre elle et moi

Sadou intervint doucement :

— En tout cas, c’est une bonne et brillante fille. Ne faites pas de bêtises.

_ Il faut penser à terminer ta thèse avant de te lancer dans une relation continua Assiétou

_ D’accord maman, entendu dit Abdallah en rejoignant sa chambre.

Assiétou et Sadou restèrent dans le salon

_ Il ne faut pas accepter qu’il ramène des filles ici dit fermement Assiétou

_ Il est jeune Assy, laisse-le respirer. Il est assez responsable.

_En tout cas, j’espère qu’il ne commettra pas les mêmes erreurs que son père dit-elle en levant laissant Sadou perplexe, repassant à son passé. Il ne cesse de penser à cette femme qu’il a tant aimée. Ils étaient jeunes et insouciants à l’époque, ils avaient prévu de se marier après leurs études, jusqu’à ce jour où sa mère mourante l’a imposé d’épouser Assiétou Gaye, sa protégée. Depuis ce jour, il n’a plus eu aucune nouvelle de cette magnifique jeune fille. Quand il regarde son fils et Khadija, il revit cet amour perdu. Il se promet de les accompagner jusqu’à la réalisation de leur rêve.

Saida Diop

Je suis rentrée tard ce soir. Le cabinet était bondé, comme toujours en début de semaine. Je n’ai pas pris le temps de me poser, j’ai à peine retirer mes escarpins que je me suis dirigée vers la cuisine. J’ai préparé un plat rapide, sans vraiment y prêter attention. Juste pour dire que j’ai mangé. Puis je me suis assise dans le salon, seule, comme tous les soirs.

C’est dans ces moment-là que les souvenirs me prennent à la gorge.

Je devais avoir dix-neuf ans. J’étais en première année de droit, passionnée, appliquée, concentrée sur mes rêves. Ce soir-là, ma camarade de chambre avait insisté pour que je l’accompagne à une fête organisée par des étudiants. “Juste pour décompresser”, disait-elle. J’ai fini par céder, à contrecœur. Je me souviens encore des rires, de la musique, de l’ambiance détendue. J’étais restée en retrait, mal à l’aise, étrangère à cette légèreté.

Puis il y avait ce garçon, Ibrahima. Il ne cessait de me fixer. Il ne m’avait presque pas adressé la parole de toute la soirée, mais je sentais son regard sur moi, lourd, insistant.

Tout devient flou après ça.

Je me revois me réveiller dans une chambre inconnue. La lumière du jour filtrait à travers les rideaux. Mon corps me faisait mal. Mes vêtements étaient en désordre, éparpillés au sol. Et lui, Ibrahima, était là, allongé à côté de moi. Paisible. Comme si de rien n’était.

J’ai compris.

Aucune parole ne peut décrire ce que j’ai ressenti. La terreur, l’incompréhension, la honte. Un cri est monté en moi, mais il n’est jamais sorti. Je l’ai gardé à l’intérieur, comme tout le reste. J’ai rassemblé mes affaires et je suis partie. J’ai effacé cette nuit de toutes mes conversations, de toutes mes pensées. Mais pas de ma mémoire.

Je vis avec cette douleur depuis. Elle me ronge, chaque soir, dans ce salon, entre quatre murs qui connaissent mes silences. Je suis devenue l’avocate, la femme froide, inébranlable. Celle qu’on respecte et qu’on redoute. Mais au fond, je suis restée cette fille brisée qui n’a jamais eu justice.

J’avais fini de manger sans grand appétit. Comme chaque soir, je m’étais enfermée dans ma solitude. J’avais tenté de lire, de me distraire, mais rien n’y faisait. Le passé revenait toujours, comme une vague qu’on ne peut repousser.

Ce soir-là encore, je m’étais laissée submerger.

J’avais fini par m’assoupir sur le canapé, le dossier d’un client encore ouvert sur mes genoux. Quand je me réveillai, il faisait déjà jour. J’avais une réunion tôt le matin, et une série de consultations prévues toute la journée.

Je pris une douche froide. Je me maquillage légèrement, juste ce qu’il faut pour masquer les cernes. Et comme à chaque fois que je traverse ces souvenirs, je remis mon armure.

J’arrive au cabinet et mon premier rendez-vous de la journée était déjà là.

— Maître, le PDG d’InnovBank est là, m’informe doucement mon assistante.

Je me lève, remets ma veste, rectifie un pli imaginaire sur ma manche.

— Faites-le entrer.

La porte s’ouvre sur un homme sûr de lui. Costume sur mesure, alliance discrète, regard autoritaire. Il s’installe sans attendre qu’on le lui propose.

— Bonjour Maître Diop. Fodé Toure, PDG d’InnovBank. Merci de me recevoir.

— Je vous écoute, Monsieur Toure.

Il sort une chemise rigide de son porte-document. Il la pose entre nous comme une pièce à conviction.

— J’ai besoin de vos services. Je veux porter plainte contre un de mes employés. Un homme en qui j’avais une confiance totale. Il a détourné une somme importante.

— Son nom ? demandai-je calmement, prête à noter.

— Ibrahima Diagne. Chef du Département Trésorerie depuis 8 ans.

Je griffonnai le nom, sans ciller. Diagne. Ibrahima. Un nom banal. Un homme parmi tant d’autres.

— Avez-vous des preuves concrètes à l’appui de cette accusation ?

— Absolument. Transferts suspects, comptes liés à des sociétés écrans. J’ai déjà alerté la police, je veux que vous pilotiez cette affaire. Je veux qu’il paie pour ça.

Il me détailla les montants, les mouvements de fonds, les dates. Je restai concentrée, professionnelle. Jusqu’à la fin.

— Tenez, tout est là. Comptes, relevés, documents internes, et même une copie de sa pièce d’identité. Si vous acceptez de prendre l’affaire, vous aurez toute la latitude pour lancer la procédure.

Je pris le dossier. Il se leva.

— Je vous fais confiance, Maître. Je ne veux pas d’un simple licenciement. Je veux une condamnation.

— Très bien. Je reviendrai vers vous rapidement.

Je le raccompagnai avec courtoisie, refermai la porte. Puis je retournai m’asseoir, le dossier encore fermé devant moi.

Je soufflai longuement. Pourquoi ce nom résonnait-il encore, malgré moi ?

Je soulevai la couverture. Quelques pages plus loin, agrafée dans le coin supérieur droit, une photo d’identité. Je restai figée.

Ce visage.

Il avait vieilli, c’est vrai. Mais c’était bien lui.

Je me levai brusquement. Je fis quelques pas dans la pièce. Mon cœur battait trop fort. Le monde semblait s’être arrêté.

Ibrahima Diagne. L’homme que je n’avais jamais revu depuis cette nuit-là

Je suis restée seule dans mon bureau, le dossier encore ouvert devant moi. La photo me fixait. C’était lui.

Le même regard.

Le même homme.

Je ne sais pas comment il a pu réapparaître dans ma vie après toutes ces années. Pas par hasard, sûrement. Le hasard ne frappe pas deux fois au même endroit.

Je referme le dossier, doucement. Je sens ma gorge se serrer. Mais je ne pleurerai pas. Ce temps-là est fini.

Il ne sait pas ce que je suis devenue

Mais moi, je sais ce qu’il m’a fait.

Et je ne l’ai jamais oublié.

Cette fois, je n’ai pas dix-huit ans.

Cette fois, je n’ai pas peur.

Cette fois, je vais me battre.

Et il paiera.

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